De l’irresponsabilité du capital

mis en ligne le 16 juin 2010
1599MondePasMarchandiseIl y a des phrases qui vous renversent. Celle que je vais vous citer ne vous renversera probablement pas. Mais elle m’a renversé. Et j’en ai eu un peu honte, parce que l’idée n’a rien de neuf. Elle est connue de millions de salopards qui en profitent, et de millions de leurs victimes. Voici la forme sous laquelle elle m’a renversé, telle qu’exprimée par l’excellentissime Georg Simmel à la page 431 de Philosophie de l’argent : « Seul l’argent pouvait mettre sur pied de telles communautés ne portant aucun préjudice au membre individuel. » Ah, les bons élèves, guère renversés, ont quand même remarqué que cette phrase n’est pas sans lien avec le titre.
Creusons. L’une des inventions les plus intelligentes, et peut-être la plus dangereuse, du capital, s’appelle le partage des risques (les bons élèves savent que la version la plus récente s’appelle « titrisation »). Rien de bien méchant au début. Le transport maritime au XVIe siècle était hautement risqué : naufrages, pirates, tempêtes, capitaines pris d’un soudain désir d’autonomie, voire équipages pris d’un soudain désir d’autonomie. Pour diminuer les risques, les marchands ont décidé de ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier. Au lieu d’investir mille ducats sur la cargaison d’un seul bateau (dix mille ducats de bénéfice quand le bateau revenait bourré de poivre, mille ducats de perte s’il ne revenait pas), ils investissaient mille ducats sur les cargaisons de dix bateaux. Bref, cinq mille ducats de bénéfice garanti (en admettant la perte d’un bateau sur deux, un taux irréalistement élevé), au lieu d’une chance sur deux de perdre mille ducats. Génial. C’est à ça que la Hollande et l’Angleterre durent leur prospérité. Au XIXe siècle, l’idée fut appliquée à grande échelle, dans les diverses formes de société à responsabilité limitée (oui, une des formes s’appelle Sarl). Par exemple les sociétés par actions. L’idée est la même : on investit à plusieurs pour diminuer les risques. Mais !
Mais avec les Sarl et le zoo du même genre, on introduisit une diabolique innovation, la responsabilité limitée. Le mot signifie que si la société emprunte un million, et qu’elle ne peut pas le rembourser, vous, qui avez investi dix mille, vous ne devez pas un million. On ne vous reprend que vos dix mille.
Même si dans l’intervalle vous avez gagné cent mille.
Votre gain, c’est du passé, on n’y regarde pas le jour où la société est incapable de rembourser le million.
Ça se fait tous les jours. J’ai eu une employeuse dont la joyeuse spécialité consistait à sodomiser (métaphoriquement) les banques en leur empruntant de l’argent qu’elle ne leur rendait pas, et ses employés en ne leur payant pas leur salaire. Mais les chèques de ses clients, ça oui, elle vivait dessus. Elle faisait faillite tous les deux ans et recommençait avec des prête-noms. Passons.
L’important est que ça explique bien des choses à grande échelle. Vous, salarié, travailleur indépendant, chômeur, etc., quand vous ne pouvez pas payer vos dettes, on vous prend tout ce qu’on peut. Pas moyen de dire « Ah mais, je n’ai que pour tant d’actions ». Mais les investisseurs, les employeurs, bref les capitalistes, ont inventé la machine à ne pas perdre.
Aux dépens de qui ? Certes aux dépens d’autrui :
1) aux dépens des banques, qui ont de quoi se rattraper, et qui, souvenez-vous, créent de l’argent à chaque fois qu’elles en prêtent ;
2) aux dépens des petits actionnaires, dont la petite cupidité nourrit la grande cupidité des grands actionnaires ;
3) mais surtout aux dépens des salariés. Quand les entreprises licencient, voit-on le PDG, quelques jours après, mendier un sandwich à la porte du bistro ?
Les économistes défendent tous les mécanismes de protection des faillis et font toujours remarquer que la superpuissance économique, les États-Unis, sont le pays où faire faillite ne coûte à peu près rien. Au failli. Car, disent-ils, ainsi moins de personnes ont peur d’entreprendre. Et plus de personnes entreprennent, plus le pays est riche.
Mais alors, d’où viennent toutes ces maisons qu’on reprend aux dupes des crédits à taux variables, aux naïfs qui ont cru que, puisque le crédit fait du bien aux gros, il est encore meilleur pour les petits ? « De telles communautés ne portant aucun préjudice au membre individuel. » À la librairie du Monde libertaire, parlez à Laurent de solidarité de classe. Il vous rappellera que le meilleur exemple de solidarité de classe est donné par les riches.