Histoire > L’insurrection de Cronstadt, moment charnière de la Révolution russe (3e partie)
Histoire
par René Berthier le 15 mars 2021

L’insurrection de Cronstadt, moment charnière de la Révolution russe (3e partie)

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Première partie deuxième partie

Zinoviev et le parti à Petrograd

Qui était ce Zinoviev dont la gestion catastrophique de la crise a largement contribué à la tragédie de Cronstadt ?
Lénine se plaignait qu’il copiait ses défauts, qu’il était courageux quand le danger était passé. Sverdlov disait qu’il était la panique personnifiée [note] . On ne trouve personne pour parler de lui autrement que de façon hostile. Il frappe tout le monde par sa vanité, son incompétence, son insolence et sa couardise. On était toujours sûr de faire rire son auditoire en citant une phrase de Zinoviev réclamant la démocratie.
En manœuvrant le prolétariat par sa démagogie et en se créant une clientèle, Zinoviev se construisit un fief à Leningrad d’où il se croyait inexpugnable. Lorsque Staline finira par le détrôner, l’absence de réaction des travailleurs ne s’expliquera que par leur satisfaction de voir le tyranneau déchu. Zinoviev était le plus proche collaborateur de Lénine. On se demande bien à quoi celui-ci devait l’occuper.

En tant que dirigeant du parti de Petrograd, Zinoviev tenta d’obtenir le contrôle de la flotte de la Baltique, soumise à l’autorité centrale d’une administration (le Poubalt) dominée par Trotski. Le comité de Petrograd recommanda même aux groupements du parti de ne plus obéir à l’autorité de cette administration. Zinoviev exploitait le ressentiment des marins communistes à l’égard de l’administration centrale qui ne laissait aucune initiative aux cellules locales.
Le 15 février 1921 – deux semaines avant l’insurrection – une réunion tumultueuse des communistes de la Flotte dénonce le Poubalt et appuie la revendication du comité de Petrograd. Certains délégués avaient exigé en outre la suppression de tous les départements politiques dans la marine, revendication qui ressemblait étrangement à l’une de celles des marins de Cronstadt, qui se soulèveront quinze jours plus tard, non pas contre le Poubalt mais contre le parti communiste tout entier. En fait, Zinoviev avait tenté d’organiser une « Fronde » des marins de la Baltique dirigée contre le pouvoir central.

L’organisation du Xe congrès était échue au comité du parti de Petrograd, c’est-à-dire à Zinoviev, qui mit en œuvre des mesures administratives pour assurer la défaite de l’opposition, à tel point que le comité de Moscou du parti vota une motion qui accusait publiquement l’organisation de Petrograd de « ne pas avoir respecté les règles d’une discussion correcte » et demanda au Comité central qu’il « garantisse une répartition équitable du matériel et des orateurs (...) afin que tous les points de vues puissent être représentés » [note] .
Les thèses de Lénine sont publiés le 14 janvier dans un document connu sous le nom de « Plateforme des dix » que Zinoviev, Tomski et Staline entre autres, ont signée. Deux jours plus tard la Pravda publie la plateforme de Boukharine, que Lénine qualifie de « monument de décomposition idéologique ». Nous devons, dit Lénine, lutter « contre les éléments malsains de l’opposition qui en sont arrivés à renier toute “militarisation de l’économie”, à renier non seulement la “méthode des désignations” qui a été pratiquée de préférence jusqu’à présent, mais encore toute “désignation”, c’est-à-dire à renier en fin de compte le rôle dirigeant du parti à l’égard des masses sans parti. Il faut lutter contre la déviation syndicaliste qui causera la perte du parti si l’on ne s’en guérit pas une fois pour toutes » [note] .
Ces « thèses » de Lénine sont intéressantes parce qu’elles montrent qu’être en désaccord avec lui n’est pas un simple problème de divergence politique, cela relève de la maladie mentale : Boukharine (pourtant qualifié par Lénine de « meilleur intellectuel du parti »!) sombre dans la « décomposition idéologique », il devient un « élément malsain ». On voit également que Lénine a parfaitement compris que contester la « désignation » des mandats au profit de l’élection remet en cause le rôle dirigeant du parti. Enfin, on voit qu’entre le parti qui dirige et les masses sans parti qui obéissent, il n’y a rien : toutes les autres formations politiques susceptibles d’avoir des points de vue différents n’existent tout simplement pas. On comprend alors à quel point les revendications des marins de Cronstadt concernant des élections libres aux soviets sont une revendication sans espoir.
Or l’insurrection de Cronstadt survient à un moment ou une masse importante de militants commence à s’opposer aux orientations du parti ; une frange non négligeable de militants locaux du parti s’opposent à la centralisation et à l’autoritarisme de l’État ; enfin, se font jour à la fois des conflits de personnalités, une lutte entre différentes factions du parti pour le pouvoir et le renforcement de l’autorité centrale du parti contre toute activité locale.

Après la mort de Lénine il y eut une période transitoire faite de sourdes luttes souterraines dans le parti en attendant que se dégage un clan dominant. La direction du parti fut donc un temps collégiale, constituée d’un triumvirat composé de Staline, de Zinoviev et de Kamenev, un personnage notoirement sans envergure.
Zinoviev et Kamenev tentèrent par tous les moyens de réduire le pouvoir de Staline, sans succès, celui-ci ayant à chaque fois déjoué les plans de ses collègues. La première allusion au fait que Zinoviev et Kamenev se trouvaient dans une situation défavorable dans le rapport des forces fut faite dans un discours que prononça Staline en juin 1924 ; les deux hommes furent accusés d’avoir commis des erreurs théoriques. Commettre une erreur théorique, dans le parti bolchevik, était un crime majeur.
Zinoviev et Kamenev contre-attaquèrent en s’appuyant sur la puissante organisation du parti de Leningrad (Petrograd), contrôlée par le premier, et relativement indépendante du reste du parti. À Leningrad, le prolétariat était nombreux et concentré, et il souffrait du déséquilibre causé par la NEP qui provoquait l’enrichissement des koulaks. Les ouvriers de Leningrad étaient par conséquent opposés à la politique de la direction du parti qui favorisait les paysans. Qu’à cela ne tienne : Zinoviev et Kamenev, qui avaient jusqu’à présent soutenu cette même politique de « droite », adoptent, pour défendre leur position menacée à la tête de l’État, une politique de « gauche ». Le soutien des ouvriers vaut bien un revirement.
Zinoviev attaqua même sur le terrain théorique : il publia deux livres dans lesquels il proposait sa propre vraie interprétation du léninisme. Après Staline et Trotski, il était difficile d’innover en la matière, mais il soutint – non sans quelque fondement – que la NEP n’était pas pour Lénine un pas en avant mais une retraite stratégique. La constitution d’une classe de paysans riches n’était pas du léninisme orthodoxe ; en conséquence il fallait aujourd’hui plus que jamais s’appuyer sur le prolétariat et les paysans pauvres. Staline réagit : pour frapper Zinoviev il fallait frapper l’organisation du parti de Leningrad sur laquelle il s’appuyait.
Au XIVe congrès, les opposants, minoritaires face à une masse de délégués soigneusement sélectionnés, sont sur la défensive. Zinoviev aurait souhaité un compromis, pourvu que son contrôle sur les ouvriers de Leningrad ne soit pas remis en cause, mais Staline voulait en finir avec lui. Zinoviev et ses partisans en étaient au point de réclamer cette démocratie dans le parti qu’ils avaient été les premiers à détruire lorsqu’ils étaient au pouvoir.
C’est surtout après le congrès que Staline frappe un grand coup. Il envoie un fort contingent de militants à Leningrad, dirigé par Molotov, qui se livre à un travail intense dans les cellules, menaçant et transférant les plus récalcitrants : à la fin du mois Molotov réussit à s’assurer 96 p. 100 des votants dans toutes les cellules de Leningrad. C’en est fini pour Zinoviev.

Zinoviev, le Komintern et Cronstadt
Outre son statut de président du soviet de Petrograd, Zinoviev a été de 1919 à 1926 président de l’Internationale communiste et les deux fonctions vont entrer en collision sur l’affaire de Cronstadt, mais au détriment de la révolution allemande. En effet, deux positions se confrontaient au sein du parti bolchevik sur la stratégie internationale.
Zinoviev préconisait (avec Boukharine) la politique de l’offensive à tout prix : l’idée était que l’action elle-même créait les conditions de la victoire. Lénine et Trotski avaient compris que les chances d’une révolution victorieuse étaient passées et pensaient que la prise du pouvoir n’était plus à l’ordre du jour et qu’il fallait d’abord conquérir le soutien des masses. Menant le combat contre le courant Zinoviev, Lénine et Trotski ne réussiront à imposer leurs vues qu’au troisième congrès de l’Internationale communiste, en juillet 1921.

Zinoviev poussa le prolétariat allemand à l’offensive. Sans que Lénine en ait été informé, il envoya en Allemagne Bela Kun avec comme instruction de susciter une « offensive révolutionnaire » qui sera connue sous le nom d’« Action de Mars », qui se soldera par un échec retentissant. Bela Kun était un dirigeant communiste hongrois notoirement incompétent dont l’absence totale de sens pratique avait mis fin à la république des conseils dans son pays au bout de 133 jours.
Le parti communiste allemand (KPD) décida donc de lancer un mot d’ordre de grève générale dans la province de Halle-Mersebourg, dans le centre de l’Allemagne, la seule région où le KPD était bien implanté, dans l’espoir de l’étendre au reste du pays. La presse locale du parti appela à la grève générale. Le 18 mars 1921 – qui fut aussi le dernier jour de l’insurrection de Cronstadt – Die Rote Fahne, le journal du parti, appela à la lutte armée, sans préciser les objectifs. Le mouvement fut peu suivi, les manifestations rassemblèrent des effectifs réduits en dehors des dockers de Hambourg et des ouvriers du district de Mansfeld. Les combats tournèrent à la catastrophe. Le 24 mars, le KAPD [note] et le KPD lancèrent un appel commun à la grève générale dans toute l’Allemagne, qui fut peu suivi : 300 000 grévistes. Ce fut un désastre pour le KPD qui avait lancé le mouvement sans analyser la situation, sans tenir compte du rapport des forces et sans objectif clair.

Lors du congrès du Komintern qui se déroula au mois de juin suivant Lénine, furieux, dénonça les erreurs et tourna en dérision ce qu’il appela en français « les kunneries de Béla Kun ».
Une hypothèse peut être avancée. C’est Zinoviev, président du Komintern, qui avait envoyé Bela Kun en Allemagne. Mais il était également le « patron » du parti bolchevik de Petrograd, où se trouvait la forteresse de Cronstadt en ébullition. On peut donc se demander si l’« Action de mars » ne fut pas déclenchée pour occulter ses responsabilités dans le déclenchement de l’insurrection de Cronstadt.
Il ne fait pas de doute cependant que les prolétaires allemands massacrés en mars 1921 avaient fait les frais des dissensions internes du parti bolchevik.
La communiste Ruth Fischer, dirigeante du KPD, affirma que les communistes russes avaient voulu, en lançant l’offensive de mars 1921, détourner l’attention des problèmes internes de la Russie soviétique. En effet, au moment même où se déroulaient ces événements en Allemagne centrale, les bolcheviks liquidaient l’insurrection de Cronstadt et avaient fort à faire en Ukraine avec l’armée insurrectionnelle anarchiste de Nestor Makhno.
PAR : René Berthier
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