Algérie : de la lutte contre le FIS comme justification à l’exploitation

mis en ligne le 9 décembre 1993
La mise en spectacle des rapports sociaux de production a depuis longtemps fait ses preuves. C’est ainsi que les Rocard, Bourdet et autres gauchistes des années 60-70 nous ont bassinés avec l’autogestion à la mode yougoslave ou algérienne, alors qu’en réalité se développaient les structures étatiques et les rapports de classes qui ont produit les situations sociales dramatiques auxquelles sont confrontées les populations aujourd’hui.
Ce petit rappel est nécessaire et explique en partie le silence gêné de nos démocrates vis-à-vis de la répression systématique subie par les militants du Front islamique du Salut (FIS).
C’est que le coup d’État de janvier 1992 a été perçu et accepté comme un mal nécessaire, pour faire barrage à la « prise de pouvoir » par les intégristes musulmans. Ce sont des coupables parfaits, qui permettent de se dédouaner et d’occulter les complicités trop longtemps entretenues entre la gauche française et le FNL algérien.
Le FIS a donc beau jeu d’accuser le pouvoir en place d’être illégitime, et la dissolution dudit FIS, en avril 1992, n’a pu que justifier le recours à la violence du Mouvement islamique armé (MIA) ou des Groupes islamiques armés (GIA).
À la stratégie de la terreur du FIS (plusieurs centaines d’assassinats), aux sabotages d’entreprises, a répondu la terreur d’État des commandos militaires (plus de 1 000 « liquidations » de militants du FIS), les déportations de milliers de personnes au Sahara, les tortures systématiques, le quadrillage policier du pays, les condamnations à mort (350) et déjà 26 exécutions.
Les assassinats de ressortissants de la communauté internationale par des groupes proches du FIS ont révélé que les enjeux étaient aussi internationaux. Après un ultimatum d’un mois pour que les « étrangers » quittent le pays, un nouveau meurtre relance l’escalade dans la lutte pour le pouvoir que se livrent le FIS et l’État algérien.
L’impasse politique dans laquelle se trouve l’Algérie n’est que la traduction d’une situation économique catastrophique qui a ses racines dans les trente années de gestion bureaucratique par le parti unique FLN, copie conforme de ce qu’a pu produire l’idéologie marxiste-léniniste du bloc anti-impérialiste, sous la brillante protection de l’URSS.
Entre 1965 et 1980, 100 milliards de dollars ont été investis dans la sidérurgie, les industries mécaniques et la pétrochimie ! Ce sont aujourd’hui autant de friches industrielles.
Dans le même temps, l’agriculture a vu ses vignes ou ses oliviers arrachés et aucun investissement dans des réseaux d’irrigation, la protection des sols ou l’extension des terres cultivables.
Les petits paysans algériens ont dû soit immigrer en France (pour faire tourner le bâtiment et les usines) soit commencer à s’entasser autour des grandes villes, générant une crise du logement sans précédent (un logement pour huit personnes, en moyenne).
Durant toute cette période, l’argent facile, provenant des exportations de gaz et de pétrole a été gaspillé à fabriquer une clientèle pro-FLN, à l’achat d’une caste militaire sur-favorisée (mutuelles, salaires et avantages sociaux démesurés), à former une bureaucratie tout aussi incapable qu’omniprésente.
Au début des années 80, la chute des cours du brut (apparition de nouveaux producteurs, entre autres) a déstabilisé complètement cet édifice artificiel et a préparé l’explosion sociale de 1988, réprimée dans le sang par l’armée (plusieurs milliers de morts sans doute). Pour autant, les problèmes n’ont pas été résolus.
Le chômage touche officiellement 25 % de la population ; l’inflation est vertigineuse (+ 40 % en 1992) ; la dette extérieure est de 26 milliards de dollars (importation de 90% des denrées alimentaires de base par exemple) ; 300 000 jeunes arrivent chaque année sur le marché du travail ; on construit moins de 30 000 logements par an alors qu’il en faudrait 5 millions d’ici l’an 2000 et que la spéculation immobilière capitalise 600 000 logements vides ; le système scolaire fabrique des chômeurs par fournées entières pendant que l’élite envoie ses enfants étudier en France, en Suisse ou aux États-Unis ; l’État et le FNL sont à juste titre complètement discrédités et rejetés ; l’économie parallèle et le marché noir pèsent aussi lourd que le marché officiel.
C’est dans ce contexte qu’a pu s’implanter un islamisme militant et intégriste. Avec l’appui financier de l’Arabie Saoudite (jusqu’à la guerre du Golfe), puis celui de l’Iran dans une moindre mesure, le FIS a mis en place des réseaux de coopératives, d’écoles religieuses, de restaurants populaires, de dispensaires… toute une infrastructure répondant à des besoins réels de la population.
Dans le même temps, il lui suffisait de dénoncer l’incapacité de l’État FNL, du socialisme, de l’Occident, des Américains et de vanter les mérites de l’islam comme remède à tous les maux.
Voilà les raisons de la popularité du FIS aux élections municipales de 1990 comme aux législatives de 1991. Un véritable raz-de-marée. Et la peur des pouvoirs en place, qui a amené la « suspension du processus démocratique » en janvier 1992 ; la démission-déposition du président Chadli Bendjedid ; le retour sur la scène politique de Mohamed Boudiaf, assassiné en juin 1992, peut-être parce qu’il restait le seul à pouvoir rassembler toutes les forces politiques hostiles au FIS alors que celui-ci est incontournable, comme force de contrôle social, dans une stratégie de « consensus national ».
Aujourd’hui l’issue politique passe forcément par une refonte des choix économiques. Et il n’est pas impossible que cela se prépare dans l’ombre.
La situation algérienne nous est présentée comme une « guerre civile ». En fait, c’est une lutte entre clans et l’« indispensable lutte contre le FIS » est sans aucun doute utilisée pour masquer l’impasse économique actuelle et justifier le blocage de toute expression sociale.
Il n’empêche que la classe dirigeante, politique, économique et militaire, semble de plus en plus être en accord avec le FMI sur une stratégie de restructuration de l’appareil économique : privatisation des 400 plus grosses entreprises d’État, doublement des exportations de gaz, coupes sombres dans les emplois de la bureaucratie d’État, dévaluation… À ce prix, il sera possible de bénéficier de prêts de la Banque mondiale et la dette extérieure pourra être rééchelonnée. Mais les choix sont difficiles et lourds de conséquences sociales. Nous savons à quoi aboutissent les diktats du FMI là où il intervient : c’est toujours une catastrophe pour les salarié(e)s !
Si actuellement la population fait la queue devant les magasins d’alimentation, c’est parce que les importations ont été stoppées. Ce qui a permis à l’État de se faire une « petite cagnotte » de 2 milliards de dollars. Le FIS a bon dos. Mais quelles sont les raisons qui poussent l’État à constituer ce magot ?
Reste à négocier entre politiciens sur le système le mieux à même de réaliser cette opération de « libéralisation ».
Le FIS n’y est pas hostile sur le principe (pour être croyant on n’est est pas moins libéral), du moins les contacts avec les tendances les plus modérées se multiplient. Par ailleurs, Saïd Sadi, présidant le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), est d’accord sur le principe d’une conférence nationale. On parle de plus en plus d’un retour d’Aïd Hamed, leader du Front des forces socialistes (FFS). Dans quelles conditions ? Pour quoi faire ?
La France se fait tirer l’oreille pour renouveler des emprunts… mais allez savoir quel est le sens véritable de l’enlèvement des trois Français liés à l’ambassade ? Il s’est produit dans des conditions et pour des raisons pas vraiment éclaircies.
Quant à l’armée algérienne, c’est bien entendu la clé de voûte de tout l’édifice. Sans elle, rien n’est possible. Mais a-t-elle intérêt à exercer directement un pouvoir qu’elle a dans les faits ?
Le statut d’exception mis en place par le Haut Comité d’État (HCE) devrait finir le 31 décembre prochain. Par quoi va-t-il être remplacé ?
En tout cas, il n’y aura sûrement pas d’élections. Le bon peuple n’étant pas mûr, il va falloir lui dicter le chemin, par la force bien entendu.
Il est probable que d’une façon ou d’une autre se maintiendra un système de semi-dictature, de démocratie musclée, autour duquel va s’élaborer une sorte de consensus politique, avoué ou non.
Que voulez-vous, il faut bien « tenir » toute cette jeunesse. Il faut bien contrôler ces 27 millions de citoyens et de citoyennes, dont les trois quarts ont moins de trente ans et qui veulent vivre coûte que coûte.
Ce sont eux qui vont être directement touchés par le chômage et la hausse du coût de la vie, avec les « inévitables » mesures envisagées. Vont-ils pouvoir subir encore et toujours, alors que la situation économique est déjà au-delà de la limite du supportable ?
Quelques grèves ont bien eu lieu dans certains complexes pétrochimiques, mais la situation de terreur instaurée par l’armée est telle qu’il est difficile d’imaginer un mouvement de révolte généralisé. Les forces de répression ont prouvé largement leur capacité à repousser les limites de l’horreur.
Pour le moment, la population compte désespérément les points et observe ces luttes de pouvoir comme quelque chose qui lui est étranger.
Décidément l’intégrisme religieux arrange beaucoup de monde !

Bernard, groupe Déjacque (Lyon)