Objection de conscience : que les insoumis lèvent le doigt !

mis en ligne le 17 janvier 1985
Avant 1981, il y en avait 59 % ; puis 38 % en novembre 1981 ; 19 % l’année suivante et finalement, le chiffre actuel doit s’établir à 5 %. De quoi s’agit-il ? De la proportion de matière grasse dans un quelconque produit de consommation courante ? Non, il s’agit de l’évolution du pourcentage d’insoumis au service civil lors de l’incorporation des objecteurs.
En juillet 1984, lors d’un article (M.L. n°538), je posais la question de la transformation de cette lutte antimilitariste qu’est l’objection en constatant la démobilisation du mouvement. « En maniant la carotte et le bâton, le gouvernement socialiste a donc désamorcé la luttes des objecteurs-insoumis… » Et je terminai en indiquant : « Ce qui serait le plus à redouter, c’est de connaître une « situation à l’allemande » où les objecteurs, totalement « dépolitisés » accepteraient les règles du jeu imposées par le gouvernement (…) [ils seraient] contrôlés et définitivement soumis. »

Objecteurs soumis
Aujourd’hui, le constat est clair : à l’exception d’une minorité organisée au sein du Mouvement objection collective, dont je reparlerai au cours de cet article, les objecteurs apparaissent « définitivement soumis ». Ont-ils perdu la lutte face à la répression gouvernementale ? Se sont-ils rendus à leurs affectations, contraints et forcés, acceptant pour quelque temps d’offrir un profil bas ? La paix des braves, quoi ? Pas du tout, il n’y a pas eu de combat ! Défaite totale du mouvement, par abandon.
Passe encore que ceux qui, avant 1981, grenouillaient pour obtenir un service civil conforme à leur désir, se satisfassent du statut accordé par les socialistes. Ils ont négocié, accepté le « compromis » (sic), et recherchent une « véritable alternative aux problèmes de Défense » (resic). Grand bien leur fasse, ils n’ont jamais été antimilitaristes… Qu’ils continuent à organiser des stages où des intervenants militaires leur expliqueront l’« Organisation et (les) fonctions de la Défense nationale », cela les rapprochera encore plus de M. Hernu. Peu m’importe ces objecteurs ! Mais ceux qui se disent antimilitaristes, qui relient cette lutte à celle contre l’État ; libertaires et anarchistes, où êtes-vous ?
Vous avez conscience que le service civil n’est qu’une alternative au service national, au même titre que la coopération, par exemple. Vous savez, syndicalistes, qu’un objecteur affecté n’a aucun droit, syndicaux ou politiques : pas de grève, de démission ou de refus d’obéissance… Cette situation représente assez bien d’ailleurs le statut que le patronat aimerait établir pour tous les salariés. Ne parlons pas du salaire qui ridiculise celui des « tucards »… Vous n’ignorez pas que, pour la plupart, vous remédiez aux absences de l’État ou des collectivités publiques, replâtrant le système défaillant et agissant dans des secteurs non rentables pour eux : environnement, protection de la nature, réinsertion, aide aux défavorisés, chantiers, maisons des jeunes et de la culture, etc. Tout domaine que l’État et le capitalisme souhaiteraient voir prendre en charge par des bénévoles ou des salariés de seconde zone… Alors, qu’espérez-vous ?

Insoumission toute !
Avez-vous abandonné le terrain de lutte antimilitariste ? Préférez-vous agir, au sein de vos affectations, auprès des consommateurs, des immigrés, des rapatriés ? L’investissement militant peut être intéressant, mais que devient le combat antimilitariste ? Je comprendrais ce changement d’objectif s’il correspondait à un abandon forcé par la répression. Mais ce n’est pas le cas !
Bien au contraire, actuellement existe une possibilité unique de recréer une situation de refus du service civil, le gouvernement ne souhaitant pas s’engager sur le terrain de la répression, surtout publique, risquant de ternir son image de marque, déjà bien oblitérée sur les questions de liberté (écoles « libres », « liberté » de se gaver de la bouillie NRJ, etc.). Que constate-t-on lors des procès d’objecteurs-insoumis ou d’insoumis totaux ? Lorsqu’il y a procès, bien sûr ! Car les autorités semblent vouloir éliminer le problème en réformant à tour de bras. Donc, lorsqu’il y a procès, et que les autorités constatent un soutien qui risque de constituer abcès de fixation, les peines sont relativement modestes. Le refus d’affrontement direct est évident ; le gouvernement préfère parfaire la militarisation de la société en douceur (protocoles d’accord, instruction civique, réorganisation de l’armée de terre, etc.), plutôt que de montrer un visage brutal et autoritaire. Saisissons cette opportunité et développons l’insoumission au service civil : seul acte antimilitariste légitimant l’objection de conscience. Certains pourront juger que cet appel à l’insoumission ne mesure pas les risques encourus par ceux qui font effectivement le choix. Rien de plus faux, ayant connu cette situation, je suis à même d’en apprécier les conséquences ; et reste prêt, à tout moment, à affronter la justice pour continuer la lutte antimilitariste.

Convenance personnelle
On peut constater comme Pierre Martial : « [qu’] apparaît une nouvelle catégorie d’objecteurs. Pas vraiment de « conscience ». Pas forcément antimilitaristes. Pas réellement politisés. Plutôt hostiles aux « grandes idées » et à priori méfiants face à toute structure collective. Nullement « opposés à l’usage personnel des armes pour motifs de conscience », ils détournent la loi à leur profit afin de s’aménager une « planque » leur permettant d’éviter le service militaire. Ce sont des objecteurs « par convenance personnelle » (Magazine libertaire n°4). Si la description est pertinente, on peut, en revanche, penser qu’il ne s’agit pas d’une naissance. Cette catégorie d’objecteurs existe depuis longtemps, elle formait avant 1981 la majorité des objecteurs-insoumis ; les Comités de lutte objecteur (C.L.O.) n’étant qu’une minorité agissante. Cependant la situation n’était pas la même, un rapport de force face aux autorités avait été établi, et les objecteurs « par convenance personnelle » se situaient alors massivement dans le refus du service civil. Aujourd’hui, où est la minorité agissante ? Elle semble, hélas, faire partie de ces objecteurs « planqués ».
C’est contre cela qu’il faut réagir, et les anarchistes ont un rôle à jouer en participant au rétablissement d’un rapport de force favorable à l’insoumission. Car les objecteurs continuent sur la lancée de C.L.O. en refusant d’effectuer le service civil ; ce sont eux que les anarchistes doivent rejoindre au sein du Mouvement objection collective. Sinon, un vieil anarchiste, Louis Lecoin, aura bataillé pour rien ; « la première brèche dans les remparts de la militarisation » aura été refermée et deviendra, digérée par l’État, un élément de cette militarisation.

Pascal Bedos, groupe Sacco et Vanzetti