La France prend l’eau de Vichy

mis en ligne le 29 mars 2012
Pardon de me citer. Dans mon livre Aphorismes subversifs et réflexions sulfureuses 1, je me permettais de persifler lourdement, en évoquant la France profonde : « Tant va la cruche à l’eau de Vichy qu’à la fin elle s’y habitue ! » C’était en 1999, sous la gauche façon Jospin, et les mauvaises manières avaient déjà force de loi. Sans doute pour ne pas laisser le terrain libre à une droite revancharde, désireuse de reconquérir le Château.
Nous vivons au pays des droits de l’homme. C’est bien connu. Notre Constitution en fait foi. Alors, ne surtout pas dire que notre belle démocratie prend l’eau de toutes parts. Particulièrement, dans le domaine social, singulièrement réduit en charpie depuis quelques années. Expliquer que la République une et indivisible ressemble de plus en plus à l’État de Vichy, dirigé par l’équipe Pétain/Laval, peut conduire l’insolent devant les tribunaux, pour diffamation. Et pourtant... Si, à Vichy, on prônait le retour à la terre, il en va de façon caricaturale avec la valeur travail, proclamée depuis l’Élysée, centre de la liberté réduite, de l’égalité égarée et de la fraternité bafouée. On célèbre la valeur travail alors que, dans le même temps, il n’y a jamais eu autant de chômeurs et de précaires dans ce beau pays de France qui prétend donner des leçons au monde entier. Le mode de gouvernement est de plus en plus rigide, et les prisons d’autant plus encombrées que l’on ne cesse de célébrer le culte de la victime. Au sommet de la pyramide du pouvoir, le Chef prétend être l’élu du peuple, alors qu’il est surtout l’émanation d’un « populo » ayant perdu ses repères.

L’Étranger… voilà l’ennemi !
Depuis le début des années trente, avec le court intermède du Front populaire, la stigmatisation de l’étranger allait s’imposer comme mode de gouvernement. Tout au long de ces années, les expulsions de travailleurs étrangers ne feront que se multiplier. Le summum de cette politique du rejet culminant avec les décrets-lois mis au point par le gouvernement d’Édouard Daladier, le 2 mai 1938. Dans ces textes xénophobes, il y aura, entre autres mesures, l’instauration de quotas de travailleurs étrangers. Parallèlement, la chasse était ouverte contre ceux qui se permettaient de venir manger – sans y avoir été invités explicitement – le bon pain blanc des Français.
Renforcés en novembre 1938, ces décrets-lois scélérats envisageaient même, très explicitement, l’internement dans des camps de concentration. Le premier de ces centres de loisirs républicains étant situés à Rieucros, dans l’Ariège. Très près de cette frontière d’Espagne où la victoire de Franco se précisait de jour en jour. La prochaine défaite de la révolution espagnole était durement ressentie par les centaines de milliers de travailleurs étrangers vivant en France, parmi lesquels nombreux s’étaient engagés dans le combat contre le fascisme. Ceux qui en reviendront seront placés sous la surveillance étroite de la police grâce aux fichiers réalisés depuis la constitution des Brigades internationales.
Après la défaite de 1940 et l’arrivée au pouvoir, à Vichy, d’un gouvernement à la solde des nazis, la marginalisation des étrangers sera de plus en plus à l’ordre du jour. Les mesures déjà prises par un gouvernement républicain avaient préparé de durs lendemains.
Dès l’arrivée de Pierre Laval aux manettes, le 10 juillet 1940, la politique du gouvernement sera délibérément xénophobe, prenant la suite, en les aggravant, des décrets-lois Daladier. La première offensive, très visible, contre les parias habituels se manifestera, le 27 septembre 1940, par une loi « relative à la situation des étrangers en surnombre dans l’économie nationale ». Il n’est pas inintéressant de rappeler que ce texte, rédigé sous la houlette de Pétain, était contresigné par le secrétaire d’État au travail : le renégat René Belin, ancien dirigeant de la CGT.

Une loi qui pourrait être d’actualité
Examinons les principaux articles de cette loi qui ne pouvait que conforter les associations d’anciens combattants, ainsi que cette inévitable masse qui « ne faisait pas de politique », tout en s’extasiant devant la fière figure du vainqueur de Verdun. En ce mois de septembre 1940, on commençait à souffrir des restrictions mais la perspective de se séparer des étrangers ne pouvait que satisfaire les crétins, et les consoler de la récente défaite des armées françaises. Désormais, l’ennemi héréditaire était représenté par ces hordes métèques que l’on avait laissé envahir la France. Quelques extraits de cette loi du 27 septembre 1940 sont particulièrement significatifs, et nous renvoient à cette immigration 2012 qui serait à l’origine des difficultés économiques de la France.
« Article I. Les étrangers de sexe masculin, âgés de plus de dix-huit ans et de moins de cinquante-cinq ans pourront, aussi longtemps que les circonstances l’exigeront, être rassemblés dans des groupements d’étrangers, s’ils sont en surnombre dans l’économie nationale, et si ayant cherché refuge en France, ils se trouvent dans l’impossibilité de regagner leur pays d’origine. Sous réserve des formalités réglementaires, ils conservent la faculté d’émigrer dans un pays étranger.
Article II. Les groupements d’étrangers sont placés sous l’autorité du ministre de la Production industrielle et du Travail, qui fixe les règles de leur emploi et les met, s’il y a lieu, à la disposition d’employeurs.
Article III. Le ministre de l’Intérieur qui pourra – à cet égard – déléguer ses pouvoirs aux préfets, désignera les étrangers appelés à faire partie des groupements définis à l’article I.
Article IV. Les étrangers affectés à ces groupes ne percevront aucun salaire. Ils pourront recevoir, éventuellement, une prime de rendement. Leurs familles bénéficieront d’allocations, dans des conditions qui seront fixées par décret […]. »
Rapidement, après que cette loi avait été décrétée, plusieurs dizaines de ces camps de travail devaient être édifiés dans la zone non occupée, que les bons esprits s’obstinaient à qualifier de « France Libre ». Les quelque 40 000 étrangers indésirables, désormais enfermés, sous la haute surveillance de pandores haineux, allaient faire partie de ces Groupements de travailleurs étrangers (GTE) et livrés au travail quasi forcé. Comme il convenait d’être performant, dans la France de Vichy, et avant que les autorités nazies ne l’aient demandé, le « tri » était effectué, au sein de ces groupes d’exclus, pour y repérer les Juifs étrangers, qui seront regroupés – ne riez pas – au sein de compagnies dites « palestiniennes ». Ces derniers feront partie, deux ans plus tard, des convois expédiés au camp de Drancy, avant d’être déportés vers les camps de la mort.

Les vieux réflexes xénophobes sont loin d’avoir disparu
Fort heureusement, les situations ne sont plus les mêmes. À l’automne 1940, les nazis inspiraient les lois de Vichy, servilement appliquées par des fonctionnaires désireux de se distinguer. Il est donc nécessaire de noter qu’en 2012, la France n’est pas sous la botte hitlérienne. Ce qui n’empêche pas nos gouvernants de retrouver les vieux réflexes xénophobes et racistes, pour ne pas laisser le champ libre aux humanistes du Front national. Avec ce refrain bien connu : il faut réserver le travail aux vrais Français de France. Il en va de même pour les étudiants étrangers, priés rudement de quitter le territoire national au terme de leur cursus universitaire. Le doux Claude Guéant étant chargé de faire place nette.
En 1940, on enfermait les « métèques ». En 2012, on les expulse ! Dans l’un et l’autre cas, la volonté de marginaliser, puis d’exclure, dicte le comportement de « nationaux » qui ne cessent de faire de la surenchère pour faire le ménage au pays qui se flattaient, jadis, d’être le champion du droit d’asile. En 2012, comme en 1940, la politique du chiffre doit convaincre les bons Français que la France doit convaincre les bons Français que la France doit se protéger des hordes étrangères. C’est ainsi qu’en décembre 2011, le ministre de l’Intérieur, Claude Guéant, annonçait triomphalement que 33 000 sans-papiers avaient été dégagés du sol sacré de la patrie. Rien n’aurait donc changé. Grave erreur. En septembre 1940, il était prévu d’interner des hommes. Pas les femmes et les enfants, comme cela se pratique tranquillement dans les centres de rétention de la République ; malgré la condamnation morale de la Cour européenne des droits de l’homme, horrifiée de telles pratiques. Qu’importe, Nicolas Sarkozy reste droit dans ses bottes, persuadé d’agir fortement pour le plus grand bien des beaufs qui peuplent ce pays.
Au-delà, le regroupement des familles est remis en cause. Cela contrairement à toutes les valeurs humanistes dont se revendiquent le président de la République et ses séides. Il va de soi que lorsque l’Étranger est considéré comme un ennemi possible – une taupe potentielle, finalement –, on ne va pas lui faire la moindre concession, en lui permettant de faire venir sa femme en France. Surtout si elle n’arrive pas à s’exprimer convenablement dans la langue du pays de l’ancien colonisateur. Et puis, pourquoi ne pas exiger des travailleurs immigrés qu’ils connaissent les articles de la Constitution et les couplets de La Marseillaise, en prime ? Il n’est pas encore question de doter d’un signe distinctif ceux qui ont l’audace de n’avoir pas la peau colorée, bien que venus de loin. Il faut faire confiance à nos xénophobes, mâtinés de racisme impénitent, pour trouver une solution à ce vide répressif.
Il est bien évident que le régime de Vichy fait partie du passé, et plus encore l’affreux souvenir de l’occupation nazie. Est-ce une raison pour se féliciter lourdement que les tourments actuellement réservés aux Étrangers ne soient pas de même nature et que l’on n’assassine plus, ne serait-ce que par destination ? Mais le bon peuple feint ignorer qu’il est saoulé à l’eau de Vichy. L’œil fixé sur la ligne bleue des Vosges, on l’a persuadé que nos difficultés proviennent de la présence de trop d’étrangers dans le pays. Comme l’a souhaité récemment celui qui règne à l’Élysée, il faudrait réduire les droits sociaux des Étrangers, ce qui ne pourrait que satisfaire les soudards du Front national, toujours nostalgiques du régime de Vichy…





1. Aux éditions Paris Méditerranée, 1999. (Ndr.)