Littérature > PAGES D’HISTOIRE N°69
Littérature
par Sylvain Boulouque • le 19 octobre 2024
PAGES D’HISTOIRE N°69
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Russie Ukraine : le discours du pouvoir et la réalité de l’histoire
Le pouvoir actuel russe utilise le passé soviétique et plus récent pour justifier son action et ses exactions ce que remettent en cause tous les témoignages publiés.
La compilation et la mise en perspective des textes de Poutine et de plusieurs autres responsables russes montrent le poids prédominant du passé soviétique. Ils exaltent la grandeur de l’Union soviétique et conséquemment le rôle de l’Armée (rouge à l’époque) et du KGB, les tchékistes devenus les siloviki ont un rôle central. L’ouvrage d’Élisabeth Sieca-Kozlowski est passionnant, car il souligne que le président russe annonce ses intentions depuis le début des années 2010. D’abord, il a voulu redonner à la Russie sa place internationale, puis a fait de l’Ukraine d’abord un bouc émissaire avant de justifier sur tous les plans l’intervention en Ukraine. Ces discours reposent sur des constructions totalement inventées parfois totalement aberrantes qui ne peuvent considérés un instant comme sérieuses tant elles méprisent la réalité voire même le bon sens. Poutine dénie toute existence à l’histoire de l’Ukraine puis explique qu’elle a toujours fait partie du territoire russe. Ces éléments justifient l’intervention. Il s’agit de « rassembler les terres russes » quitte à inventer ou à réécrire l’histoire en se servant à la fois du passé soviétique tout en dénonçant le rôle des premiers bolcheviques avant de justifier l’annexion par la politique stalinienne. Le pouvoir n’étant pas à une contradiction lexicale près. Ce que montre également l’auteure c’est que la construction poutinienne repose sur un système de propagande parfaitement maîtrisé, qui possède des relais dans une société russe et parfois aussi occidentale. Il a laissé une société civile quasi exsangue, les principaux opposants ont disparu, soit en exil, soit prison, soit assassiné.
Si les Ukrainiens subissent une guerre d’annexion, les Russes qui souffrent de la violence de la dictature. Deux ouvrages viennent chacun à leur manière le montrer.
Le témoignage d’Elena Kostioutchenko en est une preuve. Cette jeune journaliste est née en 1987 à Iroslavl, une des villes de l’anneau d’or autour de Moscou, dont elle fait une description sans concession loin des images idylliques pour le touriste. Elle issue d’un milieu social très pauvre, elle commence à travailler à 9 ans. Pour des raisons familiales elle s’installe seule à Moscou, très vite elle se passionne pour l’actualité. La chance lui sourit et elle entre avec l’équipe de Novaïa Gazeta, l’un des derniers journaux d’opposition. Le journal paraît alors tous les deux jours. Elle y publie principalement des articles sur la société russe, bloquée en apparence par le conformisme poutinien, mais dont elle laisse penser qu’elle peut évoluer rapidement. Ses reportages sur les marges de cet univers viriliste vont à l’encontre de la norme voulue par le pouvoir : l’homosexualité, la prostitution, les handicapés, la Russie profonde, la société plus mixte que ne le laisse paraître le pouvoir. En 2011, elle affirme officiellement son homosexualité, s’attirant les foudres des affidavits du pouvoir. Malgré tout, elle poursuit son travail, décrivant par petites touches la société russe avec ses défauts, mais aussi ses qualités comme les solidarités, les protestations à peine voilées, jusqu’à ses reportages en Ukraine qui l’obligent à quitter la Russie, victime d’une tentative d’empoisonnement et d’une condamnation par contumace. Elle vit désormais en Allemagne où elle continue à écrire sur ce pays qui malgré le pouvoir possède une richesse humaine et une société qui peut-être un jour pourra montrer un autre visage.
Le roman d’Elena Tchijova est une deuxième illustration. Elle revient par une habile construction sur le poids du stalinisme dans la société russe. Trois générations entrent en scène : la grand-mère Anastasia, la mère Ana et le fils Pavel. L’annexion de la Crimée plonge la grand-mère dans des hallucinations. Elle se retrouve dans les années 1930 au temps de la terreur stalinienne des déportations de masses et des arrestations arbitraires puis du siège de Leningrad. La mère citoyen soviétique ordinaire tente de survivre dans une époque âpre pour compléter ses fins de mois, elle est obligée de faire des ménages chez des oligarques. Le fils vit dans une sorte d’espace a temporel où son principal rêve est de créer un jeu vidéo. La déflagration née de la guerre en Ukraine fait que les trois générations se rencontrent et dialoguent, les discussions montrent une société russe à l’agonie où la parole a été confisquée et où l’expression est finalement interdite, même si des espaces interstitiels laissent penser que tout n’est pas perdu.
De l’autre côté de la ligne de front les témoignages sur la guerre viennent apporter des informations de premières mains qui s’il en était besoin contredisent la version officielle du pouvoir poutinien.
Les événements de la place Maïdan de 2014 ne ressemblent pas à la description que peut en faire Poutine dans ses discours. L’historienne américaine Marci Shore, spécialiste de l’histoire croisée du communisme et du nazisme dans ces terres de sang était sur place dans les années 2010. Elle se penche sur les événements de la place Maïdan en 2014. Elle montre sans difficulté que si quelques fascistes étaient présents, l’immense majorité des occupants de ce lieu central de Kiev étaient au contraire des opposants à toute forme de dictature. Son enquête prend la forme de témoignage où l’on croise des habitants de la ville pris dans leur diversité. Elle souligne que la majeure partie des personnes rencontrées est éprise de liberté et cherche d’abord et avant tout à se débarrasser des séquelles du communisme et du fascisme qui ont marqué l’histoire du pays, mais aussi de leur conséquence une oligarchie prête à tout pour se maintenir au pouvoir. Ils n’ont certes que la valeur de témoignages individuels, mais leur croisement et leur multiplication laissent à croire que l’on est loin de la propagande postsoviétique.
La journaliste Clara Marchand, correspondante pour la presse française à Kiev depuis 2016, vient souligner les transformations quotidiennes apportées d’abord par la révolution orange puis par le soulèvement du Donbass et par l’invasion russe. Comme, il est possible de s’en douter, la guerre a modifié la vie quotidienne des habitants. Au fur et à mesure que les discours de Poutine se faisaient plus martiaux, l’inquiétude montait chez les habitants de la ville. Les menaces se rapprochaient, en l’espace d’une journée le ciel s’est obscurci et a fondamentalement modifié la situation de la majorité des habitants de la ville obligés comme dans toute guerre de se cacher de rejoindre les abris anti-aériens et de survivre.
Le travail de l’universitaire allemand, Karl Schlögel, qui a fait de nombreux séjours d’études en Ukraine vient apporter un autre démenti à la propagande russe. Il utilise la géographie et l’histoire pour montrer que l’architecture et la formation des villes ukrainiennes ressemblent davantage à l’urbanisme européen qu’à des villes de type russe puis soviétique. Même si à partir des années 1930, le stalinisme triomphant a remodelé l’espace ukrainien. En utilisant, les principaux schémas d’urbanisme, les récits des voyageurs jusqu’au XXe siècle et plusieurs auteurs soviétiques, ils montrent que l’espace ukrainien ressemble à la Mitteleuropa et est là encore fort éloigné des discours poutiniens sur la place centrale de la Russie en Ukraine.
Ces témoignages souvent passionnants viennent contredire les discours évoqués initialement et tentent d’invalider les thèses du pouvoir russe, s’ils emportent la conviction, il reste à espérer qu’il se diffusent en Russie pour qu’un jour se produise une surprise à l’image de celle de 1991.
Poutine dans le texte
Élisabeth Sieca-Kozlowski
CNRS éditions 392 p. 25 €
Russie Mon pays bien aimé
Elena Kostioutcjenko
Noir sur Blanc 2024 400 p. 24 €
Le grand jeu
Elena Tchijova
Noir sur Blanc 2024 320 p. 23,5 €
La nuit ukrainienne
Marci Shore
Gallimard 2024 260 p. 25 €
Un si long mois de février
Clara Marchand
Plein jour 2024 282 p. 21 €
L’avenir se joue à Kyiv
Karl Shlögel
Gallimard 2024 430 p. 25 €
Le pouvoir actuel russe utilise le passé soviétique et plus récent pour justifier son action et ses exactions ce que remettent en cause tous les témoignages publiés.
La compilation et la mise en perspective des textes de Poutine et de plusieurs autres responsables russes montrent le poids prédominant du passé soviétique. Ils exaltent la grandeur de l’Union soviétique et conséquemment le rôle de l’Armée (rouge à l’époque) et du KGB, les tchékistes devenus les siloviki ont un rôle central. L’ouvrage d’Élisabeth Sieca-Kozlowski est passionnant, car il souligne que le président russe annonce ses intentions depuis le début des années 2010. D’abord, il a voulu redonner à la Russie sa place internationale, puis a fait de l’Ukraine d’abord un bouc émissaire avant de justifier sur tous les plans l’intervention en Ukraine. Ces discours reposent sur des constructions totalement inventées parfois totalement aberrantes qui ne peuvent considérés un instant comme sérieuses tant elles méprisent la réalité voire même le bon sens. Poutine dénie toute existence à l’histoire de l’Ukraine puis explique qu’elle a toujours fait partie du territoire russe. Ces éléments justifient l’intervention. Il s’agit de « rassembler les terres russes » quitte à inventer ou à réécrire l’histoire en se servant à la fois du passé soviétique tout en dénonçant le rôle des premiers bolcheviques avant de justifier l’annexion par la politique stalinienne. Le pouvoir n’étant pas à une contradiction lexicale près. Ce que montre également l’auteure c’est que la construction poutinienne repose sur un système de propagande parfaitement maîtrisé, qui possède des relais dans une société russe et parfois aussi occidentale. Il a laissé une société civile quasi exsangue, les principaux opposants ont disparu, soit en exil, soit prison, soit assassiné.
Si les Ukrainiens subissent une guerre d’annexion, les Russes qui souffrent de la violence de la dictature. Deux ouvrages viennent chacun à leur manière le montrer.
Le témoignage d’Elena Kostioutchenko en est une preuve. Cette jeune journaliste est née en 1987 à Iroslavl, une des villes de l’anneau d’or autour de Moscou, dont elle fait une description sans concession loin des images idylliques pour le touriste. Elle issue d’un milieu social très pauvre, elle commence à travailler à 9 ans. Pour des raisons familiales elle s’installe seule à Moscou, très vite elle se passionne pour l’actualité. La chance lui sourit et elle entre avec l’équipe de Novaïa Gazeta, l’un des derniers journaux d’opposition. Le journal paraît alors tous les deux jours. Elle y publie principalement des articles sur la société russe, bloquée en apparence par le conformisme poutinien, mais dont elle laisse penser qu’elle peut évoluer rapidement. Ses reportages sur les marges de cet univers viriliste vont à l’encontre de la norme voulue par le pouvoir : l’homosexualité, la prostitution, les handicapés, la Russie profonde, la société plus mixte que ne le laisse paraître le pouvoir. En 2011, elle affirme officiellement son homosexualité, s’attirant les foudres des affidavits du pouvoir. Malgré tout, elle poursuit son travail, décrivant par petites touches la société russe avec ses défauts, mais aussi ses qualités comme les solidarités, les protestations à peine voilées, jusqu’à ses reportages en Ukraine qui l’obligent à quitter la Russie, victime d’une tentative d’empoisonnement et d’une condamnation par contumace. Elle vit désormais en Allemagne où elle continue à écrire sur ce pays qui malgré le pouvoir possède une richesse humaine et une société qui peut-être un jour pourra montrer un autre visage.
Le roman d’Elena Tchijova est une deuxième illustration. Elle revient par une habile construction sur le poids du stalinisme dans la société russe. Trois générations entrent en scène : la grand-mère Anastasia, la mère Ana et le fils Pavel. L’annexion de la Crimée plonge la grand-mère dans des hallucinations. Elle se retrouve dans les années 1930 au temps de la terreur stalinienne des déportations de masses et des arrestations arbitraires puis du siège de Leningrad. La mère citoyen soviétique ordinaire tente de survivre dans une époque âpre pour compléter ses fins de mois, elle est obligée de faire des ménages chez des oligarques. Le fils vit dans une sorte d’espace a temporel où son principal rêve est de créer un jeu vidéo. La déflagration née de la guerre en Ukraine fait que les trois générations se rencontrent et dialoguent, les discussions montrent une société russe à l’agonie où la parole a été confisquée et où l’expression est finalement interdite, même si des espaces interstitiels laissent penser que tout n’est pas perdu.
De l’autre côté de la ligne de front les témoignages sur la guerre viennent apporter des informations de premières mains qui s’il en était besoin contredisent la version officielle du pouvoir poutinien.
Les événements de la place Maïdan de 2014 ne ressemblent pas à la description que peut en faire Poutine dans ses discours. L’historienne américaine Marci Shore, spécialiste de l’histoire croisée du communisme et du nazisme dans ces terres de sang était sur place dans les années 2010. Elle se penche sur les événements de la place Maïdan en 2014. Elle montre sans difficulté que si quelques fascistes étaient présents, l’immense majorité des occupants de ce lieu central de Kiev étaient au contraire des opposants à toute forme de dictature. Son enquête prend la forme de témoignage où l’on croise des habitants de la ville pris dans leur diversité. Elle souligne que la majeure partie des personnes rencontrées est éprise de liberté et cherche d’abord et avant tout à se débarrasser des séquelles du communisme et du fascisme qui ont marqué l’histoire du pays, mais aussi de leur conséquence une oligarchie prête à tout pour se maintenir au pouvoir. Ils n’ont certes que la valeur de témoignages individuels, mais leur croisement et leur multiplication laissent à croire que l’on est loin de la propagande postsoviétique.
La journaliste Clara Marchand, correspondante pour la presse française à Kiev depuis 2016, vient souligner les transformations quotidiennes apportées d’abord par la révolution orange puis par le soulèvement du Donbass et par l’invasion russe. Comme, il est possible de s’en douter, la guerre a modifié la vie quotidienne des habitants. Au fur et à mesure que les discours de Poutine se faisaient plus martiaux, l’inquiétude montait chez les habitants de la ville. Les menaces se rapprochaient, en l’espace d’une journée le ciel s’est obscurci et a fondamentalement modifié la situation de la majorité des habitants de la ville obligés comme dans toute guerre de se cacher de rejoindre les abris anti-aériens et de survivre.
Le travail de l’universitaire allemand, Karl Schlögel, qui a fait de nombreux séjours d’études en Ukraine vient apporter un autre démenti à la propagande russe. Il utilise la géographie et l’histoire pour montrer que l’architecture et la formation des villes ukrainiennes ressemblent davantage à l’urbanisme européen qu’à des villes de type russe puis soviétique. Même si à partir des années 1930, le stalinisme triomphant a remodelé l’espace ukrainien. En utilisant, les principaux schémas d’urbanisme, les récits des voyageurs jusqu’au XXe siècle et plusieurs auteurs soviétiques, ils montrent que l’espace ukrainien ressemble à la Mitteleuropa et est là encore fort éloigné des discours poutiniens sur la place centrale de la Russie en Ukraine.
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