L’objection de conscience : attitude ou combat ?

mis en ligne le 1 janvier 1960
Je ne voudrais pas passionner un débat qui vient de s’ouvrir dans les colonnes de notre journal, mais l’objection de conscience pose aux ouvriers révolutionnaires un certain nombre de problèmes qui méritent d’être examinés objectivement.
D’abord, soyons clair et examinons séparément les deux aspects de l’objection de conscience. Son aspect moral qui est attitude et son aspect pratique militant qui est combat !
Sous son aspect moral, l’objection de conscience rallie en général les suffrages des ouvriers révolutionnaires. Elle touche la sensibilité de quelques-uns, la sensiblerie du plus grand nombre, sans soulever d’ailleurs d’enthousiasme délirant… Encore faut-il bien préciser que cette approbation va à l’acte qui consiste à refuser la guerre, plutôt qu’à la justification morale que la plupart des objecteurs en donnent ! Méfiance parfaitement justifiée, car refuser la guerre parce que le Christ l’a voulu ou que telle religion l’a recommandé, ouvre sur la soumission, l’obéissance aux mythes, des perspectives bien inquiétantes et nous avons vu au lendemain de la Libération un personnage bien pacifiste, défenseur attitré des objecteurs de conscience se livrer dans Paris à une chasse effrénée aux ouvrages de Miller, dénoncer les libraires qui les exposaient, au nom d’une mystique qui, si elle lui interdisait de tuer, lui faisait un devoir de persécuter des gens qui avaient sur la littérature des opinions qui lui déplaisaient.
L’aspect moral de l’objection de conscience étant nettement défini, je pense que les libertaires doivent apporter leur contribution aux organisations spécialisées pour la libération des objecteurs de conscience. C’est une des tâches multiples que nous accomplissons en marge de la tâche essentielle de notre Fédération qui consiste à construire une société libertaire, c’est-à-dire un ensemble cohérent et il est bien entendu que ces activités louables, le pacifisme, le syndicalisme, la lutte anti-religieuse qui, chacune, sont un détail de notre activité, ne doivent pas nous distraire de l’ensemble qui reste notre but fondamental. Mais alors, je me demande si notre contribution est bien souhaitée par les objecteurs qui obéissent à des sentiments religieux (ils sont la majorité) et par leurs partisans, car le but de leur attitude n’est pas simplement de s’opposer à la guerre, mais de s’y opposer au nom d’une mystique aux aspects multiples que leur prosélytisme essaie de nous imposer et dont justement nous sommes, nous, les libertaires, les plus rudes adversaires.
Sous son deuxième aspect, son aspect militant, celui où l’a placé notre camarade Sener, je pense que l’objection de conscience et sa pratique ne peuvent être que néfastes au développement d’une organisation révolutionnaire. Je crois que l’objection de conscience crée dans l’organisation un climat de passivité, de dolence, de résignation ! L’exaltation qui se dégage de cette idée est mystique, ésotérique, se nourrit de rêve, émascule la virilité de l’organisation et la ravale au niveau de ces sectes bizarres encombrées de vieilles dames qui aiment la paix et les chats et de barbus sympathiques, dont on a toujours peur de voir les yeux jaillir de leur orbite pour aller rouler sous les bancs des petites salles poussiéreuses où ils communient dans un commun amour de la paix et des étoiles.
L’objection de conscience désagrège l’organisation ouvrière, soustrait ses hommes au combat quotidien. Après des efforts certes admirables, mais pas plus que ceux des militants révolutionnaires de sa génération, Leretour est maintenant loin ! loin ! loin ! et je crois avoir étonné certains pacifistes lorsque j’expliquais que la différence entre eux et nous tient en entier en cette formule : le pacifiste fuit au loin de la guerre, le révolutionnaire revient de loin pour la combattre, et en temps de guerre le révolutionnaire remplace l’objecteur de conscience dans les prisons. Personne n’en parle d’ailleurs. Si le 13 mai avait mal tourné, je sais bien, moi, qui aurait occupé une cellule à la Santé ! Et je sais bien aussi que personne n’en aurait parlé. Pour ceux-là, pas de campagne de presse, pas de galas : le silence, et pour cause. Leretour est un militant pacifiste estimable, bien sûr ! Pendant la guerre, il était en Amérique ; d’autres qui ne sont pas pacifistes étaient à Montluc !
Mais plus que l’objecteur de conscience, homme de silence, ses défenseurs remplacent la raison par l’à-peu-près, le sectarisme et faussent toutes les données de ce problème.
Maurice Laisant, dans son dernier article, nous déclare : « Je constate sans crainte de démenti qu’au contraire du commun des hommes qui attendent l’heure H du jour J pour aligner leur action sur leurs pensées, les objecteur de conscience sont les seuls à réaliser celle-là en application avec celles-ci. » Il est difficile de se payer plus gentiment la tête des autres ! et c’est une opération fréquente et chère aux pacifistes « bon teint ». Je me permets de lui faire observer très fraternellement que le jour J pour un pacifiste, c’est le jour de la déclaration de la guerre et que, pour ma part, dans toutes les prisons que j’ai connues, pendant cinq ans de guerre (La Santé, Montluc, Lodévé, Mauzac, Vencia, etc.), je n’ai rencontré que très peu de pacifistes, un seul objecteur (aujourd’hui en Amérique pour éviter une autre guerre) et que tous les gens insoumis étaient des ouvriers révolutionnaires qui ne se réclamaient ni de la non-violence ni du pacifisme, mais de la lutte des classes. Tous venaient du syndicalisme révolutionnaire, de l’anarchisme révolutionnaire, du trotskysme, du communisme, du socialisme ! Et Maurice Laisant qui sent bien tout ce qui porte à faux dans son raisonnement, s’empresse d’attirer vers l’objection de conscience tout le mouvement révolutionnaire, y compris Bakounine, dont on se demande ce qu’il peut bien faire dans « cette galère », comme il reprend une de mes citations qui a trait aux hommes emprisonnés à Sainte Pélagie pour leur participation à l’insurrection de La Villette, conduite par Blanqui et qui, peu après, feront la Commune. C’est trop facile et pour ma modeste part, toutes mes années de prison, je les ai données au mouvement révolutionnaire et à rien d’autre !
Plus loin, après d’autres, Laisant répète qu’il ne se reconnaît pas le droit de conseiller l’objecteur de conscience ! Certes, les objecteurs risquent une, deux, trois, cinq années de prison ! Et après ! Hésitons-nous, nous autres, les ouvriers révolutionnaires à préconiser l’insurrection ! Et au bout de l’insurrection, il y a parfois plus que la prison. En quoi les années de prison de l’objecteur seraient-elles d’une autre qualité que celles des militants révolutionnaires qui ont construit ce qui est valable dans ce monde ? Depuis Spartacus en passant par les Jacques dont on commémore cette année le 600e anniversaire, c’est sur les milliers de cadavres de leurs frères que les révoltés ont construit la liberté et les conditions sociales qui sont les nôtres, et la grande expérience de non-violence de Gandhi a laissé derrière elle un pays rongé par la vermine, la misère, la superstition, l’impuissance à élever l’homme d’un immense pays à la dignité humaine.
Où Laisant exagère c’est lorsqu’il semble nous contester le droit de discuter ou de juger de l’objection de conscience. « Coups de pied de l’âne » ! A ce compte-là, les révolutionnaires et singulièrement ceux qui entre 1940 et 1945 ont refusé d’être absent se sont vu refouler par des troupeaux de pacifistes dont le pacifisme avait de singulières complaisances. Or, je n’ai pas entendu dire qu’ils s’insurgeaient contre un examen sérieux de ce qui fut alors leur attitude.
Sener a raison ! Pour ma part, j’ai toujours déconseillé aux jeunes, pour d’autres raisons que Laisant, l’objection de conscience en temps de paix. Et je pense que, tout en réclamant la libération des emprisonnés, c’est la voie que doit suivre une organisation ouvrière. Le chemin révolutionnaire, c’est le chemin de l’insurrection armée et je le préconise sans aucun complexe. C’est la route qu’ont les Hongrois, les Espagnols, les Cubains. C’est une route difficile, incertaine, parfois coupée, escarpée, dangereuse mais depuis la première des insurrections connues, celle que firent les Égyptiens pour le droit à l’immortalité de l’âme jusqu’à la révolte algérienne, c’est la seule route qui mène l’homme vers la plénitude.
Leretour ! C’est une attitude, l’homme parti il ne reste rien. Durruti c’est un combat, et il reste en notre cœur, l’immense désir d’aller poser, sur la terre où repose cet homme arraché d’une tragédie du grand Corneille, la pierre blanche du souvenir. Attitude ! Combat ! S’il veut vivre, le mouvement libertaire doit choisir le combat.


P.S. : Je pourrais ajouter à propos du Jour J, que d’une prison où par une porte enfoncée une foule se ruait vers la liberté, il ne s’est trouvé que des communistes et des pacifistes pour remettre à plus tard, ce que les révolutionnaires accomplissaient à l’instant même.