Radio libertaire racontée par des animateurs : De Rouge profond à Lundi matin

mis en ligne le 20 octobre 2011
Le Monde libertaire : Quels souvenirs avez-vous de la création de Radio libertaire ? Des débats autour, de ses premiers pas, de l’enthousiasme militant, etc.

Laurent : Le 1er septembre 1981, jour de la première émission de Radio libertaire, je n’étais pas encore là. Je sortais d’une précédente aventure radiophonique avec mes camarades de la Fédération anarchiste du groupe libertaire de Ris-Orangis. En banlieue, dans l’Essonne, nous avions créé Radio Alarme, « radio libre d’expression libertaire », qui émettait chaque dimanche matin. C’était l’époque des radios pirates, des radios libres. À Toulon, un autre groupe de la Fédération anarchiste faisait vivre Radio Trottoir. Radio Alarme eut une existence aussi intense que brève. Lors de la quatorzième émission, nous avions déplacé l’émetteur pour diffuser depuis la prison de Fresnes, peut-être avions nous fait alors un des premiers programmes destinés aux prisonniers ! La semaine suivante, alors que nous diffusions depuis le toit d’un immeuble, les flics sont intervenus pour saisir l’émetteur et interpeller un animateur. Il y eut procès pour « violation du monopole des ondes ». C’est donc quelques mois après que Julien me contacta pour me demander un coup de main au studio de Radio libertaire. « Juste une fois, pour répondre au téléphone », me dit-il. C’était il y a trente ans… Je dois dire un mot sur Julien. Si c’est le congrès – quelque peu réticent ! – de la Fédération anarchiste qui décida, sur proposition de Julien, de la création de Radio libertaire, on peut, d’une certaine manière, dire que Julien en est le père. Il avait senti tout de suite que la Fédération anarchiste devait se doter d’une radio, que nous aurions là un média populaire, « une extraordinaire caisse de résonance pour nos idées ». Julien est mort il y a quelques années, et c’est toujours avec émotion que je pense à lui. Lui, Sylvain et moi, animions Le Magazine libertaire, de 14 heures à 18 heures tous les jours ! Une époque assez folle. Le premier studio de Radio libertaire se trouvait dans la cave de l’actuelle bibliothèque La Rue au 10, rue Robert-Planquette dans le XVIIIe arrondissement. Une cave minuscule, du matos de récupération qui n’avait rien de professionnel, mais tout cela marchait grâce aux astucieux bricolages du Julien. Les murs suintaient d’humidité, quand on coupait les micros, il fallait mettre en route un extracteur d’air qui faisait un bruit d’enfer, on se serait cru dans un sous-marin ! C’était l’époque des radios libres, et la spontanéité explosait à l’antenne. Radio libertaire aurait pu devenir une radio militante chiante à mourir, mais elle fut au contraire complètement en phase avec cette explosion de liberté sur les ondes. On aimait bien se moquer de Radio la Bulle, la radio de Lutte Ouvrière, qui passait en boucle Le Boléro de Ravel avec toutes les heures un message d’Arlette Laguillier… Les premiers animateurs, Floréal, Gérard et Yves qui créa Radio Esperanto, amenèrent leurs disques de Debronckart, Jonas, Fanon, Ferré. Et entendre cette chanson-là à la radio, c’était déjà une révolution en soi, à cette époque où le monopole de l’état régnait sur les ondes. Relater toute cette époque n’est pas facile, tant d’effervescence, de stimulations, de rencontres. Cela restera pour moi des moments inoubliables. Il y avait aussi une bataille sur les ondes. Toutes les radios cherchaient une place sur la FM, y compris celles qui avaient bien compris que la future libéralisation des ondes représentait un marché juteux. Nous avons été amené a intervenir auprès de radios qui s’installaient sur notre fréquence. Ce qui nous a valu, après une visite à l’une de ces radios, des articles dans la presse qui disaient : « Un commando de Radio libertaire digne de Rambo. » Il y aurait là aussi plein d’histoires à raconter. Et il y a eu la « Saint Barthélémy des radios libres » comme titra un quotidien. Plusieurs radios, dont Radio libertaire, furent saisies. La porte du studio défoncée par les flics, local dévasté, matériel saisi… Mais nous étions dans une telle dynamique que, comme d’autres camarades, je n’ai pas pensé une seconde que l’aventure était finie. Il y eut une immense mobilisation pour Radio libertaire, un véritable élan. Avec une manifestation, début septembre, qui rassembla des milliers de personnes. Avec trois copains nous avons quitté la manifestation en cours de route pour nous rendre rue Barsacq, où se trouvait le nouveau studio de Radio libertaire. Nous avons fait sauter les scellés apposés par la police, réinstallé du matériel, ouvert les micros, et voilà c’était reparti ! On nous a raconté que dans la manifestation, lorsque les auditeurs on entendu la réémission de Radio libertaire, ce fut du délire ! Il est important de dire à ceux qui écoutent Radio libertaire aujourd’hui que nous avons bataillé dur contre l’État, que si la radio est toujours là, trente ans après, c’est parce qu’il y a eu cette incroyable mobilisation de la Fédération anarchiste, du mouvement libertaire, de syndicalistes, de squatters, d’artistes et de cette multitude de personnes, nos auditeurs, nos auditrices. Je me disais alors que nous avions notre radio, libertaire et populaire. Il n’y a pas une histoire de Radio libertaires, mais mille histoires de Radio libertaire. Et ce serait alors une encyclopédie qu’il faudrait écrire ! D’ailleurs il y a eu à l’occasion des dix ans de Radio libertaire un livre d’Yves Peyraut retraçant les péripéties de ces années-là.

Le Monde libertaire : Votre (Laurent et Sylvie) première émission – « Rouge profond » – était consacrée au cinéma de genre (horreur, fantastique, science-fiction). Y avait-il d’autres radios à l’époque qui s’ouvraient à ce type de cinéma ? Quelles connexions faisiez-vous entre la politique et ces films ?

Sylvie : Honnêtement je ne peux pas répondre… Je sais seulement que j’ai participé à une émission de fantastique et de science-fiction sur TSF (radio coco) en 1993 en tant qu’auteur d’un livre de SF. Mais « Rouge profond » remonte à beaucoup plus loin : environ une vingtaine d’années ! C’était la première émission de nuit de Radio libertaire, en direct, de vingt-deux heures jusqu’à pas d’heure – parfois jusqu’au petit matin ! Auparavant nous n’émettions – et encore, très rarement – que jusqu’à minuit maximum. Trois animateurs s’étaient lancés dans l’expérience, Laurent, Bruno (tous deux membres de la Fédération anarchiste) et moi (à l’époque, vaguement sympathisante de « l’esprit libertaire »). Problème : des trois, j’étais la seule fan (mais alors, carrément fan enragée !) de fantastique, gore, épouvante. Quoique très bavarde par nature, je ne me voyais quand même pas parler toute seule pendant des heures ! Alors on a eu une idée : associer des commentaires et points de vue anarchistes à chaque thème choisi. Pas toujours évident, on a un peu ramé « Frankenstein et anarchisme », « momies et anarchisme », « H. P. Lovecraft et anarchisme »… Concernant ce dernier, par exemple, réputé réac et raciste (résidant à New York, il évoquait les « hordes de Ctuluh » envahissant les rues – en fait, les immigrés des quartiers pauvres !), j’avais contesté le diagnostic ; peut-on parler « d’opinions politiques » s’agissant d’un malade mental ? Mes camarades pensaient que oui, je défendais l’opinion contraire. Certains thèmes semblaient même complètement à l’opposé, comme celui des vampires (censés pouvoir être contrés par des crucifix et de l’eau bénite…). À quoi Jean Rolin (ex-adhérent de la Fédération anarchiste et réalisateur de fantastique) avait rétorqué que « les gens ne vont jamais voir un film de vampire par attirance pour le curé ». Oui, car la passion pour les films fantastiques ou d’horreur, c’est la passion pour la déviance, la dissidence, le libre arbitre, la subversion… La preuve en est que, sous Franco, le cinéma fantastique était totalement interdit. Les amateurs en étaient réduits à traverser la frontière pour savourer les séries B de Jésus Franco ou Paul Naschy ! Pour la petite histoire, au début, j’interpellais Laurent et Bruno : « Et vous, qu’en pensez-vous, en tant qu’anarchistes ? » Après quelques mois d’émission, sans même y penser, j’ai lâché : « Nous, en tant qu’anarchistes… » Eh oui, j’ai été convaincue par ma propre émission !
Le titre de l’émission est une allusion à Profondo rosso, célèbre giallo de Dario Argento (car j’ai vite « converti » mes deux acolytes au cinéma de genre italien). Nous alternions lectures de textes (Lovecraft, Poe, Masterton, Marc Agapit), bande-son, musique (l’indicatif mêlait la BO de Rouge profond et Eskimo des Residents) et discussions politiques. La nuit, dans le studio désert, l’ambiance était un peu étrange, presque oppressante (d’autant qu’on arrivait souvent à se terroriser tout seuls !) Il faut croire que cette sincérité devait être communicative puisqu’un soir un veilleur de nuit nous a confié au téléphone : « J’écoute la radio pour ne pas m’endormir… eh bien avec ce que vous racontez, ça ne risque pas ! »

Le Monde libertaire : Quelle place et quel rôle donnez-vous à la radio dans les luttes sociales ? Quand avez-vous commencé « Lundi matin » ?
Laurent : Je ne me souviens même pas de la date de lancement de « Lundi matin ». Je sais seulement qu’en novembre-décembre 1995 nous étions déjà à l’antenne, parce que ce mouvement reste pour moi un repère important et puis aussi parce que, pour rejoindre le studio, les transports étant en grève, Sylvie et moi devions marcher deux ou trois heures ! Je pense que la place des luttes sociales à Radio libertaire est primordiale, naturelle. À titre personnel j’aimerais que cette place soit plus importante, que Radio libertaire devienne un carrefour des luttes, comme le font par exemple depuis longtemps les émissions « Chroniques syndicales », « Sans toit ni loi », « Wesh t’as vu » ou « Radio libertaria ». Pendant la guerre du Golfe, lors de mouvement étudiants ou encore pendant le mouvement social de 1995 la radio tint un rôle non négligeable. Dans ces moments-là Radio libertaire prit la dimension d’une radio de combat. Mais, si un anarchiste est un lutteur social, c’est aussi quelqu’un qui réfléchit, polémique, cultive son esprit critique, et surtout porte un projet de société. Et naturellement Radio libertaire est aussi l’espace où la totalité de ce que nous sommes doit s’exprimer. Et si mon intérêt se porte spontanément vers les résistances et les révoltes sociales, une réflexion et une critique radicale, je considère que l’aspect culturel, les arts, la musique, sont également très importants, la culture n’étant évidement pas un terrain neutre.

Le Monde libertaire : Pouvez-vous rappeler aux lecteurs qui ne vous connaîtraient pas en quoi consiste l’émission ?

Laurent : Au début nous faisions une revue de presse, une lecture critique des magazines et quotidiens. À partir d’un ou plusieurs articles nous tentions de décrypter le message, l’idéologie, véhicules par son auteur. Puis nous développions un point de vue libertaire. Et puis l’émission s’est mise à parler plus précisément de militantisme anarchiste, des luttes sociales, de la « révolution sociale et libertaire ». Nous avons régulièrement abordé des questions comme le sens de l’engagement, la révolte. Au début nous animions seuls l’émission. Il y a deux ans, Nicolas a rejoint l’équipe et le groupe d’Ivry. Avec son arrivée, ce groupe s’est trouvé beaucoup plus impliqué dans des luttes, notamment avec des travailleurs sans-papiers, des expulsés, le piquet de grève de la Tiru, le contenu de l’émission a évolué. Nous nous exprimions alors comme des individus partie prenante d’une lutte. Nous avons commencé à accueillir des invités, grévistes, sans papiers, squatters, militants anarchistes… Et aussi à aborder la question du rôle des anarchistes dans les luttes. Des sujets que nous mettons en débat puisque auditeurs et auditrices peuvent nous appeler au studio ; leurs interventions sont répercutées et commentées à l’antenne. Comme nos invités, nous sommes des « sans statuts » dans cette société, sans diplômes, sans existence médiatique… Nous venons de familles ouvrières et nous n’avons pas honte de le dire. Nous le disons parce que nous pensons que les ouvriers, les pauvres, les précaires constituent une classe « fantôme », invisible, ignorée, écrasée, totalement privée de parole. En nous exprimant, en revendiquant cette identité, en invitant les auditeurs à exprimer des idées, des réflexions, nous voulons, à notre échelle, briser la division entre les détenteurs « officiels » du savoir et de la parole et les autres, réduits au silence. Une auditrice, femme de ménage retraitée, m’a dit un jour qu’elle nous écoutait depuis des années. Qu’auparavant elle avait honte de dire qu’elle était femme de ménage, mais plus maintenant. Dans une réunion publique du groupe libertaire d’Ivry, où l’on retrouve nombre d’auditeurs, un homme âgé s’est levé, il a exprimé son point de vue et conclu en disant qu’il avait été ouvrier toute sa vie et que c’était la première fois qu’il parlait en public ! Quand on est au micro, seuls dans le studio, on ne peut pas se représenter clairement tous ces gens qui nous écoutent, chez eux, en voiture, au travail… Alors souvent on s’adresse en imagination à un auditeur, une auditrice en particulier – qui ressemblent souvent à cette femme de ménage, à cet ouvrier, qu’on espère intéresser et convaincre…

Le Monde libertaire : Et toi, Nicolas, comment as-tu rencontré Radio libertaire et comment as-tu rejoint l’équipe de « Lundi matin » ?

Nicolas : C’est d’abord par hasard que j’ai connu Radio libertaire, à force de zapper d’une radio à l’autre. J’ai découvert des auteurs, des musiques, et j’ai été séduit par le naturel des animateurs et, du coup, la grande diversité des émissions. Je me souviens de critiques féroces contre le travail, et moi qui le déteste tant, ça ne pouvait que m’intéresser. D’émissions en émissions, j’ai découvert des anarchistes, leurs idées et leurs luttes, actuelles ou passées. C’est sur Radio libertaire que j’ai entendu parler des « Partageux de la Commune »… La grande fête de la radio au squat Sans plomb, à Ivry, a été l’occasion de rencontrer ceux que j’écoutais. J’y ai rencontré le groupe libertaire d’Ivry, dont les animateurs de « Lundi matin », qui m’ont ensuite invité dans leur émission. J’étais venu avec Tidiane, un sans-papiers de Vitry en lutte. C’est aussi ça que peut permettre Radio libertaire : donner la parole à ceux qui ne l’ont jamais et faire parler de leurs luttes ceux-là mêmes qui les font. Plusieurs auditeurs nous ont dit avoir été très touchés par cette émission, et nous-mêmes avons mieux perçu ce que signifie être sans-papiers. Comme j’assistais régulièrement aux activités du groupe, j’en suis venu à y participer. Ces rencontres et activités militantes m’ont conduit à rejoindre le combat anarchiste ; et c’est ainsi que d’auditeur je suis devenu militant de la Fédération anarchiste. C’est le cas de bien d’autres militants, devenus anarchistes grâce à notre radio, dont plusieurs aussi à la Fédération anarchiste. En lisant les débuts de Radio libertaire évoqués par Laurent, je me dis qu’elle a pas mal changé en trente ans et que s’organiser entre anarchistes, dans le milieu hostile qu’est cette société, relève aussi parfois du combat…