Soutien ou trahison

mis en ligne le 5 juin 2010
L’une des concrétisations institutionnelles du discours léniniste est l’organisation d’un parti centralisé, qui est toujours supposé éclairer et diriger les masses laborieuses. Les écrits de Lénine et de Trotsky se basent sur une analyse cruciale, selon laquelle les ouvriers ne seraient pas en mesure de s’organiser seuls autour de principes socialistes, mais tout au plus capables d’un vague syndicalisme de base. Pour accéder à une conscience politique globale, ils auraient par conséquent impérativement besoin d’un parti qui les guide et d’une direction communiste éclairée. Ce schéma comporte des aspects autoritaires, élitistes et bureaucratiques qui ont souvent été critiqués et contredits par la réalité de mouvements auto-organisés, mais il a été maintenu jusqu’à maintenant, au sein des organisations trotskistes. « Les dirigeants trotskistes, issus de la tradition léniniste, ne veulent pourtant rien entendre qui pourrait mettre en doute l’existence des partis qui déterminent toute leur vie. Ils font donc le choix de contrer les expériences et mouvements de démocratie directe qui échappent à leur contrôle » (Alexander Neumann, « Répétition ou dissonance. Comment se débarrasser du trotskisme ? », Réfractions, n° 23, 2009).
À Vitry-sur-Seine, un collectif de sans-papiers existe depuis quelques années. Un délégué syndical en est devenu membre et délégué. Son avis était de rejoindre le mouvement des sans-papiers mené par son syndicat ; mais, travaillant dans des entreprises différentes et en dehors de Vitry, les sans-papiers ont préféré rester groupés et lutter dans leur ville, en occupant le centre des impôts puis, après en avoir été évacués, son trottoir. Ils ont reçu un large soutien de la population, dont quelques personnes (des citoyens anonymes) ont rejoint le « comité de soutien » qui s’est alors organisé avec des syndicalistes, des politiciens, des militants de gauche multicartes et des élus.
Son mode de fonctionnement est celui des organisations auxquelles ils appartiennent. Ainsi, de réunions en « commissions », il ne se décide finalement pas grand-chose : pour l’essentiel, un petit groupe de gens, plus ou moins unis voire opposés selon les circonstances, préfèrent rester entre eux. Ils prennent part aux réunions des sans-papiers, les « président », comme celles des soutiens, et annoncent les décisions prises en appelant à participer. Leur mainmise est acceptée plus ou moins docilement, l’accord se faisant sur la nécessité de guider les sans-papiers (ils leur parlent comme à des enfants) – le plus souvent vers un cadre légal – et les désaccords intervenant sur la direction à prendre.
Officiellement, tout le monde soutient la lutte que les sans-papiers mènent « eux-mêmes » ; cependant, pendant toute la durée de l’occupation, les sans-papiers auront dû répondre par leur détermination à toutes sortes d’arguments pour la stopper. Ils n’ont pas cédé à la menace d’une intervention policière imminente, « d’après plusieurs sources ». Ils auraient toutefois décidé, après une AG, de lever leur piquet de grève ; mais ils sont venus en nombre rappeler, pendant la réunion de leurs « soutiens », que, grévistes ou pas, tous faisaient partie d’un collectif en lutte pour un même objectif, leur régularisation, et que seuls ceux qui dormaient sur le trottoir pouvaient décider d’en partir.
Depuis que la préfecture leur a porté un coup fatal en ordonnant leur évacuation, les tracts signés du collectif continuent d’affirmer que « la lutte continue » et même qu’« elle s’amplifie » ; or, sans lutter, les sans-papiers ne peuvent obtenir des régularisations que par la voie administrative sur critères (le cas par cas) dont plus de neuf sur dix sont exclus, et on entend toujours dans les manifestations des sans-papiers : « Cas par cas, on n’en veut pas ! ». Désormais, on entend toujours dans les réunions des « soutiens » : « Forcément, on fait du cas par cas ! » L’« obtention » d’un formulaire à remplir est considérée comme une « victoire », et l’envoi postal de demandes individuelles de régularisation comme un « dépôt » collectif. « Exigeons l’examen de nos dossiers », réclame le dernier tract…
Ces ambiguïtés permanentes cachent autant de contradictions. Levez ces ambiguïtés et donc montrez ces contradictions, alors se révélera rapidement le caractère autoritaire des principaux « soutiens ». Il vous faudra insister un peu car les prises de parole sont toujours encadrées. Les « soutiens » ne supportent pas les questions et préfèrent d’abord les ignorer ou y répondre évasivement, puis ils dénigrent ceux qui les posent et, enfin, veulent les exclure. Le vote fait bien sûr partie de leur panoplie : pour contraindre sans recourir à la force, rien de tel que la démocratie et son obligation de suivre la majorité (qu’on invente au besoin) et l’appel à l’unité (urgente) qui l’accompagne – « unité » qui est, en fait, division (isolement et séparation de ceux qui luttent, stratégie du chacun pour soi pour obtenir sa régularisation) et appel à l’obéissance avec rappels à l’ordre au besoin ; ceux qui questionnent sont alors « des emmerdeurs ».
« Grâce » à leur « comité de soutien », presque 150 sans-papiers ont posté, après avoir cessé leur lutte, toutes les informations et documents que leur demandait la préfecture (les concernant, ainsi que leurs hébergeants, famille, employeur), y compris la photocopie de leur passeport valide (ce qui simplifie une expulsion), pensant ainsi pouvoir obtenir leur régularisation, alors que beaucoup n’ont clairement aucune chance ; car faire du cas par cas en voulant maintenir l’illusion qu’on lutte, c’est faire ce que même les associatifs prônant le cas par cas refusent de faire au sujet des sans-papiers dont les dossiers ne laissent aucun espoir : « les conduire à l’abattoir préfectoral ». C’est pourtant pour ne pas y aller qu’ils ont rejoint le collectif, pour tenter d’obtenir un papier par la lutte, seul moyen d’y parvenir pour la plupart.
Cette lutte, ils l’ont menée courageusement parce qu’« être esclaves », ils n’en voulaient plus, et ils finissent par la trouver plus dure encore que de rester exploités sans lutter ; cette lutte, par tout ce qu’elle leur a apporté – y compris l’espoir d’une régularisation enfin possible –, les aide encore à tenir. Depuis qu’ils ont quitté l’endroit où ils sont nés mais et où ils ne pouvaient vivre, ils se demandent où ils vont bien pouvoir aller : pas ici, leur fait dire le gouvernement dès leur arrivée en France ; ailleurs, veulent les persuader leurs « soutiens » quand ils occupent le trottoir des impôts ; où ils pourront, leur répond la mairie après leur avoir intimé de quitter la salle prêtée après leur évacuation ; en rétention puis « chez eux », leur fait savoir le préfet en leur notifiant des arrêtés d’expulsion ; sur Mars, suggérait Tidiane…
Ceux qui ont dormi des mois en plein hiver devant le centre des impôts, qui ont perdu leur chambre plutôt que de cesser la grève, qui restent parfois la journée sans manger parce qu’ils n’ont pas d’argent et qu’ils ne trouvent plus de boulot, s’entassent aujourd’hui dans des logements dispersés. En attendant la réponse « bienveillante » de la préfecture, ils continuent de manifester ponctuellement (les absents sont pointés) sous les drapeaux des organisations qui les « soutiennent ». Segadoua a été mis de force dans un avion malgré huit années de fiches de paie à son nom et plusieurs membres de sa famille déjà régularisés. Une ligne lui est consacrée dans le dernier tract, qui arbore, comme toujours, la devise du Collectif des travailleurs sans-papiers de Vitry (CTSPV) : « Unité – Solidarité – Lutte » (collectif, qui, malgré son nom, a toujours rappelé qu’il voulait la régularisation de tous ses membres, travailleurs ou non).
« Une des particularités de la lutte des intérimaires sans-papiers de Viry-Châtillon est qu’elle a été dirigée par un comité de grève des travailleurs en lutte. Le protocole de fin de conflit a été signé le 5 janvier 2009 entre ce comité de grève et la direction de l’entreprise. Nous avons été capables de diriger notre lutte, de la gagner (30 régularisés sur 31), par nous-mêmes de bout en bout. C’est parce que nous n’avons pas attendu des sauveurs (syndicats, associations, partis politiques), que nous nous sommes même opposés à eux lorsqu’ils ont voulu nous déposséder de la direction de notre lutte, la freiner, au nom de notre intérêt, que nous avons gagné. J’espère que l’histoire de cette lutte dans l’Essonne sera instructive pour les travailleurs, afin qu’ils dirigent eux-mêmes leurs luttes à venir. C’est une des conditions nécessaires à leur victoire » (Waraa, « Comité de grève de Viry-Châtillon », Ni patrie, ni frontières, octobre 2009).

Nicolas, groupe d'Ivry