Ça c’est Lecoin

mis en ligne le 1 juillet 1962
À 74 ans, à cet âge où l’on se repose sur ses lauriers (des lauriers qui pour la plupart sont assez symboliques), à 74 ans Lecoin continue comme s’il en avait vingt.
Mourir pour ses idées dans un monde où presque tous en vivent, ça se remarque.
Car c’est bien là le risque qu’avait pris ce grand bonhomme d’un mètre soixante. C’est là le risque qu’il avait calmement envisagé pour tenir sa parole vis-à-vis des objecteurs emprisonnés et pour contraindre les grands de ce monde à tenir la leur.
Une fois de plus, il a remué l’opinion mondiale lente à démarrer et dont la grande presse (même celle de gauche, hélas !) ne se réveille qu’à la vingt-cinquième heure.
On pourrait penser qu’il y a une certaine naïveté chez Lecoin à attendre quelque chose de ceux que sa foi anarchiste refuse.
En vérité ce n’est pas à eux qu’il s’adresse, mais à l’Homme. Ce qu’il cherche, c’est réveiller ce qui peut en survivre dans un chef d’État ou chez un politicien.
C’est à ce prix qu’il avait sauvé Ascaso, Durruti et Jover de l’extradition. Et aujourd’hui en 1962 comme en 1929, malgré tous les déboires, les lâchages et les trahisons qu’il a connus au cours de sa longue carrière, aujourd’hui, à 74 ans comme aux jours de sa jeunesse, Lecoin poursuit le combat avec le même courage et la même volonté.
Et voici qu’on en parle, même ceux qui ne haussent le ton que lorsqu’il s’agit des têtes couronnées ou des vedettes du jour, même ceux qui se sont spécialisés dans l’information des coucheries royales et des putanats dorés.
D’abord ce furent naturellement ses amis de toujours : les pacifistes, les syndicalistes, les espérantistes et ses vieux camarades anarchistes 1.
Impatients du succès du Statut des Objecteurs et bouleversés par l’état de santé de notre ami, les plus courageux se sont associés à son geste : Josette Béringer, sa fille, Henri Bouteiller, Fernand Bullier, René Gaudin et notre camarade Desrozier, de la Fédération anarchiste ont entrepris à leur tour une grève de la faim illimitée.
Et puis, petit à petit, prudente, paresseuse, la presse s’y est mise, les articles du Canard Enchaîné ont mis le feu aux poudres et les autres ont suivi, pour être dans le coup et peut-être aussi, pourquoi pas, remués par un geste qui les dépasse.
En effet, dans un monde où les hommes sont les instruments serviles du destin dans ce qu’il a de plus sordide, dans un monde où pour le maintien d’une bourgeoise sécurité ils sacrifient le plus vrai de la dignité humaine, rares sont ceux qui dirigent le destin au lieu d’en être le jouet, qui font entendre leur voix quand les autres baissent le col et courbent la tête, rares sont ceux qui choisissent leur vie au lieu de la subir.
Mais plus rares encore ceux qui allant jusqu’au bout d’eux-mêmes choisissent aussi leur mort.
Ceux-là s’appellent Paul Robin, Jacob et… Lecoin.
Je dis bien Lecoin, puisqu’il a poursuivi 22 jours une grève de la faim qu’il aurait continuée jusqu’à la mort, si satisfaction ne lui avait pas été accordée.
Sa détermination a quelque chose de tragique qui va rejoindre le geste d’Antigone opposant toute la force invincible de l’humaine faiblesse aux prétendues raisons d’État de tous les Créon de l’Histoire.
Lecoin, mon vieux Lecoin, à l’heure où tu nous es rendu, à l’heure où du fond des prisons les objecteurs murmurent ton nom, à l’heure où la radio nous apprend la nouvelle attendue par tous les hommes de cœur, c’est en leur nom à tous que je t’adresse l’hommage que nous te devons.





1. En dehors de ceux énumérés il importe de citer la ligue d’action civique non violente, le service civil international et les organisations mondialistes.