Petits meurtres en démocratie

mis en ligne le 27 mai 2004

Par-delà les petites agitations électorales et les rebonds des affaires, le rythme politique qui berce notre pays plonge les citoyens dans une douce somnolence. L'actualité porte bien mal son nom tant elle pressent le déjà vu, le déjà entendu, le déjà vécu. Elle se déroule ainsi qu'une molle ritournelle où les couplets succèdent aux refrains, sans rupture, juste de vagues variations. Si certains sont allés traîner leurs guêtres dans les bureaux de vote, si d'autres ont eu beau annoncer les résultats avec un ton de bateleur de foire, las, il subsistait partout le sentiment d'avoir simplement retourné la couette avant de retomber dans la torpeur.

Disons-le : la démocratie hébète. Quand elle s'exprime ce sont des relents d'éther qui parfument l'atmosphère, et ainsi le peuple stupéfait, le geste mal assuré, se laisse guider par la voix des maîtres sur lesquels sa volonté souveraine a jeté son dévolu. Les coups pleuvent, cela arrive, et le peuple se débat, cela arrive aussi, mais dans cette ambiance ouatée il n'a pas encore achevé de protester que déjà, il a appris à se passer du bien qu'on vient de lui dérober. La tension retombe, les paupières avec, et le voilà à nouveau plongé dans son semi-coma, vaguement conscient de l'escroquerie mais résigné à l'idée qu'après tout, « la démocratie est le pire des régimes à l'exception de tous les autres ».

Est-il déconcerté, le peuple, à l'idée que ce régime s'arrange fort bien avec le meurtre ? L'État d'Israël, au nom de la démocratie, pratique depuis quelque temps l'assassinat ciblé. Dernier shoot à la roquette, lundi 22 mars 2003, sur Cheikh Yassine, fondateur et père spirituel du Hamas, si bien « ciblé » qu'il a explosé, outre son destinataire, sept autres personnes dont des passants.

Est-il troublé, le peuple, de savoir qu'un autre État, américain celui-ci, n'a pas attendu de prouver l'existence « d'armes de destruction massive » pour utiliser les siennes contre la population irakienne ? C'est au nom d'une justice immuable qu'on a tapissé le pays de bombes commandées par un pouvoir qui clame au monde entier son attachement aux valeurs démocratiques.

S'offusque-t-il enfin, le peuple, d'apprendre que les démocraties du monde réservent à leurs ennemis toujours plus de geôles pour les y laisser pourrir ? C'est à Guantanamo où depuis déjà deux ans quelques centaines de prisonniers (talibans ou non arrêtés en territoire afghan) attendent on ne sait quel sort, sans inculpation ni jugement, mais c'est aussi en France où après plusieurs années de détention préventive, on juge une dizaine de militants indépendantistes bretons, membres supposés ou non de l'ARB (Armée révolutionnaire bretonne).

Nous pourrions multiplier ainsi les exemples à l'infini. Nous pourrions aussi décortiquer chaque cas et renvoyer dos à dos les parties, conscients que les combats menés par les uns et les autres ne sont pas les nôtres. En poussant le bouchon un peu loin, nous pourrions regretter ce que les conflits d'antan avaient de bon : au moins, les factions rivales se rencontraient dans un champ, et loin du monde on s'égorgeait entre militaires. Libre aux survivants de remettre ça au prochain coup ou d'aller se faire pendre ailleurs.

Nous songeons plutôt à cette démocratie qui emprunte largement à la barbarie pour la combattre. L'ordre, la stabilité, la paix même, autant d'évocations puissantes qui portent ses lance-roquettes et justifient ses séquestrations, avec un discernement et une efficacité qui restent à prouver. « Il faut terroriser les terroristes », le mot est de Charles Pasqua, volontiers démocrate si on lui pose la question, et qui pour autant s'accommode parfaitement du commerce d'armes vendues aux plus offrants ou aux plus méritants... Âge d'or pour les uns, années de plomb pour les autres. Entre les feux des criminels légaux et illégaux, le peuple, toujours, à qui l'on demande pour l'amour de la démocratie de déposer son chèque en blanc dans l'urne, sachant qu'une bonne partie de la somme sera réservée aux crédits de défense. Ou de guerre. Tout dépend du contexte.

Si vis pacem, para bellum. C'était l'adage préféré de César. Du fond de l'antiquité romaine jusqu'à l'aube du vingt-et-unième siècle, peuple assoupi, vois ce que tu as gagné.