La Chute du Mur (partie 4)

mis en ligne le 12 novembre 2009
Le Monde libertaire : As-tu été surpris par les événements qui ont marqué la fin de l’année 1989, à savoir le succès des manifestations à Prague et la chute du mur de Berlin en novembre, puis le renversement du régime de Ceausescu à Bucarest en décembre ?

Nicolas Trifon : La conviction que les régimes s’accrochant à ce que l’on appelait dans ce temps le « socialisme réellement inexistant » allaient s’écrouler je l’ai acquise lors des grèves en Pologne de 1980 et je n’ai guère cru à la réussite des tentatives de Gorbatchev après son élection de réformer le régime soviétique. Mais autant ces tentatives me semblaient compréhensibles et inévitables, autant l’accélération des événements qui s’en est suivie, dont la chute du mur de Berlin fut le moment fort, m’a surpris. Franchement, en regardant à la télé les premières manifestations devant le siège du comité central roumain, je ne croyais pas mes yeux. Une fois sur place, le jour même de l’annonce de l’exécution de Ceausescu, quelques heures m’ont suffi pour réaliser que, plutôt qu’il ne s’est écroulé sous le coup de l’action des dissidents, des grévistes ou des manifestants, le système communiste est tombé, s’est laissé tomber en quelque sorte, sous l’œil complaisant d’une bonne partie de ses propres artisans, bénéficiaires et responsables, avec leur concours et, à la longue, souvent à leur profit. Cela s’est passé dans des conditions plus ou moins « civilisées » en Europe centrale, de manière particulièrement grotesque (et criminelle : 1 100 morts) en Roumanie et non moins grotesque, voire parfois ubuesque dans l’ex-URSS.

M.L. Un an après la chute du Mur, Iztok a cessé de paraître, à un moment où l’on parlait plus que jamais de la situation à l’Est, y compris à propos des libertaires…

N.T. J’ai eu l’occasion de m’exprimer là-dessus (cf. l’entretien dans la-presse-anarchiste.net). Je me contenterai donc de rappeler que pour ceux qui avaient vécu sous les deux types de régime politique, désormais convergents pour le meilleur et surtout pour le pire, les limites de la nouvelle dynamique à l’Est sont apparues dès le début des années 1990. Or c’est justement pendant ces années que l’on assiste à l’essor maximal du mouvement libertaire à l’Est, comme on a pu le voir lors de la rencontre internationale de Trieste en avril 1990. Par la suite, dans le contexte d’enrichissement subit des uns, d’appauvrissement massif des autres, de montée des populismes et de démagogie politicienne la situation s’est dégradée. Il faudra désormais affronter à l’Est de nouvelles formes de domination, parfois encore plus sournoises, en raison, entre autres, du maintien ou du retour aux affaires des anciens communistes, et plus brutales (dans le domaine socio-économique) que celles dont elles prenaient le relais.

Évidemment, ce n’est pas une raison pour regretter les régimes communistes. Ceux qui se posent en victimes d’un immense complot international contre le communisme m’inspirent autant de dégoût que ceux qui fanfaronnent sous prétexte que les valeurs qu’ils exhibent afin d’asseoir leur pouvoir auraient triomphé à l’Est. Toujours est-il que vingt ans après les choses ont beaucoup changé à l’Est y compris sur le plan de la contestation et que l’on peut faire confiance à la nouvelle génération de libertaires qui émerge. Aussi, en guise de conclusion, voici un message qui a circulé en roumain et en russe sur le Net sous le titre « Le 7 avril du point de vue de l’anarchiste : il n’y a pas eu d’organisation conspirative », à propos de la manifestation au cours de laquelle le palais présidentiel et le Parlement de la République de Moldavie ont été incendiés. Son auteur, après avoir rappelé comment il s’est rendu à la manifestation, en compagnie d’une soixantaine de collègues de son lycée, conclut :

« L’événement a été spontané. Personne d’autre n’était au courant : ni l’administration, ni les profs, ni les parents… Devant le palais présidentiel, c’était la bousculade. Puis les carabiniers sont arrivés et ont commencé taper sur les gens pour les empêcher d’avancer. Quelqu’un a lancé une pierre, puis il y a eu une pluie de pierres. D’où venaient toutes ces pierres ? J’ai parlé avec des gens qui lançaient des pierres et des œufs et qui disaient avoir vu quelqu’un passer dans les parages avec une caisse d’œufs. Mais personne ne les a obligés de lancer des pierres et des œufs, il n’y a donc pas eu une manipulation totale, c’était la révolte de la foule… Il est bien possible qu’il y ait eu des provocateurs, mais la foule n’a pas été autant influencée qu’on l’a dit. À la télé, on n’a transmis que des mensonges, ils ont montré les édifices attaqués mais pas les 27 000 protestataires pacifiques…

Pour la plupart, l’important était la lutte contre le communisme et l’union avec la Roumanie, pour moi le mouvement en soi. Je criais : Je refuse, je résiste, je suis un anarchiste ! »

Après avoir décrit la répression qui s’en est suivie, il conclut : « Le 7 avril a été un jour où les étudiants et les élèves ont senti que le pouvoir était entre leurs mains, qu’ils pouvaient (en plus de leur désir) changer quelque chose et réaliser quelque chose. Malheureusement, beaucoup ont profité de cet événement, nombreux sont les blessés. Je propose que l’on continue de protester pacifiquement en solidarité avec ceux ont été arrêtés. » *

 

*. Ce message figure dans Un État en quête de nation, la République de Moldavie, livre à paraître en février 2010 aux éditions Non Lieu.