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par Franck Thiriot • le 1 octobre 2024
Il court, il court l’insoumis… Mémoire des luttes antimilitaristes Quatrième partie
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Article extrait du Monde libertaire n° 1868 de janvier 2025
Le revoilà, Franck Thiriot, insoumis au sortir de Mai 68 . Les antimiltaristes multiplient les actions, le vent tourne en leur faveur dans l’opinion publique. Mais têtu, le Pouvoir persiste à les traîner devant la justice. Alors...
Le Comité de Coordination pour le Service civil, qui regroupe une soixantaine d’associations nationales et locales, propres sur elles, accueillant des objecteurs durant les deux ans, décide de rencontrer un conseiller technique du ministère de l’Agriculture afin d’exiger la cessation des poursuites. Fin de non-recevoir du docile rond-de-cuir à lorgnon. Il devient donc évident aux plus réformistes que le processus de compromis avec l’État est bloqué, ce qui va expliquer la rapide radicalisation des objecteurs insoumis à l’ONF vers l’insoumission totale, assortie dorénavant d’une vision plus globale de l’oppression. Dans les périodes de durcissement des appareils d’État, l’emprise du militarisme s’étend visiblement jusque dans la vie quotidienne, la nécessité de la destruction de l’appareil mortifère s’impose alors et dépasse « la simple » opposition au militarisme. L’antimilitarisme est constitué de militants venant d’horizons très divers qui, pour le rendre « efficace », effacent pour les circonstances leurs conceptions politiques divergentes, cette formation-coin-de-rue donnant le spectacle d’une unité de façade, un « front de lutte », qui ne peut laisser place qu’à des combats au coup par coup. Cette tactique tiendra lieu de réflexion afin de « séduire » un spectre politique large. Il en est de même pour l’antifascisme et l’écologisme.
Mensch…etc.
Alain Véniat va plus loin que les autres : déserteur, il est incarcéré à Fresnes où il refuse la zonzon, la graille, les attifiaux, le cantinage, le parloir, le toubib, les ordres des matons. Refusant tout ce qui entretient la survie en prison, il est puni de quinze jours de mitard. Pour rompre cet isolement forcé et avoir voulu informer les familles des autres détenus, quatre de nos camarades ont été embarqués par la flicaille devant la porte de la prison. Lorsqu’il est jugé au Tribunal Permanent des Forces Armées (TPFA) à la caserne Reuillly à Paris, il déclare : « Je m’insoumets totalement à la prison, le faisant, je n’ai évidemment droit à aucune faveur, d’ailleurs les faveurs je les refuse toutes. Je me refuse d’entrer dans le petit jeu affreux, sadomasochiste, qui est le cœur même de l’existence des prisons. Les vexations, les humiliations, les violences qu’on prétend m’imposer, nous sommes trois mille ici, à Fresnes […] à les subir ». Hyper frontal. Pas du genre à chercher la réforme psychiatrique P4…
C’est un mensch, comme on dit en yiddish, un type bien. Le 14 décembre 1973, six membres du GIT de Lyon comparaissent devant la sixième Chambre Correctionnelle pour « injures envers la police et l’armée ». Dehors, cinquante manifestants, bien sûr barbus-hirsutes-menaçants et dépenaillés, déplient des banderoles : « Nous sommes tous des insoumis du vieux monde » et aussi « armée – police – justice – répression ». L’un des inculpés déclare aux juges, chats-fourrés en col de blanche-hermine : « Votre justice ne nous intéresse pas. Nous nions à quiconque le droit de disposer de notre vie et de notre liberté. Nous nions le droit à des militaires de nous obliger à passer un an de notre jeunesse dans une caserne. Nous nions le droit à des policiers de nous interpeller, de nous matraquer, de nous garder à vue. Nous nions le droit à des magistrats de nous juger, et de surcroît, de nous condamner … ». « Retournez à votre place ! » hurle le président, écumant de rage, lèvres blanches. Les cinq, inculpés pour injures, quittent le tribunal en lançant des slogans. Mille francs d’amende chacun. Le procès de Bruno Hérail, emprisonné depuis début novembre, étant prévu pour le 5 février, le ciel étant bleu, nous décidons de réoccuper, dès le 1er février 1974, l’hospitalier clocher de Ménilmontant, pour deux petits jours seulement, le temps d’une piqûre de rappel à Raymond Marcelin, premier flic de France : « Ne bouge pas Raymond, approche tes grosses fesses. Mais non, ça fait pas mal… » Délai écoulé, on replie les canes et les moulinets, les piquouses et les clystères en prenant quand même le temps d’une brève manifestation de bonne humeur sur le parvis, à une trentaine, sans la présence d’un seul de ces gros feignassous des RG déjà partis en week-end chez Mamie en montagne. Ce second choc au popotin du gros Raymond lui prouvera que les luttes sociales ne se jouent pas seulement à grand renfort de matraquages.
On apprend à tous âges et c’est pas terminé pour le cochonou. À preuve : exactement au même moment, plusieurs dizaines d’antimilitaristes forcent les portes de la caserne Dupleix, (Régiment du train, dans le 15e), pour déposer une gerbe au monument aux morts, dans la cour, en hommage aux huit soldats du contingent – de jeunes troufions, quoi – venant de mourir d’un accident dans le tunnel de Chézy, le 23 janvier dernier. Le Monde relatera : « Ces manifestants, qui faisaient partie d’un cortège comprenant deux mille personnes, se sont ensuite dispersés. La manifestation avait été organisée par le Comité de Défense des appelés (CDA), le Comité Antimilitariste, le Comité de Soutien aux Objecteurs et le MDPL afin de dénoncer la responsabilité des autorités militaires dans l’accident de Chézy et exiger leur traduction devant les tribunaux civils. Les manifestants entendront aussi apporter leur soutien à Monsieur Bruno Hérail. Au même instant, à Toulouse, plusieurs antimilitaristes se sont enchaînés de 17 h à 19 h sous la verrière de la gare Matabiau afin de protester contre la condamnation, pour refus de porter l’uniforme, de Monsieur Paul Poitrot, à deux ans et demi de prison par le TPF de Bordeaux ». Deux jours plus tôt, encore à Toulouse, on condamnait deux objecteurs refusant l’affectation autoritaire à l’ONF. Pour mieux organiser nos journées d’actions autour des procès, nous avons formé un Collectif Judicaire ayant sa Commission pour l’armée, avec le Mouvement d’Action Judicaire (MAJ) animé par l’avocat Jean-Jacques de Felice, dont la tête dépasse des cheveux, et son fringant collègue Alain Even. J’y représente le GIT et Robert notre SOC. Dans un autre article, Michel Castaing écrira : « …il est révélé, dans ces colonnes (Le Mondedu 17 octobre 1973) que des "bulletins de renseignements sur l’adversaire intérieur" sont régulièrement établis par le Deuxième Bureau. Ils concernent les activistes de divers partis, mouvements, organisations politiques et syndicales d’opposition. (…) La presse antimilitariste "underground" (Lettre des objecteurs, Crosse en l’air, Rompez les rangs, Lutte antimilitariste, etc.) se développe, malgré les poursuites, les condamnations et les interdictions. Les actions ponctuelles se multiplient : renvois ou destructions de livrets militaires, grèves de la faim […] refus symbolique d’acquitter l’impôt […] redistribué aux paysans du Larzac, inscription sur les bâtiments militaires et sur les monuments aux morts, destructions publiques de drapeaux nationaux, interventions lors de cérémonies militaires, "journées d’actions" le 14 juillet et le 11 novembre, etc. […] pénétration d’une dizaine de militants du GARM […] dans le PC atomique du Mont Verdun […] et, plus récemment, l’occupation, pendant une semaine, par des membres du GIT de Paris (Groupe d’Insoumission Totale), du clocher de l’église ND de la Croix, à Paris 20e ».
Puis Michel Castaing rappelle les opérations des Comités de Défense des Appelés (CDA) dans les casernes, les trains de permissionnaires et les mouvements de protestation contre les brimades et les corvées, comme à Nice où plusieurs dizaines de soldats ont été aussitôt mutés et dispersés. « C’est que le terrain est propice et un certain nombre d’éléments – essais nucléaires et danger atomique, ventes d’armes à l’étranger, militarisation de secteurs d’économie, interventions de l’armée dans les conflits sociaux, etc. – suscitent une réflexion de plus en plus critique. » Après avoir évoqué la lutte des paysans du Larzac, Castaing continue en évoquant la DOT (Défense Opérationnelle du Territoire) censée empêcher l’occupation du pays par un ennemi extérieur, dont « les autorités » disaient, dès 1970, qu’elle était « désormais organisée pour éviter tout retour aux événements qui ébranlèrent la nation en Mai 1968 ». Il rappelle aussi l’utilisation de l’armée dans les conflits sociaux très récents : Lip, grève des éboueurs parisiens, aiguilleurs du ciel, transports en commun, etc. « Cette conviction que "l’armée est au service du capital" conduit un certain nombre de jeunes à fondre leur opposition dans le refus global de l’actuel système économique et politique. Pour eux, tout est lié, et la lutte contre l’armée n’est plus qu’une partie de leur démarche non violente, pacifiste, libertaire ou révolutionnaire, un aspect de la lutte des classes. Beaucoup refusent l’objection de conscience et se déclarent "insoumis totaux". Ils militent au sein du GIT. Plusieurs centaines assurément, et leur influence est croissante dans le courant antimilitariste. […] Au total, un millier de jeunes gens seraient incarcérés pour faits antimilitaristes et plus d’un millier d’autres seraient en situation irrégulière. Ces chiffres minimaux sont sans doute au-dessous de la réalité […] En relation avec des organisations comme celles qui mènent des "luttes d’insoumission" comme le Comité d’Action des Prisonniers (CAD) ou le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), les divers groupes antimilitaristes […] sont à la recherche de leur unité ».
La presse sympathisante nous soutiendra : Front libertaire, Monde libertaire, des publications alternatives éphémères puis Charlie Hebdo, l’Union Pacifiste, etc. L’extrême gauche, qui rêve d’armée rouge, boudera ces dangereux insoumis à toute armée, pour elle chair à goulag. De son côté, la social-démocratie traîne la savate, le PS surtout, le PSU un peu moins, faut bien se démarquer.
Franck THIRIOT
Retrouvez les trois premières parties de ce texte
https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=8055
https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=8089
https://monde-libertaire.net/index.php?articlen=8137
La fin des aventures trépidentes de notre joyeux insoumis dans le Monde libertaire de février
PAR : Franck Thiriot
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