Grande-Bretagne : la pression populaire abat la Poll Tax

mis en ligne le 18 avril 1991
Il y a cinq mois, on lisait dans un journal de la presse bourgeoise britannique : « Le mouvement de non-paiement de la Poll Tax est un échec ». Major, le nouveau Premier ministre, avait annoncé qu'il n'abandonnerait pas ce nouvel impôt, mais qu'il le réformerait un peu. Jusque-là, le pouvoir semblait tenace. Le 21 mars 1991, coup de théâtre, deux jours avant une manifestation nationale contre la Poll Tax qui s'annonçait énorme, un an après les émeutes historiques de Trafalgar Square, le pouvoir se rétracte : la Poll Tax est supprimée. Pour tous, c'est une victoire. Après onze ans de thatchérisme, de capitalisme inhumain, de dureté sociale – on se souvient de la grève des mineurs –, le pouvoir cédait à la pression populaire.
La Poll Tax est supprimée, certes, et l'effet est radical, c'est un beau coup politique, deux jours avant une manifestation nationale, il fallait calmer les esprits, rassurer le peuple. Seulement, on parle déjà d'une nouvelle taxe ! Le 24 mars, le Sunday Telegraph s'interrogeait : « La Poll Tax est-elle vraiment abattue ? ». La majorité pense que le gouvernement n'a pas vraiment l'intention d'abandonner.
D'après un sondage paru dans le même journal, 74 % de la population pense qu'Heseltine hésite encore quant à ce qu'il doit faire au sujet de l'impôt. 77 % pensent que Major est surtout soucieux de remporter les élections générales, qui auront lieu bientôt. Il s'agit au mieux d'une stratégie politique pour préparer le terrain en vue d'un nouvel impôt de remplacement qui serait une taxe basée sur la propriété, mais toujours payable « à la tête ». De plus le gouvernement se rattraperait sur une augmentation de la TVA. Mais les conservateurs ne savent plus comment s'en tirer, visiblement ils veulent garder une version édulcorée de la Poll Tax tout en déclarant l'abolir. Dans les faits la Poll Tax continuerait à être collectée jusqu'en 1993, avec toutefois un rabais de 140 £, ce qui n'est pas vraiment un cadeau puisque le montant moyen de la Poll Tax est de 368 £ (près de 4 000 F) par adulte et par an (il faut rappeler que ce montant dépend des municipalités). Major l'a dit le 21 mars : « J'ai pensé que le principe de la charge communautaire (nom officiel de la Poll Tax) était correct ». Cette « charge » sert, en réalité, à subventionner les services sociaux par un impôt de capitation, entraînant la coupure nette des subventions jusqu'alors perçues par les municipalités pour assurer le fonctionnement de ces services. Ces coupures ont déjà eu lieu, et se chiffrent en millions de livres, et par des pertes d'emplois, surtout en ce qui concerne l'éducation qui en subit la première les conséquences. Ce choix semble être maintenu, qu'il s'agisse d'une Poll Tax ou d'une Property Tax. En tout cas, Poll Tax ou non, en Grande-Bretagne, le mouvement n'est pas fini, au contraire. Au moment où il faut renvoyer les factures pour l'année à venir, les services municipaux sont dans un chaos administratif indescriptible. La Poll Tax est devenue un casse-tête ingérable. Jusqu'à présent les médias avaient tenté de masquer l'importance du mouvement anti-Poll Tax. Mais maintenant, c'est officiel : 14 millions de personnes n'ont pas payé (chiffre annoncé récemment sur Radio 4, bien qu'il le soit depuis plusieurs mois par les activistes anti-Poll Tax). Cela fait environ un tiers de ceux qui sont recensés et donc censés payer l'impôt. Ce mouvement, bien sûr, ne tient pas compte de ceux qui ne sont même pas recensés, ou qui sont en retard de paiement. Il s'agit du plus important mouvement de désobéissance civile du siècle en Grande-Bretagne. Cela fait un an que la Poll Tax est appliquée en Angleterre et aux Pays de Galles, et deux ans en Ecosse, si bien que les groupes anti-Poll Tax anglais et gallois ont pu profiter de l'expérience des groupes écossais. Il y aurait en tout plus de 2 000 groupes anti-Poll Tax locaux.
Les formes d'action pour combattre l'impôt évoluent en cours d'année. Elles consistent au début à perturber, autant que possible, les réunions des conseils municipaux où se fixe le montant de l'impôt.
Ensuite, cela consiste, bien entendu, à jeter au panier les factures que l’on reçoit, ainsi que les nombreux rappels qui sont envoyés. Lorsque suffisamment de rappels ont été adressés, les municipalités envoient les huissiers. C’est alors une forme d’action plus radicale qui est menée. Il faut savoir que les compagnies d’huissiers sont des compagnies privées qui ne sont pas obligées d’accepter le travail demandé. En plus, il y en a un nombre limité par région, et le nombre de non-payants est tel qu’il est impossible de traiter tous les cas. Ainsi, certains huissiers ont souvent recours aux méthodes d’intimidation, parfois même à des pratiques illégales. Ils débarquent dans les quartiers pauvres et menacent de saisie les familles. Ils ont souvent été très mal reçus. On a vu des scènes où les huissiers se sont faits jeter (le mot n’est pas trop fort) de ces mêmes quartiers. D’autres ont retrouvé leur voiture malmenée. Le travail des groupes anti-Poll Tax a consisté également à informer par des feuilles locales de la venue des huissiers et surtout de ce qu’ils ont le droit de faire ou non. Les adresses et les numéros de téléphone personnels des huissiers, l’immatriculation de leur voiture ont souvent été communiqués, et beaucoup d’huissier, en conséquence, ont renoncé à faire leur sale boulot.
Pour les procès et condamnation, les groupes anti-Poll Tax manifestaient devant les tribunaux... Essayaient de faire traîner les procès, en posant de nombreuses questions.
Devant cette mobilisation, le pouvoir a hésité à trop réprimer les non-payants. Il préférait d’abord user de toutes les menaces possibles. Pourtant, il a été conduit à appliquer sa « justice », et en décembre 1990, a eu lieu le premier emprisonnement pour non-paiement (21 jours de prison), à Grantham. En réaction, 800 personnes ont alors manifesté dans les rues de la ville et une centaine d’entre elles ont tenu un piquet devant la prison.
À bout d’argument, et après le départ de Thatcher, le pouvoir a dû céder en partie. Voilà un recul arraché de haute lutte.

POLL TAX : la manifestation du 23 mars
Malgré l’annonce faite par John Major de « supprimer » la Poll Tax, les anarchistes et quelques autres manifestaient le samedi 23 mars… Témoignage.
De 15 000 à 20 000 personnes (beaucoup moins que ce qu’on attendait) ont défilé dans les rues de Londres. Le cortège des anarchistes était proportionnellement plus important que d’habitude, d’où leur surprise ! On notait surtout la présence de l’organisation anarchiste « Class War », qui pour la première fois réunissait bien plus de monde qu’à l’accoutumé. Une banderole signalait la présence de l’Anarchist Communist Federation et de nombreux drapeaux noirs étaient visibles sur tout le long de la manifestation. Sur le trajet, il y eut pas mal de tension, en raison du dispositif policier impressionnant qui avait été déployé. La presse bourgeoise, telle que l’Evening Standart – qui publia souvent des photos des émeutiers recherchés par la police – révélait la veille que la police s’était particulièrement entraînée à des tactiques anti-émeutières, faisant de cette manifestation une opération qui a coûté 700 000 £ (environ 7 500 000 F), mobilisant 4 000 policiers. La même presse avait annoncé que les anarchistes de « Class War » se préparaient à transformer la manifestation en émeute, et que 3 000 personnes seraient susceptibles d’en être les auteurs.
Toute la manifestation était enfermée dans un véritable couloir de policiers, duquel il n’était pas permis de sortir. La place de Trafalgar Square, devenue le lieu très symbolique de la résistance au pouvoir, était transformée en une véritable forteresse. Les manifestants ont juste eu le droit d’y passer, aucun arrêt n’y a été toléré.

Solidarité : le coup de Trafalgar.
Il a fallu organiser la défense des personnes qui ont été arrêtées et emprisonnées, suite aux manifestations anti-Poll Tax. Notamment, après les émeutes du 31 mars à Trafalgar square, où de manière évidente 200 000 personnes ont été attaquées de plein front par les forces de police. Une campagne de soutien légal des victimes de la répression policière a dû être engagée par le TSDC 1. Celui-ci s’est donné comme but de : soutenir sans condition toutes les perspectives arrêtées ; de mettre en place une aide juridique ; de rester indépendante de toute autre organisation et de riposter à l’hystérie mensongère de l’État et des médias vis-à-vis des émeutes.
Le TSDC réclamait – et revendique toujours – l’amnistie de toutes les personnes condamnées, le droit de manifester, l’abolition totale de la Poll Tax et clame l’innocence de ceux qui sont en prison pour plusieurs mois. Les membres du TSDC ont essayé de reconstituer le déroulement exact des émeutes et prennent désormais des notes de tout ce qui se passe dans les manifestations pour répliquer aux versions officielles et prouver l’innocence de certains prévenus lors des procès. Ils distribuent aussi à chaque manifestant des cartes d’information sur les droits du citoyen anglais face à la justice, en cas d’arrestation avec le téléphone d’un avocat. Plus de 200 d’entre eux se sont engagés dans cette campagne.
Plus de 10 groupes anti-Poll Tax, une quarantaine de syndicats et une cinquantaine d’autres organisations – anarchistes pour la plupart – sont adhérentes au TSDC. En plus d’un soutien matériel : collectes, piquets tenus devant les tribunaux, manifestations… les prisonniers ont besoin d’un soutien moral, surtout lorsque certains d’entre eux ont été condamnés à deux ans de prison pour avoir donné un coup de pied dans un camion de police…
Depuis peu, le TSDC essaie d’élargir son combat contre l’ensemble des répressions policières. Ainsi a eu lieu à Londres, le 9 février dernier, une conférence nationale de solidarité, avec comme thèmes la Poll Tax, bien sûr, mais aussi l’Irlande du Nord, le harcèlement de la communauté homosexuelle, les luttes des noirs… Le TSDC s’intéresse aussi aux campagnes similaires à l’étranger. De semblables initiatives, ailleurs, semblent, en effet, nécessaires au regard de l’Europe des polices déjà bien au point !


Alain Fournier, liaison FA de Boulogne-sur-Mer




1. Trafalgar Square Defendants Campaign (TSDC), C/O Haldane Society of Lawyers, 205 Panther House, 38 %punt Pleasant, London WC1X OAP.