Du blé pour les céréaliers

mis en ligne le 6 mai 2010
1594PaysansDans le sillage des producteurs laitiers ces derniers mois, et parmi un cortège comportant plus de 1 500 tracteurs rutilants, ce sont plus de 11 000 agriculteurs qui ont défilé mardi à Paris à l’initiative des FRSEA de quatorze régions, et avec le soutien de la FNSEA. Il s’agit essentiellement de producteurs de « grandes cultures » (céréales, colza, tournesol).
Arguant du fait qu’en moyenne le monde agricole a vu ses revenus diminuer de 34 % en 2009 (baisse des cours et progression des frais), ils demandent un « allégement des lourdeurs administratives et des charges touchant l’environnement », exigent des « mesures immédiates de soutien du gouvernement », souhaitent « échapper aux fluctuations des prix mondiaux » et « profiter des nouvelles technologies ». Dans l’univers impitoyable de la concurrence mondiale, ils pleurent des aides à l’exportation pour écouler leurs produits – aux frais du contribuable et au détriment des paysanneries des pays pauvres. L’an dernier, une réforme intermédiaire s’était traduite par un premier recul des aides européennes distribuées aux céréaliers, au profit des éleveurs et des agriculteurs des zones de montagne. Faudrait-il donc sortir les mouchoirs ? On remarquera d’abord que lorsque les (gros) agriculteurs manifestent et bloquent autoroutes et capitale, il ne se trouve aucun ministre ou représentant de l’UMP pour vilipender ces « excités qui prennent en otage les pauvres citoyens ». Mais récapitulons surtout l’évolution de l’agriculture depuis les années 1960.

Une dynamique capitaliste sans limites
Lorsque de Gaulle revient au pouvoir en 1958, deux experts, L. Armand et J. Rueff, lui remettent un rapport jetant les bases d’une nouvelle expansion économique. Heureuse coïncidence : l’industrie aura besoin de plus en plus de main-d’œuvre, l’agriculture de moins en moins. Le rapport en question exprimait précisément que « le mécanisme des prix ne remplira son office dans le secteur agricole qu’en infligeant aux agriculteurs, presque en permanence, un niveau de vie sensiblement inférieur à celui des autres catégories de travailleurs » ! Le gouvernement a donc supprimé l’indexation des prix agricoles et ce, contrairement au traité de Rome qui exigeait la parité entre les prix agricoles et les prix industriels. Mais sus à l’intégrisme !
Bien entendu, éliminer des exploitations ne pouvait suffire : il fallait, comme aux États-Unis, favoriser la concentration. Un certain nombre d’outils performants vont donc être mis en place dans les années 1960 et 1970. Prix d’orientation, prix d’intervention, aides à l’exportation, primes et subventions diverses, prêts accordés à certains, refusés à d’autres. Remembrement – réaménagement foncier – autorisant tous les abus : pratiques de passe-droits, système de copinage, intimidation, partialité de la commission lors de litiges. Il s’agissait bien de privilégier ceux qui acceptaient de s’engouffrer dans la voie de la modernisation, de l’intensification, de la spécialisation, c’est-à-dire de se plier aux impératifs des sociétés multinationales. Le « système » ne pouvait que choyer ceux dont il avait besoin, en rendant les conditions de travail des autres de plus en plus difficiles. Le résultat est à la hauteur des ambitions : 2 300 000 exploitations en 1950, 1 600 000 en 1970, 1 200 000 en 1980, 960 000 en 1990, 700 000 en 2000, environ 400 000 aujourd’hui. Une élimination minutieusement programmée.
Il ne s’agit pas de nier les difficultés qui assaillent aujourd’hui une partie de ceux qui vivaient décemment jusqu’alors. Mais de démonter cette mécanique de concentration et d’élimination qui ne peut avoir d’autres limites que l’effondrement ou le renversement du système. De dénoncer le laxisme et même la complicité des pouvoirs publics qui ont permis aux moins scrupuleux de conquérir des parts de marché, pénalisant ceux qui respectaient naïvement la réglementation. Ceux qui prospéraient il y a dix, vingt ou trente ans se sont-ils interrogés sur le sort de ceux qu’ils voyaient souffrir ? Dans un panier de crabes, ne survit que le plus fort. Quand, en février 1991, le rapport Mac Sharry propose de réduire peu à peu le soutien aux prix agricoles et aux exportations européennes pour les remplacer par une aide directe aux agriculteurs (cette aide aurait été plus forte pour les petits producteurs et les régions les plus pauvres), ce sont bien les plus gros exploitants qui sont montés au créneau pour défendre leur trésor de guerre ! Il serait délicieux de pouvoir continuer à profiter des bienfaits du capitalisme… sans en subir les conséquences logiques !
Soyons clairs : le revenu annuel moyen des producteurs céréaliers, entre 2003 et 2007, par agriculteur est de 44 000 euros en Ile-de-France, 46 400 en Champagne-Ardenne, 15 800 en Aquitaine, 15 400 en Midi-Pyrénées ! Il s’agit donc bien de défendre les revenus élevés des régions les plus riches, au détriment des zones les moins favorisées. Pendant longtemps, les céréaliers ont été les principaux bénéficiaires des aides : ils ont toujours refusé le partage, préférant les 4x4, les sports d’hiver et les placements boursiers.
Par ailleurs, le citoyen lambda sait-il que le prince Albert de Monaco reçoit une subvention de 253 000 euros de Bruxelles pour son soutien aux cultures propres et aux pratiques en faveur de l’environnement ? Désherbe-t-il le casino à la main ou au thermique ? Le même citoyen sait-il que les entreprises liées au sucre reçoivent plus de 160 millions d’euros ? Ou que le volailler Doux est le Français le mieux subventionné par Bruxelles, avec près de 63 millions d’euros, alors qu’il se développe en Amérique du Sud, réduisant les emplois en France ? Si ces chiffres, qui proviennent de la Confédération paysanne, ne suscitent pas la révolte, alors l’avenir de l’homme est derrière lui.
Il serait particulièrement instructif d’établir un bilan du patrimoine (terrains, maisons, résidences secondaires) et du train de vie des agri-managers qui absorbaient, chaque année, la moitié du budget européen, du temps où 80 % des subventions allaient aux 20 % les plus aisés. À tel point qu’un ancien ministre de l’Agriculture a pu dire : « La PAC consiste à donner une Cadillac à celui qui en a déjà une » ! Comme quoi, même un ministre peut comprendre ! Ceux qui plastronnent sur leurs tracteurs à 100 000 euros ont-ils la moindre pensée pour les saisonniers qu’ils exploitent lamentablement, pour les personnes âgées qui vont fouiller les poubelles pour manger, ou pour les travailleurs qui dorment dans leurs voitures ? Et quand un ministre rappelle que plus de 20 000 exploitants agricoles bénéficient du revenu de solidarité active, il oublie de préciser que ceux-là ne participaient pas à cette manifestation indécente.

La mafia FNSEA
Mais l’histoire ne se serait pas déroulée ainsi sans l’acharnement de la FNSEA. Née en 1946 dans la mouvance de l’extrême droite et du régime de Vichy sur le mythe de l’unité paysanne, la FNSEA a très vite adopté un fonctionnement « à la soviétique » : démagogie, mais surtout cynisme, intrigues, manipulations, chantages. Elle contrôle d’une poigne irrésistible toutes les structures liées au milieu : « coopératives », Mutualité sociale agricole, Groupama (assurances), Crédit agricole, chambres d’agriculture, Safer, instituts techniques spécialisés, conseils municipaux des communes rurales.
Cette fusion entre une organisation syndicale et le pouvoir politique proférant le même credo – le renard libre dans le poulailler libre – autorisait Luc Guyau, au moment de sa mise en examen, à déclarer : « Tout se faisait en toute transparence avec la tutelle des ministres. » La souplesse extrême du cadre légal rend parfaitement inutile le recours à l’illégalité ! À plusieurs reprises, la Cour des comptes avait dénoncé un dispositif dont la complexité ne servait qu’à masquer l’illégalité (sous-emploi des fonds recueillis, prises de décisions en l’absence de tout cadre juridique, opérations éloignées de l’intérêt général de la filière…).
C’est la toute-puissance de cette organisation mafieuse qui a relégué la lutte des classes au musée de l’histoire, qui a permis l’instauration d’un modèle unique de développement agricole utilisant la technique comme vecteur d’une idéologie totalitaire, entretenant une fuite en avant du productivisme qui conduira du veau aux hormones aux élevages hors-sol, et des farines animales aux OGM, renforçant la soumission constante des agriculteurs aux exigences des grandes firmes de l’agroalimentaire, de la chimie, de la pharmacie, des semences, de la grande distribution, et donc aux impératifs de la finance internationale. Il est proprement scandaleux qu’un prétendu syndicat ait permis de laminer des siècles d’efforts et de persévérance pour aboutir à un bilan catastrophique : disparition de millions d’agriculteurs, désertification du milieu rural, mal-être d’une profession, atteintes à la santé, malbouffe, dégradation des ressources en eau, perte de fertilité des sols, destruction des paysages bocagers, mainmise de quelques grandes firmes sur les réserves génétiques, dépendance accrue des pays pauvres…

À la conquête du pain
L’économie de marché a détourné l’agriculture de son but primitif qui est de nourrir l’homme, pour faire de ses produits des instruments de profits et de spéculation. L’industrie agroalimentaire est le troisième employeur dans l’Union européenne, et les exportations représentent 50 milliards d’euros par an. L’agriculture capitaliste a entretenu une illusion d’efficacité en reportant la plupart de ses coûts sur l’ensemble de la société, et plus particulièrement sur les générations futures. Il entre plus de calories dans l’agriculture qu’il n’en ressort. Sur le seul plan de l’alimentation mondiale, la situation est donc insoutenable.
Pendant que l’on repeint en vert dans l’hémisphère nord (engouement – encore minoritaire – pour les produits biologiques, légère remise en cause des traitements chimiques), les ravages se poursuivent au Sud, les pays pauvres sont spoliés de leurs terres arables, les peuples sont dépossédés de leur savoir-faire par la marchandisation du vivant. Face à une telle entreprise criminelle, faudrait-il continuer à croire à la farce électorale ? Faudrait-il se satisfaire d’une « politique publique ambitieuse de régulation des marchés et de maîtrise des volumes de production » ?
Un peu partout sur la planète, des populations refusent de courber plus longtemps l’échine, des résistances s’organisent, maintenant en vie l’espoir de construire une société plus juste, mais aussi plus durable. Amap, vente directe, circuits courts, groupements d’achats, coopératives de producteurs, magasins associatifs, fauchage d’OGM, jardins familiaux, occupations de parcelles, forage d’un puits, caisse de solidarité, minicentrale hydroélectrique, ferme de pisciculture, creusement ou réparation de canaux, etc. Pour que cette (re)naissance d’une conscience sociale collective conduise au renversement de tous les pouvoirs, il faut que ces initiatives convergent, qu’elles constituent une dynamique, une force sociale, un levier sur lequel d’autres pourront s’appuyer. Le fait que le système capitaliste s’essouffle, que même les premiers signes d’effondrement apparaissent, peut – doit – modifier des stratégies syndicales ou politiques ; il serait, par contre, dangereux de sous-estimer la volonté de répression de ceux qui le soutiendront jusqu’au terme de sa logique, face à ce qui peut le déstabiliser. Les grands fauves blessés sont toujours redoutables.