Décroissance : à propos de limites

mis en ligne le 15 décembre 2011
1655DecroissanceDans l’univers artificiel du capitalisme et de la technoscience, fondés sur les outrances, les excès, la démesure, le gigantisme, la surenchère, nous sommes sans cesse conviés à repousser nos limites physiques, intellectuelles, professionnelles et sociales. La notion même de limite est devenue impensable.
Véritable déchet culturel, avec ses messages souvent manipulateurs, ses superlatifs (hyper, méga…), la publicité a pour principale fonction de diffuser l’idéologie dominante. En tentant de nous persuader que le superflu nous est absolument nécessaire, la publicité excite sans répit le désir et favorise l’achat impulsif (un logement contient aujourd’hui 10 000 objets contre quelques centaines au XIXe siècle !). Les diktats de la mode, alliant compétition et marchandise, imposent l’idéal du corps « parfait » et de l’éternelle jeunesse – un corps soumis à des techniques toujours plus exigeantes et normatives, un corps sportif « travaillé », médicalisé, aseptisé, drogué, robotisé. La communication publicitaire véhicule non seulement la domination, la puissance, l’agressivité, mais l’idée d’infini et d’éternité. En parallèle, l’« illimité » est devenu un argument marketing incontournable pour les opérateurs du mobile. Même la sexualité est assujettie à une obligation de résultats. Le dépassement de soi crée ainsi une illusion de toute-puissance. Principe de maximisation de l’existence, usage intensif de signes, d’objets, exploitation systématique de toutes les virtualités de jouissance. Il est interdit de ne pas céder constamment à ses désirs. Oubliant seulement que lorsqu’un individu est incapable de se donner des limites, d’intérioriser les interdits que suppose toute vie collective, il va nécessairement les chercher dans le réel (conduites à risque, toxicomanie, suicide).
Flattant la France qui se lève tôt, le monde de ceux qui gagnent, la classe dirigeante nous somme de relever tel ou tel défi, de travailler plus pour gagner plus, d’améliorer constamment l’excellence dans tous les domaines, de parvenir au « top niveau » pour battre la concurrence, prendre des marchés, s’offrir tous les signes de la réussite sociale. Obligation d’être fort, impossibilité de perdre, peur d’être un homme « fini », jusqu’à se consumer dans l’obsession du succès.
Les banques incitent à cumuler les emprunts, avec les effets dramatiques du surendettement. Les officines de crédit à la consommation prospèrent sur le dos des pauvres, avec des poursuites en justice lourdes de conséquences. Or à travers le processus d’expansion capitaliste que constitue le crédit, la croissance ne devient pas seulement possible, elle est impérative.
La consommation effrénée est élevée au rang de devoir civique, voire à celui de seul idéal de la civilisation occidentale, à un point tel que l’obésité est devenue la caricature d’une société malade du « toujours plus ». La consommation est la nouvelle divinité. « Il n’y a d’ailleurs aucune autre activité religieuse, politique ou morale à laquelle on le prépare – l’individu – de manière aussi complète, aussi savante et aussi coûteuse », écrit Baudrillard. Elle doit devenir une pulsion, un réflexe ; or le réflexe est le contraire de la réflexion. Spécialiste américain du marketing, Victor Lebow écrivait dans les années 1950 : « Notre économie remarquablement productive veut que nous fassions de la consommation notre mode de vie, que nous transformions l’achat et l’utilisation de biens et services en rituels. Il nous faut consommer, user, remplacer et rejeter à un rythme toujours croissant ! »
Plusieurs systèmes d’éducation s’appuient sur un fort esprit de compétition. Le Japon se distingue sans doute par son système élitiste où l’école est vécue comme un véritable parcours du combattant, la sélection permanente par concours aboutissant souvent à l’épuisement des étudiants.
On nous presse… de nous presser. Au temps cyclique de la nature s’est substitué l’accélération de l’Histoire, le temps chronométré, l’étourdissement de la vitesse. Et le temps gagné en allant plus vite est utilisé pour aller plus loin ! Propagandiste de la croissance, Éric Le Boucher affirme (Le Monde du 26 mai 2006) : « Nous sommes dans un monde où il ne suffit pas de changer, il faut changer constamment et de plus en plus vite ». Pour aller où, au fait ?

Jeter le citron après usage
Les transformations à l’œuvre depuis le début des années 1990 dans l’organisation du travail, et dont le seul but est d’augmenter la rentabilité et les marges bénéficiaires dans un contexte de compétition impitoyable, consistent à exiger toujours davantage du salarié, simple prolongement de la machine. Évaluation individuelle des performances, contrôles systématiques, gestion par objectifs, travail en flux tendu, flexibilité, cadences infernales, missions impossibles, exposition à d’importantes nuisances : au prétexte de développer des « ressources » (compétences, talents, habiletés) ou d’éliminer surcoûts et gaspillages, la rigueur engendre l’usure prématurée, la souffrance au travail, parfois jusqu’au suicide. Intensification du travail due aux réductions d’effectifs et au manque de moyens, durée des déplacements quotidiens, horaires décalés, travail de nuit, suppression des pauses informelles, crainte du licenciement, peur latente d’une erreur, situations d’urgence, harcèlement moral, éventuellement sexuel. La multiplicité de ces facteurs contribue aux situations de fatigue extrême, aux risques d’accidents, à déstabiliser des salariés que des exigences d’efficacité toujours plus grandes conduisent à entrer dans une spirale infernale, à refuser leurs propres limites.

Le capitalisme condamné à la croissance
Trente-quatre ans avant d’être nommé à la tête d’une « commission sur les freins à la croissance », J. Attali écrivait : « Il est un mythe, savamment entretenu par les économistes libéraux, selon lequel la croissance réduit les inégalités. Cet argument permettant de reporter à “plus tard” toute revendication redistributive est une escroquerie intellectuelle sans fondement ». Bien vu, Tartuffe ! Parce qu’il est incapable de partager les richesses, s’il veut échapper à une révolte des pauvres, le capitalisme est acculé à une croissance sans fin. Le capital ne peut vivre que dans le mouvement et l’expansion. D’où les fusions, les acquisitions, les réorganisations, les coalitions de sociétés. C’est le seul moyen, pour lui, de surmonter ses contradictions internes. Dans un contexte concurrentiel poussé à l’extrême par la nécessité de multiplier l’argent, une entreprise qui stabilise sa production signe son arrêt de mort. Croître ou disparaître !
Or une croissance illimitée est impossible dans un monde limité, et la plupart des ressources sont en voie d’épuisement. Le gaspillage inconsidéré de ressources rares remet en cause la viabilité d’un système capitaliste qui a détruit sa propre base matérielle. C’est la situation à laquelle nous a conduit le déni des limites à l’échelle d’une civilisation fondée sur l’économie de marché et l’exigence de satisfaire les désirs infinis pour une population croissante. Cette croissance – et l’industrialisation forcenée du monde – n’a paru soutenable que parce que nous en avons fait porter le poids et le prix sur les générations futures. La croissance économique — « programme historiquement suicidaire » — est réellement l’idéologie d’un monde sans limites, ayant pour fonction d’éviter la douloureuse remise en cause de l’organisation de la société et de notre mode de vie. Et les tenants du développement durable croient pouvoir éviter la confrontation avec les limites physiques de la planète par le « capitalisme cognitif », la « société numérique », l'« économie immatérielle », autant de mythes redoutables.

La peur de la mort
Il est de plus en plus évident – de nombreuses études le prouvent – que le « mieux-être » est déconnecté du « plus-avoir ». Et si ces pseudo-richesses ne servaient qu’à combler des insatisfactions, qu’à banaliser des plaisirs factices, qu’à masquer la dépréciation de soi parce qu’elles favorisent l’érosion des facultés créatrices et nous dépossèdent des moyens de subsistance. Et si cette boulimie de biens matériels ne servait qu’à nous distraire d’une vie fade, d’un ennui mortel, d’un échec existentiel. Et si même ce jeu avec les limites, cette volonté de puissance exprimaient la fuite en avant d’une société devant les problèmes qu’elle ne sait résoudre, le rejet de la conscience de notre finitude, une réponse à l’angoisse de la mort. Le déni existentiel n’est-il pas un geste de survie individuel ?
Car non seulement la société hyperconsumériste s’attache à nier la réalité de la maladie, de la vieillesse : la détérioration, la décrépitude, le rétrécissement des possibilités, la perte d’énergie, d’endurance, de mémoire, de concentration – bref la fragilité de la vie – mais elle s’emploie à cacher la mort en parquant les aînés dans des ghettos, dans des mouroirs.
Cette négation des limites, on la retrouve également dans les projets délirants de la technoscience (fabrication artificielle de nuages, installation de miroirs dans l’espace). Ce qui constitue une illusion puisque la technique, supposée résoudre les problèmes dont elle est souvent la source, n’annule pas les limites ; elle les déplace seulement. On la retrouve aussi dans la conquête spatiale, l’exploration de l’infiniment grand, ou dans les actions sur le vivant appliquées à l’Homme, aux plantes ou aux animaux : procréation (AMP), contraception, stérilisation, sélection (DPI), correction (thérapie génique), reproduction (clonage), modification (OGM). Et bien entendu dans le transhumanisme, c’est-à-dire une tentative de création d’un être hybride mi-homme mi-machine, se débarrassant ainsi d’une humanité en proie à ses faiblesses. Le dépassement de l’humanité par la cyber-humanité : un projet d’asservissement ultime. Telle une « main invisible », tout problème philosophique finirait par trouver sa solution dans le progrès matériel et technologique. « le phénomène le plus intéressant c’est qu’aujourd’hui la science joue le rôle tenu par le passé par la religion, en ce sens que la science est aujourd’hui porteuse des espérances eschatologiques de l’humanité », écrivait le mathématicien R. Thom dans Paraboles et catastrophes – Flammarion ).
Alain Gras explique dans Le choix du feu que les énergies naturelles imposaient des limites, elles contraignaient à la prise en compte d’éléments extérieurs à la volonté de l’homme (le vent parce qu’il est instable, le bois parce qu’il se reproduit lentement…) ; le « feu » de l’énergie fossile débloque ce verrouillage, et par conséquent dissipe la notion de contrainte, et donc la fonction de vigilance. Tout est désormais possible ; il n’y a plus de signal d’alarme.

De la mesure avant toute chose
Plongées dans l’agitation anxieuse qui caractérise notre mode de vie superficiel, les « sociétés modernes » ont nourri le rejet et la haine de la tradition et du passé, l’acharnement à détruire les racines, et relégué la nostalgie au rang de sentiment réactionnaire, pour sombrer dans l’illusion d’un mouvement perpétuel. Comme si toute structure ne devait avoir d’autre raison d’être que sa propre expansion (augmentation de la population, agrandissement des villes, accroissement du chiffre d’affaires…). Comme si – ainsi que le remarque J.-C. Michéa – s’imposait l’idée que toute limite au pouvoir de l’individu sur la nature et sur lui-même devait être transgressé par principe. Pour avoir sous-estimé ou nié la dépendance de toutes les formes d’organisation économique à l’égard des conditions naturelles, pour avoir oublié qu’on ne négociait pas avec les lois de la physique ou celles de la vie, nous atteignons les limites de la biosphère. Le fantasme d’une humanité libérée de la matérialité de sa condition, le rêve prométhéen de maîtrise absolue de la nature sont à classer dans les archives de l’Histoire. Depuis l’avertissement de Paul Valéry, nous savons que toute civilisation est mortelle. Nous n’aurions jamais dû perdre de vue que tout naît, vit… et meurt.
Imaginer un futur qui ne soit que l’extrapolation des tendances antérieures reviendrait à se rallier à une conception fataliste de l’Histoire. Si l’on tient à ce que le projet d’émancipation ne se réduise pas à celui de la survie, il convient d’accepter notre finitude, notre vulnérabilité, de renverser les priorités dans le choix d’infrastructures, dans l’aménagement du territoire, de remettre en cause des habitudes culturelles (vitesse, performance, gadget, jetable…). Faire le choix de la sagesse, de la modération, de la mesure, dont Eschyle disait qu’elle est le bien suprême. Passer d’une société inégalitaire, gaspilleuse et prédatrice à une société économe et solidaire, c’est prendre conscience de la saturation de l’espace physique (toujours plus de marchandises dans les rayons des hypermarchés), mais aussi de l’espace mental (toujours plus d’informations sans intérêt, d’émissions et de jeux abêtissants, de spots publicitaires, d’images qui s’adressent aux instincts, aux émotions), c’est limiter sa consommation aux capacités de régénération de la biosphère, c’est procéder à la relocalisation des activités, au ralentissement des rythmes, à la simplification des processus de fonctionnement. C’est le sens profond de la « décroissance » qui invite à une désintoxication, à un désencombrement. « L’escargot, explique Ivan Illich, construit la délicate architecture de sa coquille en ajoutant l’une après l’autre des spires toujours plus larges, puis il cesse brusquement et commence des enroulements cette fois décroissants. C’est qu’une seule spire encore plus large donnerait à la coquille une dimension seize fois plus grande. Au lieu de contribuer au bien-être de l’animal, elle le surchargerait. » Et si l’on s’inspirait des gastéropodes pour l’architecture et l’urbanisme ?
C. Castoriadis écrivait (Le Monde diplomatique, août 1998) : « La société capitaliste est une société qui court à l’abîme, à tous points de vue, car elle ne sait pas s’autolimiter. Et une société vraiment libre, une société autonome, doit savoir s’autolimiter, savoir qu’il y a des choses qu’on ne peut pas faire ou qu’il ne faut même pas essayer de faire ou qu’il ne faut pas désirer. » De son côté, José Ardillo écrit : « La projection d’une société future émancipée ne peut pas esquiver la question des limites matérielles, sans quoi toute utopie resterait liée à la superstition progressiste. » Une « décroissance libertaire », loin de l’univers morbide et mortifère du capitalisme industriel, offre une perspective désirable de progrès social et d’épanouissement humain. Mais pour vivre mieux dans le respect des limites que nous impose la nature, nous n’échapperons pas – il faut le marteler – à une double révolution, écologique et sociale.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


A.R.V.

le 20 janvier 2012
Bel article, argumenté.
Pourtant, difficile à faire lire (et approuver) par ma voisine retraitée avec un revenu inférieur au Smic mensuel... Ne jamais oublier de parler des effets de seuil... Oui, il faut augmenter certains revenus (et dans le "tiers monde" surtout), partage des richesses - et redéfinition de la richesse. Pas d'accumulation, mais une frugalité joyeuse, voire une pauvreté maîtrisée, pas de misère subie...
Les anars (certains ?) sont plutôt en avance sur le sujet...
Continuez...
A.-R.V.

Aquitaine décroissance

le 26 janvier 2012
Les crises multi-factorielles que nous subissons, sociales, économiques et environnementales sont dues à la confiscation du pouvoir par une oligarchie. La solution n’est donc pas dans des aménagements du système (tel que le développement durable), mais bien dans la mise en place d’une démocratie directe, horizontale qui redonnerait le pouvoir aux gens.
http://aquitainedecroissance.org/2011/03/10/la-democratie-directe-en-france/