Esprit critique en acier pour gens en taule ? Tentatives d’ateliers critiques en prison

mis en ligne le 24 février 2011
L’histoire se passe dans le Sud-Est pour l’une, ailleurs pour l’autre, dans l’une de ces villes où il ne fait pas (encore) bon dire qu’on y développe la lecture critique destinée aux détenus.
À l’origine, un dilemme d’enseignants : faut-il accepter d’entrer dans une institution comme la prison et de la légitimer en y tenant une fonction, même pédagogique ? Faut-il au contraire refuser de contribuer de quelque manière que ce soit à cette mécanique qui brise les os des condamnés ? La question est permanente, vicelarde et aussi tenace qu’un scrupule, aussi fallut-il, pour la trancher, admettre ceci : quand bien même attaquer les prisons à coups de burin serait la posture la plus défendable, elle est de toute façon hors de notre portée, par manque de contexte, de forces vives, d’organisation, ou simplement de courage physique.
Alors autant ne pas rester les bras ballants. L’historien Howard Zinn disait qu’il est impossible de se permettre d’être neutre dans un train en marche. Si le dilemme est vraiment épais, et qu’entre faire et non-faire, notre cœur balance, alors il nous semble plus moral de faire. Mais faire quoi ? Si on ne se sent pas prêts à dynamiter les cachots, que peuvent faire des enseignants pour les vider ? À part un plan des égouts ou une lime cachée dans un pain d’épices, que peut offrir un intellectuel à un détenu qui permettrait à ce dernier sinon de sortir plus vite, du moins de ne plus se faire incarcérer ? Nous avions deux types de réponse possibles : enseigner le droit – mais nous sommes incompétents – ou enseigner l’analyse critique.
Or ça, c’était dans nos cordes, car c’est justement l’objet de notre collectif de recherche, le Cortecs 1 : transmettre de l’esprit critique en donnant des outils d’analyse de type scientifique, tirés de la mathématique, de la psychologie, de la sociologie, de l’histoire, etc.
Précisons bien : nous utilisons la science. Non point le groupe social des experts en blouse blanche, ni la technopolitique qui va décider à notre place sur quels programmes de recherches et quels modèles de société sera investi notre argent. Non, il s’agit bien de la science comme démarche visant à dire des choses plus vraies que fausses sur le monde. Tout simplement parce que si on souhaite le changer, encore faut-il le connaître. Et en ce sens, et en ce sens seulement, la science est éminemment subversive. C’est cette démarche qui démontre que le racisme n’a pas de fondement, que le sexisme repose sur un ramassis de sornettes, que certaines lois économiques ne sont que billevesées, que l’amiante était démontré toxique depuis quatre-vingts ans, que les contenus d’enseignement de l’histoire gomment la plupart des mouvements sociaux et des horreurs perpétrées par les gouvernements, que le créationnisme est un scénario idéologique sans preuve et que Déluge, saignées, humeurs, phlogistique, théorie sexuelle freudienne des névroses, infériorité intellectuelle de la femme et influence de la musique sur les plantes sont à ranger dans les rayonnages empoussiérés de la cave des connaissances fausses. Etc.
C’est également la science comme démarche qui fait la preuve que la pensée de Ségolène Royal relève de la droite chrétienne, que Dominique Strauss-Kahn colle à un modèle économique ultralibéral et que Nicolas Sarkozy est le « président des riches 2 ». C’est la science comme démarche qui montre que les populations carcérales sont issues des couches sociales pauvres et que ce n’est pas le paramètre « arabe » ou « noir » qui est pertinent, mais bien celui de capital, qu’il soit financier ou symbolique.
C’est la démarche scientifique qui permet de démontrer que créer des conditions carcérales n’a jamais freiné les actes criminels, réduit la récidive ou aidé quelque personne que ce soit, victime ou fautif, à se reconstruire, ni même à réparer quoi que ce soit.
Et si un jour la science démontrait quelque chose qui nous heurte ? Tout l’art de l’éthique humaine résidera dans la manière d’appréhender cette réalité, même déplaisante. Oui, il semble qu’il n’y ait pas de lien causal entre les pesticides et la « disparition » des abeilles : nous aurions préféré qu’il y en ait un pour mieux dénoncer l’emploi de ces produits, mais dans l’état des connaissances actuelles, c’est ainsi. Alors cela n’empêchera pas de dénoncer cette industrie, mais sur des faits solides – et il y en a assez – et non des fantasmes. En attendant, l’objectif est de trouver ce qui arrive aux abeilles, et se contenter d’une fausse explication ne les aidera pas.
Oui, il y a des gens qui, par exemple, aiment tuer, violer, commander, torturer. Reste à savoir quoi élaborer politiquement pour ces gens, et c’est compliqué. Mais pour le faire, encore faut-il connaître les mécanismes qui les conduisent à ça. Possible que ce que l’on découvre ne nous plaise guère, mais… le monde n’est pas « fait » pour nous plaire.
Pour revenir à la question de la prison, et pour plagier Confucius et son poisson : quand un individu est en prison, mieux vaut lui donner les outils intellectuels et juridiques pour s’en tirer le plus vite possible et faire en sorte de ne pas y retourner que de lui donner une pelle ou une échelle.
Nous savions transmettre des éléments d’esprit critique aux étudiants : analyse des faits, lecture critique des médias, étude scientifique des pseudosciences, zététique 3, psychologie de la manipulation, mensonges politiques, etc. Mais les étudiants sont en majorité des filles et fils d’étudiants, des enfants de bac plus quelque chose. Et s’il est un endroit où l’on est quasi certain de trouver une frange de population qui n’usera jamais son froc sur les bancs des amphithéâtres, c’est bien dans les geôles.
Il fallait une manière d’entrer dans les murs. Pour l’une d’entre nous, la solution indirecte fut le soutien scolaire. Faire beaucoup de maths, puis laisser se décaler les discussions, un peu moins de maths, un peu plus d’analyse critique, de discussions sur les médias, d’analyses de livres.
Pour l’autre, ce fut un atelier « Médias & esprit critique », avec l’ambition de venir projeter des extraits de journaux télévisés, des analyses de « désentubages » cathodiques 4, des bouts d’émission, et de décortiquer la fabrication de l’opinion, le choix des mots, des scénarisations, la manipulation des chiffres et des statistiques. Il faut néanmoins savoir que cet atelier a mis pratiquement deux ans à être accepté par l’administration pénitentiaire : enquête de la DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur), difficultés concernant le matériel informatique pour projeter les documents, etc. Il fallut toute l’opiniâtreté de certains responsables du Service pénitentiaire d’insertion et de probation pour parvenir à démarrer l’atelier en septembre 2010, soit un « cycle de dix interventions hebdomadaires sous forme d’ateliers-débats, à partir de documents vidéo ou papier tirés essentiellement des médias télévisés ou des journaux afin d’élaborer avec le public présent des outils d’analyse critique de l’information ».
Chomsky a écrit que si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle. L’accès à une éducation n’étant obligatoire que jusqu’à 16 ans, rendons l’éducation critique optionnelle, omniprésente et séduisante, à partir de 16 ans et demi. Certains sont moins outillés que d’autres et se font broyer par le système ? Alors dénonçons ce qui ressemble à de l’abus de faiblesse. Et puisqu’on trouve dans le Code de la consommation, livre I titre II, chapitre II section IV, l’article L122-8 dénonçant l’abus de faiblesse dans les démarchages commerciaux, il suffirait de créer un article de plus, le 122-16, qui n’existe pas, et qui serait l’abus de faiblesse critique : « Art. L.122-16 – Quiconque aura abusé de la faiblesse ou de l’ignorance d’une personne, ou n’aura pas mis tout en œuvre pour lui fournir une autodéfense intellectuelle suffisante pour lui laisser faire ses choix en pleine connaissance de cause, sera puni par un cours d’esprit critique d’un nombre d’heures à définir, ainsi que par lecture de la bibliographie complète du Cortecs, lorsque les circonstances montrent que cette personne n’était pas en mesure d’apprécier la portée des engagements qu’elle prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire, ou font apparaître qu’elle a été soumise à une contrainte. »
Luttons pour faire naître de l’autodéfense intellectuelle partout où elle pourra germer.
Même à l’ombre.

Guillemette Reviron
Richard Monvoisin




1. Collectif de recherche transdisciplinaire esprit critique & sciences : www.cortecs.org
2. Titre du dernier ouvrage des sociologues M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Le Président des riches, Zones, 2010.
3. Ou art du doute (scepticisme scientifique). Étude rationnelle des phénomènes présentés comme paranormaux, des pseudosciences et des « thérapies » antiscientifiques. (Ndlr.)
4. Le désentubage cathodique est un art critique poussé au summum sur Zalea TV et par les Mutins de Pangée. Voir www.lesmutins.org/Desentubages-Cathodiques.html



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Sinziana

le 1 mars 2011
Votre initiative est passionnante et généreuse.

En revanche, je suis sceptique sur la proposition d'un nouvel article de loi. "Il suffirait de..."? Non, il ne suffirait pas. Combien de loi sont mal ou pas du tout appliquées? Et dans la Déclaration des droits de l'homme, combien de droits sont inscrits dont, dans les faits, nous ne disposons toujours pas, ou peu, ou pas tous etc.?

Et puis, le Droit, toujours plus de Droit, c'est une fuite en avant qui mène fatalement à vouloir réglementer tous les aspects de la vie quotidienne, donc au totalitarisme.

Et si quelques règles simples étaient non pas écrites dans des codes juridiques mais intégrées dans nos têtes par le moyen de ce fameux "vrai système d'éducation"? On n'abuse pas de la faiblesse des autres, point. D'ailleurs tout homme bien éduqué sait déjà cela, sans qu'il soit besoin d'une loi pour le lui rappeler. Et si c'était plutôt une morale qu'il nous faut?

Richard Monvoisin

le 8 mars 2011
(Je réponds en mon seul nom)
Merci de votre réponse.
Je prendrais le problème autrement : je ne fais absolument pas confiance dans nos manières respectives d'appliquer des principes moraux non codifiés. Nos comportements sont difficilement consistants. J'aimerais bien, comme vous, que l'éducation remédie à cela, mais j'ai peur qu'elle ne suffise pas complètement. L'entrée par le droit, ou l'éthique, me semble justifiée car nécessaire, en premier lieu : mais moyennant que le système qui pose ces lois, qui les réfute, qui les réécrit, intègre tous les individus de ce bas monde. Le droit, la réglementation, n'est pas du tout l'ennemi d'une pensée libre, si ces codes, règles, et lois sont discutées et discutables par tous. C'est l'éternel débat formalisme vs. spontanéisme, et je ne connais aucune réussite au spontanéisme.
Je suis légaliste théorique parce que je ne fais confiance à la discipline de mon cerveau. Je serai légaliste "pratique" lorsque j'aurais été me réapproprier le droit de les écrire, de les raturer, de les réécrire, éternellement. En fait, je pense que ce ne sont pas les lois, qui sont énervantes, mais les juges et les affreux crocodiles des conseils constitutionnels.
Qu'en pensez-vous ?
Très cdlt
Richard Monvoisin