De l’indignité de quelques anciens Jeunes libertaires ibériques

mis en ligne le 3 octobre 2010
Le mouvement libertaire, sous toutes les latitudes, à différents moments de son histoire, a connu des affrontements internes d’intensité variable, liés à la nature des analyses des réalités sociales et économiques toujours changeantes, au choix des moyens pour les subvertir mais aussi à des rivalités de personnes quelque peu égolâtres. « Libertaire » est bien commode puisque le qualificatif recouvre l’anarchiste, individualiste ou fédéré, le communiste libertaire, l’anarcho-communiste, l’anarcho-syndicaliste, etc. Que les camarades qui lisent ces lignes pardonnent ce bref rappel qui a tout du truisme simpliste.
Il serait sûrement instructif d’identifier et de ranger en fonction de leur nature les arguments ou les invectives échangés lors de ces polémiques. Quoi qu’il en soit, le mouvement libertaire, par essence, place le libre débat au cœur de sa dynamique, de sa praxis diraient certains. Ce qui n’a pas exclu, il s’en faut – même si on peut le regretter –, les coups bas, les manipulations, l’exclusion douteuse. Il y a néanmoins des limites que ce mouvement n’a pas franchies. Cet « au-delà » du débat véhément a été et est occupé, traditionnellement, par la police au service du pouvoir en place, puis, au XXe siècle, par le fascisme et le stalinisme. Le stalinisme y tient une place de premier choix. Les moyens mis en œuvre pour disqualifier l’adversaire ont été d’une brutalité et d’une bassesse extrêmes. La disparition dans un goulag, la liquidation physique d’un « opposant » n’ont jamais été que le prolongement d’une entreprise qui débutait par la fabrication de la figure de l’« ennemi du peuple », cet opposant au régime communiste qui, selon ce même régime, n’usait que de moyens toujours plus « vils ». À l’aune de l’imagination débridée des néfastes bureaucrates staliniens, « social-traître » n’a été qu’une aimable condamnation. Encore un rappel banal mais nécessaire.
Cette plongée dans le monde marécageux du mensonge sans limites, de l’indignité, de la falsification érigée en tactique n’est pas agréable. Tant s’en faut. Mais lorsque d’anciens militants en France des Jeunesses libertaires ibériques (FIJL) des années soixante s’y installent, il est indispensable de le relever et de s’y opposer véhémentement. Leur propos n’est pas, bien sûr, de liquider des « ennemis » déjà disparus. Mais il reste leur mémoire qu’il s’agit de salir. Dans un livre publié en Espagne 1, Gurruchari et Ibañez racontent à leur façon l’histoire du Mouvement libertaire espagnol (MLE) en exil pendant cette décennie et, comme le titre l’indique, ils témoignent avant tout des activités de la FIJL. L’analyse critique approfondie de l’ouvrage est à venir. Mais, sans plus attendre, il est dans ce récit un point, livré presque en passant, dont la gravité n’échappera à personne : alors que les approches entre différentes tendances du MLE, en particulier entre les activistes des Jeunes libertaires (JL) et le courant majoritaire de l’anarcho-syndicalisme représenté par la CNTE (appelé le plus souvent par Gurruchari et Ibañez courant esgléiste 2), divergent de plus en plus, nos auteurs accusent ce dernier d’avoir livré à la police française les informations concernant le réseau constitué autour de la FIJL !
Un bref rappel historique s’impose pour la clarté du propos. En 1961, le MLE réuni en congrès à Limoges réussit sa réunification après la longue période de division qui suivit la scission de 1945. À l’origine de cette séparation fratricide, le rapport à la « politique ». À gros traits, le courant largement majoritaire (appelé souvent « rue de Belfort » ou « esgléiste » comme indiqué plus haut) prône le retour aux fondamentaux de l’anarcho-syndicalisme et rejette sans appel l’épisode de la participation du Mouvement libertaire à la machinerie étatique pendant la guerre d’Espagne. Pour les « possibilistes », qui sont à l’origine de la scission, l’alliance politique et la participation aux instances gouvernementales de l’exil républicain constituent toujours des moyens d’action légitimes. Ce clivage se reproduit à « l’intérieur ». En 1961, en Espagne, après d’innombrables tentatives de réorganisation entreprises dès 1939, avec un succès certain jusqu’au début des années cinquante, la brutale répression qui a multiplié condamnations à mort, liquidations physiques et très longues peines d’incarcération a laminé le mouvement et annihilé son incidence socio-économique.
Lors de ce même congrès, un organisme d’un type nouveau, eu égard aux structures organisationnelles classiques du MLE, est créé : le DI (Défense intérieure). « Cette section est secrète et doit garder secrets les noms de ses composants ainsi que ce qui concerne son activité. » Y sont représentées les trois branches du mouvement : la CNT, la FAI (Fédération anarchiste ibérique) et la FIJL. Cette section secrète (qui ne le sera guère en réalité) convient particulièrement aux nouveaux jeunes activistes libertaires, dont celui qui va faire figure de « leader », O. Alberola, fraîchement arrivé du Mexique en compagnie de Garcia Oliver. Ce dernier, connu comme anarcho-bolchevique, qui a proposé en son temps la création d’un Parti ouvrier du travail (Pot), voit cette initiative d’un très bon œil et le conduit à sortir de son retrait organisationnel. Alberola, lui, a fait ses classes d’agitateur en soutenant activement au Mexique le mouvement fidéliste naissant.
Le DI est la structure de combat « armé » qui privilégie le recours à l’action violente à portée médiatico-symbolique (charges explosives, mitraillages, enlèvements) et doit préparer un attentat contre Franco. Il semble que l’exil réunifié constate la difficulté à poursuivre son action traditionnelle d’aide clandestine à la reconstruction du mouvement anarcho-syndicaliste en Espagne (pourtant, en 1961, une nouvelle structure clandestine nationale s’est mise en place après quelques années de grand vide). Dès lors, il écoute les sirènes nouvelles qui exaltent le coup médiatique et l’aventure clandestine à la façon des « terroristes » socialistes-révolutionnaires mais en évitant de faire des victimes. Franco, la cible par excellence, mourra dans son lit et nous sommes ici tous d’accord pour le regretter. Par contre, ces mêmes néo-agitateurs d’alors écrivent maintenant l’histoire comme des staliniens.
Dès l’été 1962, une série d’actions de ce type est menée, en Espagne surtout. Elle sera très vite suivie d’une vague d’arrestations, toujours en Espagne, dont l’ampleur surprend encore nos auteurs. L’année 1963 va montrer combien l’effet politico-médiatique de ces actes symboliques est négligeable au regard du prix payé. Au terme d’une équipée – plus qu’une opération – destinée à préparer un attentat contre Franco, Delgado et Granado sont arrêtés à Madrid, condamnés à mort et très rapidement exécutés. En outre, la presse attribue leur action aux… communistes ! Pour évoquer cet épisode dramatique, nos auteurs usent et abusent des « malheureusement », « par malchance », « en principe ». Mais tenons-nous en là. Bien entendu, le bilan de ces actions n’est pas le même pour les différentes composantes du DI. Et les Jeunes libertaires accusent rapidement la tendance majoritaire cénétiste de faire obstruction, d’être ni plus ni moins la responsable des échecs.
Toute cette agitation n’a pas laissé indifférente la police française tant parce qu’elle ne peut que surveiller cet activisme de sensibilité anarchiste aux ramifications européennes, qui manipule armes et explosifs, que parce qu’un geste de bonne volonté à l’égard de l’Espagne franquiste sert les intérêts des futurs investisseurs français dans un pays qui décolle économiquement. Aussi, dès septembre 1963, un certain nombre de libertaires de la mouvance FIJL sont arrêtés. L’organisation elle-même est interdite peu après. On remarquera en passant que les auteurs donnent comme date de l’interdiction le 15 octobre et le 4 novembre 1963. Et ici, en rapportant cet épisode presque cinquante ans après, nos auteurs, sans mollir, encore portés par une sorte de « haine » à l’égard du courant historique qui rassembla en exil le plus clair des militants et acteurs de la guerre et de la révolution espagnoles, n’hésitent pas à lui attribuer la paternité des informations recueillies par la police et consignées dans un document 3 où figurent les objectifs, les méthodes ainsi qu’une longue liste de noms des activistes du réseau à interroger et à perquisitionner.
« La précision et la portée des détails ont amené certains à penser qu’une main très haut placée dans les hautes sphères libertaires [sic] participa à la rédaction du document de la police française. Dans certains cas, le secteur cénétiste anti-DI a été mis directement en cause. On a aussi soupçonné certaines amitiés ou certains engagements envers le policier Tatareau (DST) chargé de la surveillance des réfugiés espagnols dans la zone de Toulouse/frontière (Germinal Esgleas, Ramon Liarte, Si on poursuit cette piste, il est logique de ne pas trouver normal que parmi tant de détenus… ne figurait aucune personne de la tendance Esgleas et Federica Montseny 4. » Et un peu plus loin, Gurruchari et Ibañez, benoîtement, trouvent la raison qui explique un acte qu’habituellement on qualifie de félonie : « Il est possible que l’objectif de ces détentions n’était pas tant la neutralisation de militants de la FIJL […] que de peser, dans une direction déterminée, sur les résultats de la confrontation des distinctes tendances qui s’affrontaient au sein du ML. »
Résumons : la tendance esgléiste n’a pas hésité à donner à la police un ensemble d’informations concernant la mouvance FIJL pour pouvoir l’emporter dans la bataille des tendances au sein du MLE, et en particulier à l’intérieur du DI. Cette esquive de l’accusation frontale (mais comment prouver cette calomnie !) s’accompagne d’une pseudo-analyse qui prétend conforter la vraisemblance de la version. Ah la belle infection stalinienne ! Les mis en cause sont morts. Le temps passant, cette tendance, qui n’a jamais été que l’essentiel de l’exil anarcho-syndicaliste, est maintenant réduite à un tout petit nombre. Quelle que soit l’appréciation qu’on peut porter sur son activité après la réunification de 1961 – rigidités, erreurs mais aussi volonté de ne pas démissionner envers et contre tout, de participer au renouveau des idées libertaires dans le développement des nouvelles réalités espagnoles –, il est hors de question de laisser passer et de ne pas s’élever contre une telle indignité qui bafoue ces hommes au plus profond de ce qu’ont signifié leur vie et le mouvement qu’ils ont porté. Il n’y a pas si longtemps, nos deux faussaires, qui écrivent pour leur plus grande gloire et probablement pour l’histoire, auraient eu à s’expliquer, sévèrement. Il n’y a pas de raison que ça change.

Oscar Borillo

1. Salvador Gurruchari et Tomàs Ibañez, Insurgencia libertaria Las Juventudes Libertarias en lucha contra el franquismo (Agitation libertaire. Les Jeunesses libertaires en lutte contre le franquisme), Virus editorial, 2 010.
2. Du nom du compañero Esgleas, appartenant à la tendance anarcho-syndicaliste majoritaire. L’organisation l’a plusieurs fois désigné pour occuper le Secrétariat intercontinental. On remarquera et regrettera qu’une fois de plus le recours à la personnalisation soit un artifice commode pour éviter l’essentiel : la CNTE dont il est question ici a été un vrai mouvement collectif qui ne saurait être réduit à quelques têtes. Ses choix ont été l’expression de sa volonté. Reconnaissons que Gurruchari et Ibañez n’utilise pas l’expression de « clique esgléiste ».
3. Ce document reproduit dans l’ouvrage aurait été transmis de l’intérieur de la DRG (Direction des renseignements généraux) à un journaliste du Canard enchaîné qui l’aurait transmis à la FIJL.
4. Dans cette liste ne figurent ni Alberola, ni Guerrero Lucas – ce dernier a vite été soupçonné d’être un agent franquiste, ce qu’il nie actuellement, et nos auteurs, sans trop s’aventurer, semblent lui donner raison –, qui sont alors les organisateurs principaux et bien visibles des actions des « Jeunes libertaires ». Dans le livre, les explications à cette absence sont… rapides.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


mesudamolt

le 7 juillet 2013
Buenos días;
Encontrar todavía en 2010, lo que me extrañaba y me causaba al mismo tiempo pena, ya en1960 a mi llegada a Carcassonne, era la "geguerre", entre las diferentes ideologías que había entre los refugiados de la guerra, y de la ignorancia crasa en la que se encontraban, con relación a la situación de España en esa época; bien que franquista.
Un camarada me explicaba como en España había el 85 % de analfabetos, mientras yo le sostenía que no debía de ir más allá del 15%. E bien, parece que yo era un “hijo a papa”, en afirman pareja enormidad.
Yo me llenaba de pena, cuando me afirmaba su vuelta a España a la muerte del dictador, pensado cuan infeliz seria al no reconocer el país que él se había forjado.
Las luchas pasadas, son eso, pasadas. Ahora es cuestión de regenerar este país de estos hampones que nos han, y están llevándonos a la miseria