Trafalgar-Square, Place de l'Étoile

mis en ligne le 1 octobre 1961
Ce soir-là les crieurs de journaux furent à la fête. Enfoncé le pétard foireux contre Père Grand.
« Embouteillage monstre autour de l'Étoile – Des milliers de manifestants assis sur la chaussée bloquent la circulation – Brigitte Bardot, Françoise Sagan, Jean-Paul Sartre, Alain Robbe-Grillet, etc…, qui participaient à cette protestation contre l'armement atomique, ont été appréhendés – François Mauriac, prix Nobel de Littérature, qui appartenait au comité d'organisation et avait refusé de ne pas appeler à manifester s'est vu condamner à huit jours de prison ferme. »
Hélas ! cent mégatonnes de fois hélas ! il ne s'agit que d'un rêve.
Quand il se repose un instant sur les lauriers dialectiques, les préoccupations de J.-P. Sartre ne dépassent pas de vagues hypothèses sur le transport de valises imaginaires et Mme Sagan continue de donner des autographes. Encore ceux-là ont-ils pu croire un instant qu'ils acceptaient d'importantes responsabilités. Quant aux autres… Confit dans l'oint sacré, Mauriac oscille entre le narcissisme sénile et la brosse à reluire pour « 45-fillette ». Mme Bardot fait des dollars avec son tralala, nourrissant peut-être le secret espoir qu'on lui épingle un jour la grand-croix sur le croupion. Et passons sans les nommer tous ceux de la meute va-t-en guerre : après eux le déluge radioactif.
Bien sûr nous avons l'Algérie, mais ce n'est pas à nous qu'il faut reprocher de l'oublier. Et pourtant, comparée à une guerre atomique, l'affaire d'Algérie n'est qu'une écorchure envenimée au genou d'un gamin turbulent. Cette guerre nous ne devons pas cesser de la combattre, mais si nous oublions pour elle l'immense danger qui menace le monde, nous aurons certainement à continuer notre lutte au pays des fantômes.
Des hommes qui se disent d'État jouent une partie d'échec où les pièces sont des détonateurs de bombes A, H ou à neutrons. Ils ne sont même pas certains que l'échiquier ne leur sautera pas au nez sur un simple coup de bluff. Alors que ce sont eux les fous, Kennedy, Khrouchtchev et leurs suites d'aberrants qui soumettent impunément le monde au régime de la douche écossaise.
Or nous ne sommes en France que quelques-uns à tenter de barrer la route à ces criminels. Il est vrai que cette apathie semble à la mesure des prétendues pièces de musée que s'amuse à faire construire notre Mégalomane, mais la mort qui nous guette se moque des frontières et des différences économiques. Ce n'est pas un soudain accès de snobisme qui nous fait citer un peu du tout-Paris : la survie des futurs atomisés sera l'œuvre des futurs atomisés eux-mêmes.
De l'autre côté de la Manche ils savent cela. Le 17 septembre au soir des milliers de Britanniques ont occupé le macadam mouillé de pluie de Trafalgar-Square, hommes et femmes, jeunes et vieux, vedettes et inconnus, tous venus à l'appel d'un philosophe batailleur presque nonagénaire. Je ne sais si Bertrand Russell fut un jour décoré par la reine d'Angleterre, mais les honneurs qu'il a reçus, il a su les ranger, comme la menue monnaie, dans sa poche et son mouchoir par dessus, car il paraît être de ceux qui ne bavent pas d'épilepsie devant un cordon. Depuis qu'il est en âge d'homme celui-là essaie de prévenir les gouvernés contre la duplicité des gouvernants. Pour ce même combat il fut emprisonné en 1914 comme il vient de l'être en 1961.
Pour que les peuples puissent prendre conscience du danger qu'on leur fait courir il faut qu'ils soient au courant de ce danger. Il faut obliger la presse à le dénoncer indirectement, puisque participant au complot, elle refuse de le dénoncer ouvertement. Des millions d'Anglais qui savent seulement vaquer à leurs occupations quotidiennes apprennent qu'est en train de croître chez eux le nombre et la combativité de ceux qui s'attaquent à l'armement atomique… pour commencer. Et à l'armement atomique de l'Angleterre… pour commencer.
Pour désamorcer cette force de frappe qu'on s'ingénie un peu trop à minimiser, et que nous paierons un jour de notre vie, quand serons-nous des milliers à occuper la place de l'Étoile… pour commencer ?

Marc Peher