Souvenir d’Andalousie : au sujet de l’exploitation dans les domaines agricoles

mis en ligne le 3 mars 2011
Nous avons déjà eu l’occasion de parler des travailleurs agricoles d’Alméria (Espagne) 1, et de leur syndicat, le SOC-SAT. Il s’agit, pour la plupart d’entre eux, d’immigrés marocains ou subsahariens, avec ou sans papiers, travaillant dans des conditions proches de l’esclavage et ayant même subi, en 2000, des ratonnades organisées par une partie de la population andalouse d’El Ejido 2.
Depuis, peu de choses ont évolué si ce n’est que des immigrés d’Amérique latine et d’Europe de l’Est sont venus s’ajouter aux travailleurs marocains et subsahariens. Ça aussi, c’est la globalisation : délocaliser des usines là où la main-d’œuvre a un moindre coût, et quand on ne peut pas le faire (BTP, agriculture) c’est la main-d’œuvre corvéable à merci qu’on fait venir de ces pays lointains. Certains d’entre vous ont peut-être entendu parler de la région d’Alméria où l’on pratique une agriculture intensive dans des serres qui s’étendent sur des kilomètres. Les produits récoltés de cette manière inondent l’Europe et ont grandement participé à ce qu’on a appelé le « miracle économique espagnol ». Miracle qui a du plomb dans l’aile depuis la crise immobilière que connaît ce pays. Récemment, un article paru dans le quotidien anglais The Guardian, sous la plume de Felicity Lawrence, a mis en émoi la population espagnole et plus précisément la presse régionale : La Voz de Almería (La Voix d’Alméria), dans son numéro du 18 février 2011, publie huit articles de huit journalistes différents (rien que ça !) pour se plaindre de l’image donnée de leur région par The Guardian. Le Parti populaire 3 s’engage à dénoncer au Parlement cet « affront anglais », et les représentants des propriétaires agricoles ne décolèrent pas.
Dans l’argumentaire des huit journalistes d’Alméria tout y passe :
- The Guardian ne représente pas toute l’opinion anglaise.
- L’article incriminé ne vise qu’à faire boycotter les produits espagnols par les consommateurs anglais, hollandais ou français.
- Les conditions d’exploitation des travailleurs immigrés ont déjà été révélées, mais ne montrent qu’une partie de la réalité.
- La journaliste anglaise aurait dû rester au moins un mois (!) pour mieux « comprendre » la situation réelle et complète.
- Les conditions de vie des travailleurs immigrés ne sont pas pires que celles que l’on peut constater dans certaines zones de pays comme le Maroc, la Tunisie, l’Égypte ou la France. Puis viennent les accusations de harcèlement avec, en vrac : les attaques de galions espagnols par les pirates, l’invasion des troupes napoléoniennes, l’occupation de Gibraltar par les Anglais… Le tout concluant à des informations manipulées et tendancieuses de la part du Guardian. Ce qui n’empêche pas un des huit journalistes espagnols de conclure son article d’un tonitruant : « Jode, pero es verdad » (Ça fait chier, mais c’est vrai).
Felicity Lawrence a basé son article sur ce qu’elle a vu et sur les entretiens qu’elle a pu avoir avec différents interlocuteurs, dont Spitou Mendy, délégué du SOC. Ce simple fait a quelque peu « hérissé le poil » de la presse locale qui se méfie de ce syndicat pratiquant, à l’occasion, l’action directe.
Le SOC a dénoncé en son temps les méthodes de culture industrielle en vigueur dans de nombreux pays, et en l’occurrence dans la province d’Alméria. Ils ont envoyé des délégations au Mali et au Sénégal pour interpeller des représentants de l’Union européenne et dénoncer les politiques d’immigration imposées par celle-ci.
Mais le principal combat du SOC concerne évidemment les conditions de travail et de vie des travailleurs agricoles immigrés (avec ou sans papiers). Laissons donc la parole à Spitou Mendy, porte-parole du SOC d’Améria :
« Nous ne nous tairons pas !
Dans son numéro du 18 février 2011 le journal La Voz de Almería parle principalement du reportage de Felicity Lawrence paru dans The Guardian.
En page 3, il est dit que le syndicat SOC appellerait au boycott des produits de la province [d’Almería. NdT].
Nous, le SOC, voulons donner notre point de vue et expliquer notre but. Nous sommes un syndicat alternatif et intercédons pour le travailleur auprès de l’entrepreneur.
À Almería nous avons dix ans d’expérience : le travail aux champs, le logement des travailleurs, leurs problèmes, leurs loisirs sont aussi les nôtres.
Le SOC, c’est nous les précaires, et nous exposons nos problèmes. On a parlé de “manipulation”… Non, il ne s’agit pas de çà ; nous, nous appelons ça la réalité. Ici vivent des esclaves exploités et expulsés.
1. Nier qu’Alméria est la province espagnole où les immigrés vivent avec un emploi précaire, temporaire et intermittent dans l’agriculture, ce qui leur interdit tout enracinement et leur impose des conditions de vie indignes, nier cela serait insulter l’humanité. Voilà d’où vient le manque d’intégration.
Malgré tout cela, ils ont été et continuent d’être le moteur du succès de l’économie de la province. Ils sont les plus nombreux à travailler dans les serres où les températures oscillent entre 40° et 50° Celsius. Beaucoup d’immigrés vivent dans des cabanes en bois et carton disséminées entre les serres, très éloignées du centre urbain, sans eau potable ni électricité.
2. Nous autres, membres du SOC, avons travaillé dans les serres, et nous savons avec qui nous y étions. Les fils des patrons font carrière, roulent en voitures de luxe, s’amusent, tandis que les journaliers payés entre 20 et 35 euros [par jour. NdT] ont encore des salaires non versés. Dire cela ce n’est pas mentir, c’est être responsable.
3. À Alméria il n’y a pas de courage politique pour aller jusqu’au bout de quoi que ce soit, l’entreprise privée a toujours tout fait et a dépassé n’importe quel accord de l’administration… Tout empire : les nombreuses réunions entre les agents sociaux et la subdélégation du gouvernement d’Alméria ne mènent à rien. Ici, ceux qui commandent ce sont les propriétaires, le capital. C’est la guerre économique : d’abord les banques, et après les individus.
Les contrats de travail permettant aux immigrés d’être régularisés ne répondent pas aux exigences de la loi sur les étrangers (un an de présence et être à jour de ses cotisations à la Sécurité sociale), et ceux qui en subissent les conséquences ce sont eux, les travailleurs immigrés. Le message du Bureau de la main-d’œuvre étrangère est très clair : si les propriétaires ne respectent pas les normes législatives, les immigrés n’auront pas de papiers.
4. Pour finir, nous disons que nous n’appelons pas au boycott des produits d’Alméria, ce que nous voulons c’est qu’on applique la législation du travail, que l’on verse les salaires prévus par les accords, qu’on respecte les mesures de sécurité au travail, que les logements loués aux travailleurs par les entreprises répondent aux normes d’habitabilité, que toutes les journées ouvrées soient déclarées à la Sécurité sociale.
Ceci, dans un état de droit, ça s’appelle respecter les lois votées au Parlement. Le débat est là. Nous pouvons tous dire non pour changer ce système sauvage.
La presse responsable devrait emboîter les pas du Guardian et de Felicity : chercher où est la vérité ! »
Spitou Mendy a raison de mettre ainsi en évidence la mauvaise foi des journalistes espagnols, même s’il est vrai que ce type d’exploitation n’est pas l’exclusivité d’un seul pays. Mais là-bas comme ici, il faudra bien que les prolétaires n’aient plus de patrie – ni de patrons.



1. Voir Le Monde libertaire, n° 1594 et 1596.
2. En 2000, à El Ejido, eurent lieu des ratonnades contre la communauté immigrée : une soixantaine de blessés, logements détruits, aucune arrestation chez les agresseurs.
3. Parti populaire : parti de droite équivalent de notre UMP, mais avec d’anciens partisans du mouvement franquiste.