« Variations » sur le changement social

mis en ligne le 17 novembre 2011
1651AbstentionPrimaires socialistes, affrontements Mélenchon-Joly, la fille Le Pen en campagne (qui, à l’heure où j’écris ces lignes, additionne les vents et les lapins aux États-Unis), Hollande en une de Libé, le Front de gauche sur celle de L’Huma ; bref, vous n’avez pas attendu ces quelques mots pour piger que le spectacle médiatico-politique a mis les bouchées doubles, et ce pour un bout de temps encore, élections présidentielles de 2012 obligent. Il n’y a pas grand-chose à en dire, tout n’étant qu’hypocrisie et manipulations, si ce n’est se demander – pour changer… – combien de temps tout ça va encore durer.

Le train sifflera, et alors ?
Une fois n’est pas coutume (et c’est peut-être bien dommage), mais je ne dégainerai pas ici le déjà tant entendu attirail anti-électoral des anarchistes ; non qu’il soit désuet, mais d’autres s’en chargeront sans doute à ma place, y compris dans les colonnes de ce journal. Inutile, donc, de revenir une énième fois sur la dépossession de la souveraineté populaire, l’essence autoritaire et l’absence de perspectives révolutionnaires portées par les élections, et concentrons-nous davantage sur l’appel à l’abstention, cet exercice militant si souvent porté par les milieux révolutionnaires, et par nous autres libertaires en particulier.
Pourquoi appeler à s’abstenir ? Si cette pratique est, depuis belle lurette, rentrée dans le folklore anarchiste, la question mérite toutefois d’être posée, et pas forcément pour l’entériner davantage. Prenons le problème dans le bon sens : que reprochons-nous aux élections ? Entre autres, de ne pas être en mesure de déboucher sur une situation révolutionnaire et, de fait, de porter un projet de transformation radicale de la société. L’abstention, que nous opposons régulièrement à la participation électorale, est-elle davantage porteuse d’une dynamique de changement révolutionnaire ? L’abstention a-t-elle déjà accouché d’une révolution ? Jamais, à ma connaissance. Pourquoi, donc, devrions-nous appeler à l’abstention ? Pour faire valoir notre critique de la démocratie parlementaire ? L’indigeste matraquage médiatique orchestré par les partis politiques nous interdit tout espoir de pouvoir nous faire entendre par d’autres que nous-mêmes. Pour faire valoir une autre voie/voix ? Si tant est que l’abstention en incarne réellement une, elle n’en serait pas moins noyée, elle aussi, sous le raz de marée des campagnes des partis. Pour manifester un réflexe identitaire (politique) ? Pourquoi pas, mais cela n’aurait alors que bien peu d’intérêt, si ce n’est celui de nous faire plaisir.
Alors, pourquoi ? Aucune idée. Et c’est pour cette raison que toute campagne anti-électorale me paraît justement inutile. Et ce d’autant plus qu’une telle pratique nous inscrit de fait dans le jeu des élections : à côté de ceux – nombreux – qui appellent à voter, nous – peu nombreux – appelons à ne pas le faire. Bien qu’à des degrés de responsabilité fort divers, porte-voix électoralistes et hérauts de l’abstentionnisme font tous deux partie des rouages d’une même mascarade. Appeler à ne pas participer aux élections, c’est y participer malgré tout, entretenir le grand Spectacle, accorder de l’importance à quelque chose qui, fondamentalement, n’en a jamais eu, du moins pour qui désire un réel changement social.
Dès lors, quel intérêt à s’épuiser en s’engageant dans une campagne politique qui, nous le savons, ne mènera pas à grand-chose ? L’on pourrait éventuellement évoquer l’idée d’une campagne en faveur d’une « abstention révolutionnaire », mais ce serait se fourvoyer dans l’illusion qu’un changement social pourrait survenir d’une pratique abstentionniste. Car si la participation aux élections ne changera en effet jamais radicalement la société, l’abstention ne le fera pas davantage. Ne pas participer à quelque chose qui n’est d’aucune utilité n’a jamais rien donné. C’est mathématique, 0 + 0 a toujours donné 0.
À mon sens, mieux vaut donc laisser passer les élections comme on laisse filer un train. Ne pas s’y attarder, ne pas s’essouffler à exprimer des critiques qui ne seront jamais que des murmures perdus dans un brouhaha général, et continuer à construire le changement social sur le terrain des luttes. Ce qui, entendons-le bien, ne saurait se traduire par un abandon de la diffusion de nos critiques du système parlementaire, questions dont les réponses sont au cœur même de notre projet de société. Mais, à mon sens, il est préférable et plus stratégique de l’effectuer avant et (surtout) après le battage médiatique de ces périodes électorales que nous exécrons.

En dehors de la grève, point de salut
Je n’apprendrais rien à personne en affirmant à nouveau qu’une sortie effective du capitalisme et du modèle étatiste ne viendra pas des voies parlementaires, ni de la lutte armée ou autres stratégies insurrectionnalistes rendues désormais obsolètes au regard de la puissance actuelle des technologies, des équipements et des techniques de répression (du moins dans les pays dits « développés »). Seul un blocage réel de l’économie est aujourd’hui en mesure de faire chanceler ce modèle sociétal : sans atteinte effective à la production – moteur de toute société –, pas de paralysie du système et, de fait, pas de perspectives de transformation sociale radicale.
La grève est donc notre seule arme, notre seul espoir de pouvoir un jour en finir avec le capitalisme et l’État. Si les autres formes de luttes sont essentielles, elles ne pourront jamais, à mon sens, déboucher sur une situation de rupture révolutionnaire tant que l’économie ne sera pas directement touchée, voire paralysée. L'État, qui s’est toujours dressé en fidèle serviteur du capital au détriment du travail, ne craint pas les luttes déconnectées du mouvement social. Il y est au contraire parfaitement préparé et, régulièrement, il témoigne de sa capacité à les utiliser pour asseoir encore davantage son autorité. Qu’il s’agisse d’occupations de places, de blocages de voies de communication, de manifestations, d’alternatives en acte ou de bris de vitrines et d’affrontements avec la police, l’État s’en accommode fort bien, censurant par le fric les initiatives légales aux velléités un peu trop dérangeantes, réprimant le reste avec sa police et son arsenal judiciaire. Il ne tremblera que lorsque les patrons et les actionnaires – qu’il protège et qui assurent son pouvoir – auront les chocottes ; lorsque ces derniers sentiront leur fortune et leurs profits vaciller ; bref, lorsque l’économie sera menacée de paralysie par des travailleurs organisés pour l’avènement de lendemains meilleurs. Sans la force et le potentiel de lutte du monde du travail, un système dont l’injustice découle essentiellement de l’organisation des rapports de production (possédants/travailleurs) aura peu de chances d’être laminé.
Et c’est la raison pour laquelle l’actuel mouvement des Indignés, qui peine à nouer des contacts étroits avec le mouvement social et ses organisations (les syndicats) – du moins en France –, piétine, stagne, sans parvenir à impulser une réelle dynamique de transformation sociale, révolutionnaire comme réformiste. Cette absence de convergence est souvent justifiée par une peur des organisations, des sigles, des étiquettes, perçus comme synonymes de récupération politique. Combien de fois a-t-on entendu les Indignés se féliciter de n’être liés à aucun syndicat ? Si cette vigilance est légitime à l’égard des partis politiques – et ce d’autant que la campagne électorale bat son plein –, elle se fourvoie quand, dans les mêmes termes, elle s’adresse aux organisations syndicales. En outre, si aucun drapeau CGT n’apparaît dans les rassemblements indignés, d’autres individus, aux sympathies douteuses, parviennent à s’y infiltrer et à y faire valoir leurs vues 1 ; et ce en raison de l’absence de cadre et du refus de se définir rigoureusement et collectivement (ce qui passe, entre autre, par la reconnaissance et l’ouverture à ses alliés objectifs). Déconnectées des combats du travail, ces luttes conduisent souvent à des impasses, ou s’enferment dans la revendication ou la défense d’intérêts uniquement « corporatistes » (ici, par « corporatiste », j’entends « propres au groupe ayant impulsé la lutte ») qui achèvent de les éloigner de tout processus révolutionnaire.

Syndicalism gets the goods
Mais une grève, ça se construit. La fameuse grève générale expropriatrice n’est pas pour demain, et tout appel immédiat à l’établir frise l’inutilité, si ce n’est l’irresponsabilité. C’est un travail de longue haleine, essentiellement effectué à travers les luttes réformistes pour la sauvegarde ou l’obtention d’acquis sociaux ; combats qui, dans un premier temps, sont plus à même de nous rassembler, même s’ils sont moins glorieux. C’est aussi ouvrir des espaces de discussion et de partages, sur le lieu de travail comme sur « la place publique », renforcer les solidarités et les contacts interprofessionnels. Bon nombre de militants s’attellent déjà à monter de tels projets et certains ont déjà vu le jour. Il ne nous reste plus qu’à nous rassembler et à persévérer dans cette voie pour faire ressurgir cette vieille conscience de classe sans laquelle nous n’arriverons à rien. En somme, si l’on veut réellement changer notre société, mieux vaut se syndiquer et laisser l’électoralisme crever.





1. Je pense ici à certaines personnes d’extrême droite (Yann Sarfati, Arnaud Varnier, Géraldine Feuillien) qui, cet été à Paris, ont infiltré les AGs des Indignés.