Face à la violence, face au pacifisme, l’anarchisme

mis en ligne le 10 février 2011
1622MagisDans le contexte actuel d’oppression croissante des peuples par le capitalisme, où le mot « anarchie » est à nouveau rapproché de celui de « violence » par les sbires du pouvoir pour disqualifier les dignes révoltes qui éclatent ici et là dans le monde, il nous semble judicieux d’entreprendre à nouveau une réflexion sur la violence.
La violence est un rapport social, puisqu’elle implique toujours un agresseur et un agressé, une atteinte portée à l’intégrité d’un tiers – physiquement ou moralement. C’est un rapport brutal, de domination, entre des gens. Mais, tous les gens n’ayant pas le même avis, n’occupant pas la même position dans la société, n’auront pas la même idée de ce qu’est la violence et de ce qui ne l’est pas (par exemple, ce qui relève de la légitime défense). En ce sens, la violence est aussi, malgré sa cruauté, une notion relative. Ce que certains qualifient de « violence » ne l’est pas pour tous. Ce peut être légitime pour les uns, illégitime les autres.
La violence pose en réalité un problème politique, puisqu’elle implique un jugement éthique des composantes de la société sur les rapports humains souhaitables et ceux qui ne le sont pas. Il n’est pas anodin de relever que le mot « violence » est le plus souvent employé par le pouvoir, pour dénigrer ses opposants ­– réels, supposés, fantasmés, fabriqués. On pourrait trouver cela paradoxal puisque l’essence même du pouvoir est de s’imposer à tous, par la force, au nom d’une pseudo-légitimité toujours bricolée à grand renfort de communication. Mais c’est en réalité fort logique puisqu’il prétend détenir le monopole exclusif de la force. La tartufferie du pouvoir, lorsqu’il est contesté, consiste donc à délégitimer (à coups de qualificatifs de « violents », « casseurs », « délinquants », « racaille », « terroristes », etc.) tout ce qui critique ses principes éminemment violents, tout ce qui sort de son contrôle total de la société. En suscitant la peur, il se légitime lui-même comme violence pseudo-nécessaire de répression.
Le mot « violence » fait en effet, et à juste titre, généralement horreur à beaucoup, bien des gens aspirant légitimement à une vie sociale apaisée, sans violence. La stratégie du pouvoir consiste donc d’une part à dissimuler sa propre violence sous des discours et divertissements lénifiants, et d’autre part à détourner la cause de tous les problèmes que suscite structurellement sa nature autoritaire, sur des boucs émissaires fantasmés (si possible ses contestataires, à défaut les étrangers). Isoler, discréditer, diviser le mouvement social. Il faut faire peur, diviser pour régner.
Or une partie du mouvement social, que l’on peut qualifier de « réformiste », s’est trop souvent placée dans l’ornière (bien confortable pour ses représentants de tout poil) d’un refus d’une opposition réelle, matérielle, en actes, à la violence du pouvoir. C’est l’argumentation pacifiste, consistant à faire accroire aux gens qu’il ne faudrait pas, en agissant, donner au pouvoir l’occasion de discréditer la contestation, ni donner une mauvaise image. La contestation devrait donc passer sous les fourches caudines de la loi, des institutions, pour être légitime. Ce discours dissimule mal la volonté affichée des pontes de la gauche et du syndicalisme de manger à la gamelle. Cette frange du mouvement s’est ainsi, bien trop souvent, cantonnée à des paroles stériles, sans passer à l’action révolutionnaire, qui est toujours et fondamentalement a-légale, et donc illégale, c’est-à-dire en rupture avec l’édifice des lois soutenant l’édifice du pouvoir.
Le discours pacifiste se fait même collaborationniste, lorsqu’il hurle avec les loups contre des contestataires agissant hors des moyens institutionnels (et donc hors des partis, des syndicats et de leur contrôle) pour remettre en cause le pouvoir. Ce qui est logique pour ces pontes de la cogestion, gangrénés par les ors de la République. Le discours stérile et illusoire de la social-démocratie qui maquille sa soif de pouvoir derrière un pacifisme citoyen et républicain neutralisant toute critique des structures conflictuelles de la société, ne critique qu’en surface le système (dont elle fait partie intégrante), pour mieux renforcer sur le fond la pseudo-légitimité d’un pouvoir, qu’elle brigue.
C’est contre ce confusionnisme, et parce que cette notion de violence est relative à un questionnement politique, social, jamais neutre, impliquant un rapport social généralisé de conflit structurel, de lutte des classes, que des mouvements insurrectionnalistes (certains courants marxistes, et même certains courants de l’anarchisme avec « la propagande par le fait ») ont pu revendiquer une « violence légitime », en évoquant la lutte des classes comme « guerre sociale ». L’action directe violente, tout en réagissant à des violences d’État, espérait – parfois comme avant-garde prolétaire proclamée – témoigner d’un état de conscience politique, celui du refus de palabrer avec un pouvoir intrinsèquement violent, pour entraîner les masses dans la guerre sociale.
Cette stratégie, cette revendication tactique de l’appropriation de la « violence » au prétexte d’un état de « guerre », a échoué. Car contrairement à la plupart des guerres, la spécificité de la lutte des classes n’existe précisément que par la méconnaissance de cet état de conflictualité réelle chez une partie importante de la classe dominée. La classe dominée ne se sent majoritairement pas en guerre. Si elle l’était, elle balaierait sans peine ses oppresseurs. N’est-il donc pas tactiquement défavorable de nous approprier, de façon certes polémique, subversive et pourquoi pas pertinente, le même mot de « violence » qui nous est attribué par le pouvoir pour nous discréditer auprès du plus grand nombre ?
Le capitalisme tient par l’assentiment du nombre. Au petit jeu de la violence sociale, qui est son terrain privilégié puisqu’elle est sa nature même, il est le plus fort pour brouiller les cartes. Par ses médias de masse, diffusant l’acculturation politique, la peur de manquer de moyens de subsistance (chômage, précarité), l’injonction permanente à la consommation, la pseudo-contestation, il entretient dans l’abrutissement, la résignation, la peur et des rêves factices et stériles, une grande partie de la population, toujours plus atomisée et isolée, avec un mépris aussi abyssal qu’est radicale sa violence, à laquelle il éduque et habitue les peuples (patriarcat, école autoritaire, salariat, police, justice). Cette situation d’asservissement, d’abrutissement de masse est tout aussi réelle que la lutte de classe, elle en est même la condition. Interpréter la lutte de classe comme une guerre acharnée de deux ennemis conscients, sans reconnaître ce qui va avec, c’est-à-dire l’asservissement d’une grande partie de la société aux idées du pouvoir, et s’approprier le mot de « violence », n’est pas forcément des plus judicieux, si le but est de renverser la classe dominante. On risque fort, même si l’on a « raison tout seul », de se retrouver trop seul à l’être. Et d’en subir les conséquences, de la part d’un pouvoir trop heureux d’utiliser la revendication de « violence » de la part de ses adversaires, pour instaurer davantage de peur, les discréditer davantage, et asseoir davantage encore son emprise sur une société toujours plus résignée. Nous ne sommes pas plus pour l’avant-garde guidant le peuple, que pour l’héroïsme au cimetière.
Nous pensons qu’il y a peut-être une réflexion plus radicale à tenir, dépassant à la fois celle, réformiste, fuyant tout acte de résistance pour demeurer sur les strapontins et se condamnant à la passivité voire à la collaboration, et celle de la « violence révolutionnaire », consistant à s’approprier la « violence », à la fois idéologiquement et tactiquement.
Notre position est de nous battre avec détermination, tout en niant le qualificatif de « violence » à nos actes de résistance, et en bannissant ses postulats de notre éthique.
Le rejet de la violence n’implique pas d’accepter la violence sur soi et sur les autres sans répondre. Ça, c’est accepter la violence, la cautionner même, puisque la résignation EST son fondement ! Est-ce vraiment de la « violence », lorsque le dialogue échoue ou est impossible face à une violence, de refuser de tendre l’autre joue, de ne pas laisser faire la violence lorsqu’on assiste à une agression perpétrée sur soi ou sur autrui ? Recourir à la force pour empêcher une violence, n’est-ce pas plutôt un refus cohérent de la violence, une forme radicale de non-violence ?
Les religieux, les pacifistes et les partisans du pouvoir nous trompent en prétendant que la violence se « reproduira » si l’on recourt à la force pour résister : nous considérons qu’il s’agit d’une confusion entre force et violence. La force, comme le pouvoir, a deux acceptions. La première est la contrainte de gens sur d’autres (« le pouvoir », « forcer » les autres) : en tant qu’anarchistes, cela nous est odieux. C’est en ce sens que nous combattons le pouvoir. La deuxième désigne la réappropriation de ses moyens de vie, l’ouverture aux possibles (la « force » comme expression individuelle et collective de la vie qui trouve sa voie, le « pouvoir » comme la possibilité d’agir enfin par nous-mêmes en brisant les carcans qui nous enchaînent). De la force et du pouvoir, nous ne revendiquons que la deuxième acception, à laquelle nous ajoutons l’entraide et la solidarité qui sont notre seule arme.
Ceci implique de combattre la violence réelle, c’est-à-dire celle du pouvoir, et de résister à toutes les personnes qui nous l’imposent. Par la parole si possible, par la force s’il le faut. La violence ne se perpètre et ne se reproduit, c’est-à-dire ne s’installe comme mode de relation sociale, que si l’on s’y résigne, que si on la tolère, y compris par le pacifisme.
Cela implique aussi, puisque ces deux acceptions ne peuvent être qualifiées que socialement, de construire socialement, et donc politiquement, une alternative radicale, révolutionnaire, à la violence sociale. Pour cela, il serait judicieux d’arrêter de cautionner l’idée de violence, de relayer ce mot du pouvoir créé pour nous discréditer.
Préférer l’idée de légitime défense n’est pas qu’une querelle de mot, mais une différence politique de fond sur les moyens et donc sur les fins : les anarchistes, à l’inverse des léninistes, exigent un accord entre les moyens et les fins. Le bilan des expériences des pseudo-révolutions marxistes-léninistes est sans appel pour nous. Clarifier nos idées sur la violence n’est donc pas accessoire, mais fondamental. Contrairement au discours du pouvoir (qu’il soit capitaliste, léniniste ou autre), nous ne considérons pas la violence comme nécessaire ou légitime dans l’organisation de la société. L’anarchisme est par ailleurs plus une pratique qu’un dogme, et nous ne nous considérons pas assez dogmatiques pour être prêts à infliger, dans nos moyens de lutte, des violences cruelles aux autres sous prétexte de détenir une vérité.
Il y a une différence réelle entre assassiner un patron au nom de la vérité révolutionnaire, et se défendre, par la force s’il le faut, des attaques de ses nervis et des flics, pour tenir un atelier occupé et autogéré, dont la production est débattue, et mise à la disposition de la société.
Il y a aussi une différence entre porter atteinte aux personnes, ce que nous voulons éviter au maximum, et porter atteinte aux biens. Se libérer des carcans matériels édifiés pour nous exploiter, nous opprimer et défendre le capital (banques, prisons, casernes, publicités…).
Il y a une différence entre la personnification des problèmes (la violence disparaîtrait si on éliminait ses acteurs), et l’action sur les rapports sociaux de violence, qui est bien plus un rapport social qu’une question de personnes. Sinon, il suffirait de mettre des révolutionnaires au pouvoir. Nous ne le voulons pas, parce que nous croyons que le pouvoir est maudit, qu’il corrompt tout, et qu’il n’est pas à prendre mais à abolir. Il y a une différence entre prendre le pouvoir étatique par un coup d’État armé dans le but prétendu de s’en débarrasser « plus tard », et se réapproprier les moyens de production, d’échange et de distribution par la grève générale expropriatrice.
Enfin, refuser l’autorité et sa violence implique non seulement l’acceptation, mais aussi la reconnaissance d’une diversité tactique, comme atout, comme force. Notre conception de l’organisation n’est pas centraliste, partiale, uniformisante, et refuse « la dictature du prolétariat ». Elle est diverse, elle est libre, elle est fédéraliste et attachée à l’autonomie, à l’action directe de ses composantes s’associant librement dans les luttes et les alternatives. Nous ne voulons pas la lutte de classe, nous la subissons. Nous voulons une société sans classe ni État.
Mais la lutte de classe est là. Pour en finir avec elle, il ne faut pas la cacher, mais la voir. Cesser de consentir, nous mettre debout, résister, nous défendre avec fermeté et force contre la violence globale de ce système. S’il nous semble judicieux, tant éthiquement que stratégiquement, de ne pas revendiquer la « violence », il nous semble indispensable de faire cesser la violence structurelle du pouvoir, et pour cela de construire un véritable rapport de force social, en nous organisant résolument sur des modes d’organisation et de lutte antiautoritaires. C’est par la multiplicité tactique librement fédérée, que nous pouvons faire reculer tous les totalitarismes idéologiques et matériels qui accablent l’humanité. En cela, nous sommes révolutionnaires.
Pour la même raison, par ce respect de la diversité tactique et des analyses multiples en fonction de différentes situations de lutte, il nous paraît odieux de hurler avec les loups. Nous ne dénoncerons jamais des réactions individuelles et/ou populaires plus ou moins spontanées de révolte et de colère, de « violences » sporadiques, en réaction à l’horreur de la violence capitaliste et étatique. Les gens, lorsqu’ils sont trop longtemps opprimés, peuvent perpétrer des « violences » – nous jugeons cela non seulement inévitable, mais aussi tout à fait compréhensible. Si nous nous laissons une liberté critique, nous ne souhaitons ni ne saurions donner des leçons aux révoltés de la planète. Sur la base de ces clarifications nécessaires, nous souhaitons nous organiser ensemble, pour être le plus efficace dans notre action permanente contre tous les pouvoirs.
Nous tenons à nous dire solidaires de toutes les victimes du pouvoir structurel, qu’il soit étatique, capitaliste, religieux ou patriarcal, et lançons un appel au fédéralisme des luttes. L’organisation anarchiste, par sa diversité tactique et sa réflexion radicale, à la fois éthique et déterminée, est seule à même de faire reculer la violence insupportable des pouvoirs qui nous oppriment.

John Rackham, groupe Pavillon noir de la Fédération anarchiste



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


julien bézy

le 17 février 2011
La violence est en générale mauvaise conseillère mais la résistance à l'ordre établie est un devoir impératif.

sinziana

le 17 février 2011
Merci pour ce beau texte qui remet les points sur pas mal de "i".

Discours largement minoritaire et (car?) noyé dans le vacarme idéologique ambiant, cependant, et c'est bien dommage. Tant que ce sera le cas, je crains que des déclarations du genre "nous battre avec détermination, tout en niant le qualificatif de « violence » à nos actes de résistance, et en bannissant ses postulats de notre éthique" ne demeurent strictement incantatoires.

Incantatoire mais qu'il fait bon lire malgré tout (et là, peut-être que je me contredis...?)

dom

le 15 mars 2011
Ce texte me gène parce qu'il critique l'usage de la Violence d'un point de vue éthique , et seulement éthique...

"Il y a une différence entre assassiner un patron au nom de la vérité révolutionnaire...." etc......

Ah bon???!!!

Le patronat assassine tous les jours lentement...et il faudrait se poser la question d'une "vérité" ou pas???,...

Il n'y a pas de vérité révolutionnaire: il y a seulement la nécessité de se débarrasser de l'oppression et s'il faut utiliser la violence, et bien..utilisons-la!!