Victoire amère ?

mis en ligne le 12 septembre 1991
À l'heure où la dictature bolchevique, l'idéologie marxiste-léniniste s'écroulent après plus de sept décennies de règne sans partage, les libertaires, qui ont tant souffert, seraient en droit de fêter cet extraordinaire événement dans la joie la plus grande.
Cependant, si le soulagement ressenti devant l'effondrement du communisme autoritaire est profond, il reste comme un goût de cendre. D'abord, parce que cette déroute est moins le fait de la victoire de nos conceptions que de l'autodestruction du système en raison de ses tares. Puis, parce que les désastres économiques, écologiques, idéologiques sont immenses. Oui, les libertaires ont eu raison depuis la Première Internationale, mais les ravages causés par soixante-dix ans de totalitarisme n'ont pu être empêchés.
Le mot « socialisme », si riche d'espoirs pour des centaines de millions d'exploités au siècle dernier, est devenu un mot repoussoir. Le nazisme, le fascisme ont pu triompher un temps et perpétrer leurs crimes à cause du stalinisme, et de la lâcheté de nos démocraties.
Nous n'avons pas échappé au laminage. Certes, l'idée libertaire a toujours été présente, dans nos pays du moins et jusqu'à la fin de la guerre civile espagnole. Ensuite, il faut bien le reconnaître, son audience a été des plus restreintes, et Mai 1968 n'a que peu modifié la tendance. Le marxisme-léninisme triomphant a tout balayé.
Aujourd'hui, les pays et les peuples qui se libèrent de la dictature communiste n'instaurent pas une société socialiste libertaire ; ils se tournent, au contraire, vers des idéologies qu'on aurait pu croire disparues chez eux : capitalisme, nationalisme, religion...
De quoi désespérer.
Mais il ne faut pas désespérer. Nous voilà débarrassés de cette énorme chape idéologique, de cette puissance militaire et policière qui bloquaient toute possibilité d'extension des idées libertaires. Le capitalisme, apparemment triomphant, se retrouve seul devant ceux qu'il spolie. Il ne pourra plus invoquer l'existence du mal absolu : le communisme, pour justifier ses forfaits. Et ce n'est pas parce que ceux qui s'étaient arrogé le droit de représenter seuls la classe ouvrière et d'incarner la lutte des classes disparaissent, que celle-ci s'arrêtera. Les États-Unis, représentants du capitalisme pur et dur, sont, à l'intérieur, dans un état déplorable, et la plupart de leurs grandes villes sont en faillite.
Des révoltes auront lieu, mais les révoltes comme les jacqueries sont vouées à l'échec si elles ne s’appuient pas sur une volonté de changement de société.
À nous, les libertaires, de convaincre, par le sérieux de nos propositions, tous ceux qui aspirent à bâtir une société fondée sur la liberté et la justice sociale, que cette société repose sur des principes libertaires.