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par Patrick Schindler le 3 juin 2025

Rat noir, entre deux juins tu pourrais faire que’que chose !

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Départ pour la Grèce en ce mois de juin , avec Camus et Séféris de Yannis Kiourtsakis. Petit tour au Japon en compagnie de deux écrivains du début du XXème siècle : Rashomon ou une quinzaine de petites nouvelles de Ryünosuke Akutagawe puis, La déchéance d’un homme de Dazaï Osamu. Russie : Vera Broido, Fille de la révolution. Et enfin, France : La vie extravagante de Serge Tamagnot racontée par René Ceccatty.



Front de mer à Dieppe, hors saison comme dans un film des années 70, photo Patrick Schindler avril 2025

« L’art contient toujours un aiguillon et du poison ; l’on ne peut butiner le miel sans pomper le poison par-dessus le marché » Youkio Mishima

Yannis Kiourtsakis : Camus et Séféris, une affaire de lumière



Yannis Kiourtsakis est né à Athènes en 1941. Après des études de droit à Paris où il vit une dizaine d’année, essayiste, romancier et traducteur il se fait connaître par Le Dicôlon, évoquant son enfance et adolescence. Son second roman autobiographique, Double Exil, retrace sa jeunesse de ses dix-huit ans jusqu’au début de la rédaction de Le Dicôlon. Ces deux ouvrages ont déjà été recensés (en avril et juin 2023 dans cette chronique sur le site du Monde libertaire). Rainer Maria Rilke et Fiodor Dostoïevski sont les principales influences de Kiourtsakis avec la culture populaire grecque. Ses thèmes gravitent autour de l’exil et de l’identité.



« La Méditerranée préserve-t-elle toujours en elle un ferment de renaissance ? ». Telle est la question que se pose Yannis Kiourtsakis lorsqu’il songe « à deux auteurs du XXème siècle, nés aux deux extrémités de cette mer et déracinés : Gorges Séféris et Albert Camus ».
Dans Camus et Séféris, une affaire de lumière (éditions La tête à l’envers), l’auteur entame sa réflexion par ce qui pourrait sembler à priori être une comparaison saillante entre ces deux « esprits marquant » du XXème siècle, mais recèle en creux, certaines de leurs différences !
Kiourtiakis « s’attaque » en premier lieu à Albert Camus, « cet enfant pauvre » né en 1913, dans un quartier populaire d’Alger élevé par une mère aimante, déprimée et illettrée, sous la coupe d’une grand-mère autoritaire. « Un homme sans passé, sans morale, sans leçon, sans religion, mais heureuse de l’être et de l’être dans la lumière », comme Camus s’est décrit lui-même dans sa dédicace du Premier Homme. Camus donc, l’opposé d’un Georges Séféris, né en 1900 et lui, issu d’un milieu bien différent. Celui d’une famille bourgeoise de Smyrne (en Asie Mineure) sur laquelle régnait un père autoritaire. Malgré leur différence sociale, un premier point commun relie Séféris et Camus : l’attachement à la mère. Cependant, Kiourtsakis nous montre de quelle manière ces deux personnalités évoluèrent sur des voies fort différentes, du moins au premier regard.
D’un côté Albert Camus, « le militant humaniste à l’audience internationale, très vite attiré par l’action politique et culturelle » dont l’auteur va nous faire suivre le parcours des plus atypiques, sans épargner les quelques écueils polémiques qui lui seront d’ailleurs, vivement reprochés. À l’opposé, Georges Séféris « poète elliptique et empirique à l’audience littéraire plus étroite » et frappé, malgré sa carrière de diplomate, d’un dégout profond pour la « politique politicienne » qui adoptera comme devise : « Le geste d’un pêcheur a souvent pour moi plus de poids que les paroles d’un ministre ».
Plus loin, Kiourtsakis nous invite à une digression passionnante sur deux autres écrivains grecs, Solomos et Cavafis, mais également sur les traces du révolutionnaire autodidacte Makriyannis (voir la chronique du Rat noir de septembre 2023) ou encore, sur celles du peintre naïf Théophilos. Pour autant, l’auteur ne perd en rien son cap et souligne encore pour nous, d’autres similitudes entre Séféris et Camus.
Tour à tour : le détachement (de l’Asie Mineure pour le premier et de l’Algérie pour le second) ; une « même conscience de l’absurde », notamment durant la Seconde guerre mondiale et l’après-guerre des règlements de comptes. Mais encore, la même lucidité prémonitoire sur la société marchande, ainsi qu’une certaine convergence sur ce qu’ils entendent par le « drame » de la décolonisation et de l’exil et ce, chacun « à sa sauce ». Un autre passage nous montre le même amour que les deux écrivains vouent aux mythes et « une même exigence de l’écriture juste afin de fondre leur moi dans une œuvre qui les dépasse pour devenir "personne" et courir vers la lumière et la justice », pour reprendre les termes de l’auteur. Une promenade captivante à travers ces deux univers distincts et pourtant souvent si proches. Mais aboutira-t-elle pour autant sur une grande proximité ? Pour tenter d’y répondre, Yannis Kiourtsakis nous engage alors « d’initier un dialogue avec la pensée de chacun d’entre eux », et ce à l’appui de citations choisies des mieux venues. Passionnant !


Ryünosuke Akutagawa : Rashomon et autres contes




Ryünosuke Akutagawa est né à Tokyo en 1892. Fils de laitier, sa mère était atteinte de folie. Lorsque sa mère décède, à l’âge de 11 ans, il est adopté par son oncle maternel dont il prend le nom de famille. Il commence à écrire en 1913 et subvient à ses besoins en enseignant l’anglais tandis qu’il se passionne pour la littérature occidentale dont Charles Baudelaire, Prosper Mérimée et Anatole France. Sa nouvelle, Rashômon, lui permet d’obtenir la reconnaissance ainsi que les encouragements de Natsume Soseki. Nombre de ses nouvelles sont inspirées des recueils de contes Konjaku Monogatari Shu et de Uji Shui monogatari, auteurs des XIème et XIIIème siècles. En 1919, il quitte son poste et travaille pour un quotidien. Au sommet de sa popularité, il tombe malade durant un voyage en Chine. En 1925, son état de santé empire et il se suicide deux ans plus tard, laissant sur un papier ces seuls deux mots « vague inquiétude ». Reflet de l’état d’esprit régnant alors au Japon à la fin des années 20. Le prix littéraire japonais le plus prestigieux sera créé en son honneur par son ami de longue date, Kikuchi Kan en 1935. « Les censeurs sont semblables à ces singes qui grincent des dents devant leur propre image reflétée dans une glace. Ils enragent contre leur laideur », écrira-t-il dans une de ses nouvelles !



Dans la préface de Rashomon et autres contes (en tout une quinzaine, édités en Poche), Claude Roy nous avertit, entre autres, que Akutagawa « pose dans ses nouvelles, un problème vital au Japon en 1922, tout comme il est encore de nos jours. Distance psychologique créatrice d’ambiguïté et de "vague inquiétude" avec une intelligence de bistouri et une sensibilité de feuille de bambou dans le vent ». On ne saurait mieux dire.

Le premier conte, Figures infernales, est assez troublant et se montre une excellente initiation à l’univers très particulier de Ryünosuke Akutagawa. Un auteur japonais qui a l’art de nous captiver par petites touches, petites séries de digressions emboitées les unes dans les autres en un style inimitable, reflétant sa grande connaissance de la culture orientale autant qu’européenne. Venons-en à son premier héros mis en scène : « On ne pourrait imaginer un homme semblable au Seigneur de Horikawa. De toutes façons, dès le premier jour de sa vie, il donna l’impression de n’être pas comme les autres. Il n’y avait rien de ce qu’il faisait qui ne défia l’imagination ». Comme par exemple, le « paravent des figures impériales » que le Seigneur de Horikawa commande au peintre Yoshihidé, « un homme vulgaire et orgueilleux, surnommé l’homme-singe ». Nous ferons ensuite la connaissance de la ravissante fille du seigneur ainsi que des « modèles très particuliers » dont le peintre Yoshihidé va s’inspirer pour composer sa grande œuvre. Laquelle va nous entrainer dans un monde fantastique et dantesque.
Une autre des quinze nouvelles du recueil n’est pas sans rappeler Le Nez de Gogol (voir le Rat noir de novembre 2024). Elle met en scène un homme qui n’a de cesse d’être tourmenté par son nez « qui ressemblait à une saucisse au milieu de son visage ». Toute la question étant de savoir comment arriver à le raccourcir ?!
La nouvelle Rashomon raconte l’histoire d’un homme de basse condition « qui s’abrite de la pluie devant la Porte Rashô de triste réputation puisque c’est là que l’on jette les cadavres non réclamés après les calamités » ! Pour ne pas déflorer le détail de tout ce qui fait le charme des textes de Ryünosuke Akutagawa, nous pouvons néanmoins en donner un aperçu. Ainsi, celui d’entre eux qui évoque le reniement « même alors que celui-ci est inutile ». Ou encore, les affres et tergiversations d’un romancier populaire réincarné et recherchant l’illumination. Plus loin, Akutagawa évoque, « la fin des révoltés contre la révolution de Meji », mais vécue par un chat, un clochard et une servante !
La nouvelle Le Mouchoir évoque le Bushido (morale des guerriers féodaux codifiée sur la base de l’éthique conformiste), au sujet duquel un professeur de droit se demande s’il serait capable « de jouer le rôle de pont entre l’Orient et l’Occident » ?
Les Kappas (animaux imaginaires typiquement japonais) nous transmet l’histoire que le malade d’un asile raconte « à qui veut bien l’entendre ». Celle-ci mettant en scène une série de personnages plus farfelus les uns que les autres. Notamment, des anarchistes, des capitalistes monstrueux, des politiciens véreux et d’autres acteurs, tout droit sortis de l’univers des surhommes de Friedrich Nietzsche, ou de celui des héros de Jonathan Swift (comme dans Les voyages de Gulliver) ou encore d’Anatole France (dans L’île des pingouins). L’histoire d’un monde à l’envers, issu du cerveau d’un fou ? Pas nécessairement !

Les nouvelles de Ryünosuke Akutagawa malgré la diversité de leur matière, ont cependant pour caractéristique commune de laisser au lecteur un sentiment d’inachevé étant donné leurs fins elliptiques et leurs épilogues suggérant l’atmosphère des plus beaux tableaux traditionnels nippons. D’où une merveilleuse invitation au voyage !

Dazaï Osamu : La déchéance d’un homme




Dazai Osamu, « figure exemplaire de la marginalité », est considéré comme un des plus grands écrivains japonais du XXème siècle. Il est né en 1909, dans une grande famille du nord du Japon contre laquelle il s’était révolté. Une des nombreuses raisons pour lesquelles Dazaï a mis fin à ses jours en 1948. Ecrivain du désespoir, « un désespoir non sans être teinté d’une douloureuse ironie », Dazaï est devenu « le symbole de la rupture et de l’autodestruction » dans un Japon ayant connu une transformation sociale radicale dans la première moitié du XXe.



Dans sa préface, le narrateur de La déchéance d’un homme (éd. NRF, traduction Georges Renondeau) nous présente ainsi le héros de ce roman très autobiographique et troublant de Dazaï Osamu : « Trois photos d’un homme. La première montre un enfant au sourire désagréable et aux vilaines rides. L’enfant plein de rides avait-on envie de l’appeler. Le deuxième cliché présente un étudiant, garçon extrêmement beau, mais une fois de plus on était surpris de ne pas éprouver l’impression d’un être vivant. Enfin la dernière, la plus singulière de toutes. Un personnage à l’âge indéfini qui n’avait aucune expression. En replaçant cette photo sous mes yeux, elle ne me rappelait rien ».
Cependant le narrateur ne nous racontera qu’à la fin de l’ouvrage dans quelles circonstances il a retrouvé après sa mort, les trois carnets de notre héros. Dans le premier d’entre eux, on peut lire cette phrase introductive et révélatrice : « J’ai vécu une vie remplie de honte. Pour moi la vie humaine est sans but ». C’est sur cette révélation que nous allons pénétrer dans l’univers très spécial de ce gamin, issu d’une famille aisée pour lequel « pratiquement aucune chose ni préoccupation n’a de sens ». C’est seulement par pure politesse, plus que par conviction qu’il avoue s’être plié aux usages familiaux et sociaux. Plus on progresse dans son histoire, plus notre monde normé nous parait déformé, illusoire. « Je ne comprenais pas pourquoi les gens ont une occupation. C’est pourquoi je suis devenu un bouffon, le visage bizarrement déformé par un sourire. C’était là une sorte de bouffonnerie naïve et tragique. Un bouffon qui se donnait en spectacle. C’était mon ultime demande d’affection que j’adressais aux hommes. Un fil me rattachait encore un peu à mes semblables. Extérieurement, le sourire ne me quittait jamais. Intérieurement, en revanche, c’était le désespoir. Je n’avais pas la force de choisir entre deux choses, une des causes principales d’une vie de honte ».
Pour ce jeune homme qui va fréquenter en voyeur de nombreux milieux (passage truculent aux portes du parti communiste), les femmes ne sont que « des êtres compliqués, nerveuses et plus difficiles à sonder qu’un ver de terre ». Et des femmes, notre héros va en rencontrer lorsqu’il va faire la connaissance de Horiki « cet ivrogne briseur de vie ». Des femmes de toutes sortes, tout au long de sa vie « sans vertu ». Prostituées plus ou moins paumées dans les bas-fonds de Tokyo sous le règne de l’alcool, des drogues et rongées par des idées de suicide.
Lente descente en enfer comme sur un tobogan à issue unique.
Pourtant durant cette plongée fatale, pas une seule fois notre héros ne cessera de se poser les questions essentielles aux réponses poignantes, sur le sens profond de la vie et ce… Jusqu’au néant ? A moins que… arrivé au bord du précipice, les événements néfastes à notre héros ne se transforment en une sorte d’indifférence aussi totale que radicale.
Ce roman est par excellence le fondement de la compréhension de l’état d’esprit d’une jeune génération japonaise brisée par les aléas de l’histoire et soumise aux diktats d’une société japonaise en pleine transformation dans la première moitié du XXème. Radicalement déconcertant !

Vera Broido : Fille de la révolution




« Mes parents vivant dans la clandestinité étaient des révolutionnaires et leur liberté, voire leur vie même, étaient constamment menacées par la police secrète ».
Ainsi commence le récit de Vera Broido dans son autobiographie, Fille de la révolution (éd. Allia traduite de l’anglais par Anne Foucault et Maria Matalaev). Lorsque nous faisons sa connaissance, elle nous explique qu’elle a été « élevée dans l’amour et l’admiration des héros du mouvement révolutionnaires russe ».
A commencer par les « Décembristes » ce groupe d’officiers nobles célébré par Pouchkine dans un de ses poèmes, décembristes qui réclamaient des réformes constitutionnelles et sociales en 1825, avant d’être déportés en Sibérie et dont Vera va nous raconter leur histoire « qui ouvrit une fenêtre sur le monde ». Petit détour par les années du milieu du XIXème siècle, influencées par les idées des utopistes français, des « populistes » aux révolutionnaires anarchistes, comme l’aristocrate Piotr Kropotkine, convertissant les ouvriers jusqu’à son emprisonnement. Nous glissons ensuite sur les réformes substantielles du tsar Alexandre II avant son assassinat, pour en arriver aux années 1890, avec la formation de plusieurs groupes marxistes à St Pétersbourg. Passage très instructif sur la condition des Juifs et celle des femmes, sous le tsar.

C’est après cet entrée en matière que Vera va nous raconter l’histoire de ses parents juifs, originaires de Vilna (aujourd’hui Vilnius en Lituanie). Sa mère, diplômée en pharmacie (seules études alors permises aux femmes), femme « toujours en action », tout comme son père (homme remarié et déjà père de deux petites filles). Leur vie sans trop d’accros du moins jusqu’à la « catastrophe » de 1901, qui les fit être déportés en Sibérie du nord-est. Seul le père réussira à s’en échapper pour la Finlande, avant d’être rejoint à Londres par sa femme. C’est en leur compagnie que nous allons assister en Suisse, au congrès qui vit s’opposer le menchevik démocrate Martov au bolchevik autoritaire, Lénine. A leur retour à Pétersbourg, nous subirons avec eux la lourde atmosphère qui y régnait alors, la révolte des marins du Potemkine qui fut suivie par une sauvage répression. Et ce n’est que deux années plus tard en 1907, que Vera verra le jour. Ses deux demi-sœurs, elle et son frère ainé Dania sont du reste, élevés par leur grand-mère Sara, celle que Vera « regrettera toute sa vie ».
Elle nous raconte avec nostalgie son enfance, ses jeux mais surtout son ouverture « très jeune » à la lecture. Elle nous fait découvrir la Saint Pétersbourg d’avant la Première guerre mondiale. Mais très vite la page se tourne tandis qu’elle suit sa mère condamnée à une nouvelle déportation en Sibérie à cause des activités politiques menchevique. Cependant, nous ne laisserons pas d’être surpris par les conditions réservées aux relégués. C’est aussi avec les yeux d’une gamine que nous allons évoluer parmi des chercheurs d’or, des Tatars, et de nomades, mais également rendre visite avec celle qui sera appelée plus tard « la grand-mère de la Révolution », Catherine Brechkovski. Très beaux passages au sujet des « soirées très arrosées typiquement russes » entre déportés mencheviks, anarchistes et même de notables. Après cet intermède qui ressemble plus pour la petite fille à des vacances qu’à un exil, le récit de son retour à Petrograd, à travers la nature sauvage, est digne d’un roman.
Et puis, Vera va continuer à grandir dans un quartier ouvrier, loin des préoccupations adultes et peu consciente des réalités de la guerre. Souvent trop seule, ses parents redoublant d’activités politiques. Jusqu’à l’arrivée de la « révolution bourgeoise » de février 1917. Puis celle d’octobre. Nous y croiserons les deux « Vera légendaires », Figner et Zassoulitch. Tandis que depuis le retour en Russie de Lénine et de son valet Trotski, le pouvoir des bolcheviks est renforcé avec la création de la Tchéka, à Moscou. Ville affamée et déchirée par la guerre civile dans laquelle les Broido emménagent. Entre deux événements historiques, Vera nous raconte l’atmosphère qu’elle rencontra lors d’une cérémonie dans une église orthodoxe, avant que celles-ci ne soient fermées et interdites, « La vieille Russie était ainsi sur le point de disparaitre à jamais ».
Ce n’est que durant l’été 1918 que la petite Vera va ouvrir les yeux sur la réalité qui l’entoure et qu’elle n’avait vécu à présent que comme dans un rêve d’enfant, « lorsque partout les socialistes révolutionnaires non bolcheviks étaient arrêtés et emprisonnés. Maman, déprimée, avait elle-même beaucoup de mal à croire ce qui se passait ». Et pour cause, sous l’ordre de Lénine, « le pays était plongé dans le chaos le plus total. Des atrocités épouvantables étaient commises de tous les côtés ? Entre armées rouges, blanche et bandes armées Vertes et Noires. Mais le pire était encore à venir ». On ne saurait mieux le dire.
La suite de son récit ne fera que le confirmer, alors que nous n’en sommes qu’aux années d’enfance de la jeune Vera. Sans trop en dévoiler, il nous faudra encore participer à un nouvel et terrible exode de Vera en compagnie de sa mère, sans argent vers Vilna, dans le but de fuir la guerre civile. Au passage, nous entendrons le récit du sort effroyable réservé aux Juifs de Svenciany.
Le reste n’étant que courses folles, entre retrouvailles momentanées avec le père de Vera dans une Vienne « déprimée » et autres péripéties. Nous séjournerons ensuite un temps, dans le Berlin du début de l’année 1920, carrefour des réfugiés russes de toutes catégories, des « blancs vaincus » aux socialistes, mencheviks, anarchistes et intellectuels persécutés par les Bolcheviks. Ainsi le célère Pavel Axelrod qui qualifiait la révolution d’octobre de « crime historique sans précédent dans l’histoire moderne ».
C’est alors que la vie de Vera va encore marquer un virage tandis qu’âgée de dix-sept ans, sa mère va l’envoyer à la Sorbonne de Paris, elle « à la scolarité jusqu’alors on ne peut plus bancale », afin d’envisager son avenir ! Les espoirs maternels seront ils exhaussés ou déçus ? S’essaiera-t-elle à plusieurs disciplines ou bien se laissera-t-elle aller à choisir une vie de bohème plus prometteuse ? Toujours est-il que nous découvrirons la peintre constructiviste Alexandra Exter et d’autres artistes hantant alors les cafés de Montparnasse, s’emmourachant des nouvelles joies du Charleston.
Comment Vera vivra-t-elle ensuite son retour à Berlin en pleine crise économique, mais surtout quel va être le destin de cette famille déjà fort marquée par une série de tristes séparations fatales. Que va devenir une Vera livrée à elle-même, puis après sa rencontre avec le dadaïste Raoul Hausmann ? Et comment réagira-t-elle devant la montée du nazisme et de l’antisémitisme ? Que deviendra son frère Dania ? Son père, mais surtout sa mère, cette « grande militante infatigable persuadée du rôle qu’elle avait à jouer en retournant en URSS clandestinement » ?
Afin de compléter la vision de Vera Broido dans son journal, nous ne pouvons que conseiller la lecture du stupéfiant ouvrage La Terreur sous Lénine des Editions l’Echappée (recensée dans la rubrique du Rat noir de mai 2024).

René Ceccatty : Monsieur Miroir



Parmi la multitude d’êtres humains vivant sur cette planète, certains se distinguent des autres et sortent du lot. D’autres se fondent dans le lot, sans non moins se distinguer ! Tel pourrait bien être le cas de Serge Tamagnot ce « photographe obsessionnel et chasseur d’autographes » dont il est question dans Monsieur Miroir, la vie extravagante de Serge Tamagnot (éd. Canoë) de René de Ceccatty.
Serge Tamagnot, ce bâtard né en 1932, à Limoges. Arraché de sa province par Marcel Johandeau (où Serge exerçait le métier de peintre sur porcelaine), avant de nouer des liens durables avec Françoise d’Eaubonne et de Violette Leduc. Tout au long de sa vie, Serge Tamagnot « à la culture hétéroclite » approcha un nombre incalculable d’artistes et d’écrivains qu’il photographia « mais dans une démarche tout à fait inverse de celle d’un paparazzo ».
René de Caccatty et un ami proche de Serge en découvrirent toute l’étendue quand ils tentèrent de trier les affaires que Serge Tamagnot « laissa dans son gourbi » après sa mort dans un ehpad, survenue à l’âge de 90 ans. Un fatras composé de lettres, photos, autographes et collages qu’il réalisa, traces et souvenirs de la vie trépidante de ce militant homosexuel de la première heure, qui participa à la création du mythique Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire. Doté d’une personnalité à part comme va nous le faire découvrir René de Ceccatty, par petites touches « fragment après fragment pour reconstituer sa personnalité comme le ferait un chirurgien plastique ». Suivant les différentes phases durant lesquelles l’auteur fréquenta cet homme qui « recherchait la compagnie de personnes peu recommandables, petits délinquants, gogo boys et ayant un goût prononcé pour les personnes ostracisées ».
René de Ceccatty démarre son récit par les images que lui ont laissées les dernières années de Serge Tamagnot. Il cite ailleurs les quelques personnes qui pour lui, ont été ses meilleurs amis et lui sont restées fidèles « pour la vie ». Réels comme, entre autres, Marcel Jouhandeau (dont Serge Tamagnot faisait fî de son passé d’antisémite et de collabo) ou Violette Leduc (à laquelle René de Ceccatty a d’ailleurs consacré un essai). Mais aussi, Jean Sénac, le poète souvent comparé à Albert Camus, dont l’auteur va nous raconter les dessous de son assassinat politique en Algérie. Plus surprenant encore, l’amitié de Serge avec Pascal Sevran. D’autres figures seront évoquées comme Marguerite Duras et Yann Andréa, Bernadette Lafont, Arletty, Jean Genet, Marcel Marceau, Léo Ferré, Juliette Greco, Simone de Beauvoir, etc. etc… Dans un second registre, l’auteur nous parle des personnages fantasmés par ce « voyeur et son goût prononcé pour toutes les personnes ostracisées ». Plus loin, René de Ceccaty revient sur sa première rencontre avec Serge Tamagnot, en 1974. L’occasion de découvrir les secrets « de son passé d’écorché vif », l’histoire de ses parents pendus à la fin de la guerre tandis qu’il était gamin, l’assassinat de Jean Sénac qui l’a traumatisé, ainsi que sa propre agression sur le pont Henri IV qui le rendit infirme. Nous le suivrons aussi en Algérie, en Grèce et à New-York. Tout au long de cet émouvant portrait, René de Ceccatty nous parle parallèlement de sa vie à lui, de son évolution et de ses expériences, « non pas pour se mettre en avant », nous précise-t-il, mais pour mieux comprendre comment lui-même avait vécu cette rencontre si singulière.

« Serge, avec sa gentillesse et ses sourires était pour ses amis et rencontres comme une sorte de marginal, une personnalité fantomatique qui vous accompagnait, circulant en coulisses pour déchirer le voile de l’illusion » ...



Tombe de Violette Leduc à Faucon (Vaucluse) photo de Justhom, mai 2025

Patrick Schindler
, groupe de Rouen de la FA

Après le titre "clin d’oeil" à une chanson de Robert Charlebois, un passager clandestin...



[ petite pensée clandestine : « "Buvez, c’est mon sang !" Ou comment autoriser la consommation d’alcool. S’il avait dit "Fumez, c’est mon pet !" La fumette serait autorisée... » Bernard ]





PAR : Patrick Schindler
Groupe de Rouen de la FA
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1

le 6 juin 2025 16:47:01 par Stef

Merci Patrick de ces chroniques qui chaque mois élargissent un peu nos horizons ...
Amitiés
Stef

2

le 6 juin 2025 16:48:23 par Corinne

Cher rat noir,
Je reste toujours pantoise devant tant de lectures si difficiles et du tonus que tu dégages pour les raconter ...
Vassiliu : merci, je n’ y pensais plus,

3

le 6 juin 2025 16:49:22 par Le rat noir

Chère Corinne
Merci pour votre commentaire, mais c’est surtout Bernard qui met en forme la rubrique et ajoute les messages et passagers clandestins qu’il faut remercier !
Patrick

4

le 6 juin 2025 17:35:06 par Dominique

Bonjour,
Un grand merci à vous pour m’avoir envoyé votre recension du livre de Yannis Kiourtsakis, Camus et Séféris, une affaire de lumière.
Vous rendez compte de l’essentiel du livre, c’est intéressant et je suis sûre que ça intéressera les lecteurs.
Juste peut-être le regret que vous n’abordiez pas la facette personnelle du livre, la vision du monde actuel qui est celle de l’auteur, mais faudrait-il tout dire ? Il est probable qu’il vaut mieux laisser aussi au lecteur sa propre lecture et ne rendre compte que de l’essentiel ?
Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’un détail ( auquel je cède par amour de la discussion ! )
Merci de m’ouvrir à des auteurs japonais que je ne connaissais pas malgré mon amour pour beaucoup d’écrivains japonais du 20ème siècle. Je vais en élargir le cercle grâce à vous.

Bien à vous,
Dominique Sierra, éditrice