Tout est à tous !

mis en ligne le 13 septembre 2012
Dites-moi, compagnons et vous aussi compagnes, qu’est-ce que nous ferons une fois que la révolution aura triomphé ? C’est-à-dire une fois que nous aurons chassé les maîtres étatiques, les capitalistes et les militaires et aussi tous les pontifes religieux…
Nous pouvons trouver une réponse dans La Conquête du pain de Kropotkine, livre édité en 1892 chez Stock et déposé au ministère de l’Intérieur de cette même année. Mon édition date de 1900.
À l’époque, chez les militants, personne ne doutait de l’imminence de l’événement révolutionnaire. Et il s’agissait de rien moins, pour les libertaires, que d’instaurer le communisme anarchiste.
Élisée Reclus, qui fit la préface de La Conquête du pain, écrivait : « La révolution qui s’annonce s’accomplira donc, et notre ami Kropotkine agit en son droit d’historien en se plaçant déjà au jour de la révolution pour exposer ses idées sur la reprise de possession de l’avoir collectif dû au travail de tous » (p. XI)…
On pourra sourire de leur optimisme et même rire ; et on aura grand tort.
Rappelons que, presque dix ans plus tard, en 1905, en Russie, l’agitation populaire était extrême et que 1917 allait voir le triomphe de la révolution d’Octobre. Rappelons que, dès 1936, soit une vingtaine d’années encore plus tard, en Espagne, les recommandations de Kropotkine passaient directement de son livre à la réalité quotidienne : nombre d’ouvriers et de paysans de ce pays qui avaient lu La Conquête du pain, ou du moins qui en avaient connaissance de bouche à oreille, mirent illico en application les idées de Kropotkine.
Nous nous retiendrons donc prudemment de rire et de sourire car on sait maintenant que l’histoire qui se déroule nous réserve assez régulièrement d’énormes surprises : des bonnes et des mauvaises.
Et nous négligerons également ceux qui nous traitent de doux rêveurs idiotement optimistes ; et, de même, nous nous garderons d’un pessimisme parfaitement inutile. En effet, sans illusions excessives, il ne s’agit que de préparer jour après jour, patiemment, un monde qui nous convienne…
Par ailleurs, nous avions souligné que le « peuple », le prolétariat, bref, ceux qui souffrent, que le peuple, dis-je, a montré, au cours du temps, sa grande capacité à supporter son malheur avec une « longue patience », et ce avant que de se mettre en branle.
Kropotkine revient sur cette qualité quand il écrit : « Avec ce dévouement héroïque qui a toujours caractérisé le peuple et qui va au sublime lors des grandes époques, il patiente. C’est lui [le peuple] qui s’écriait en 1848 : “Nous mettons trois mois de misère au service de la République” » (p. 25).
Pour Kropotkine, dans La Conquête du pain, cette longue patience ne peut déboucher que sur une expropriation finale qui rendra à la communauté tout entière, oui, à tous, ce qui lui appartient : « Tout est à tous, puisque tous en ont besoin, puisque tous ont travaillé dans la mesure de leurs forces et qu’il est matériellement impossible de déterminer la part qui pourrait appartenir à chacun dans la production actuelle des richesses » (p. 14).
À l’époque, cette expropriation ne s’imaginait que par une action qui « écarte les obstacles par la force et […] se réalise violemment par la Révolution ».
Depuis, un certain nombre de renversements, de bouleversements sociaux, appelés souvent des révolutions, se sont succédé sans pour autant qu’aucune nous convienne totalement. Car, comme l’écrivait Raymond Chandler dans son polar La Grande Fenêtre : « Ce qu’il y a d’embêtant avec les révolutions, c’est qu’elles finissent toujours par tomber dans les mauvaises mains. »
Kropotkine, de retour en Russie en 1917, et après que les bolcheviques eurent pris le pouvoir, déclarait de même à des compagnons, entre autres à l’Espagnol Pestaña : « Les communistes, avec leurs méthodes, au lieu de mener le peuple vers le communisme, finiront par lui en faire détester même le nom. »
Oui, notre optimisme relatif est malgré tout mis à rude épreuve par les événements historiques ; et les derniers printemps arabes, porteurs d’espoirs irraisonnables, en ont déçu beaucoup qui croyaient, inconsidérément, que les mentalités allaient changer du jour au lendemain : ils oubliaient de prendre en compte les pesanteurs sociales immémoriales et les habitudes de soumission profondément ancrées, tout autant que les croyances religieuses.
Il n’empêche, que ferons-nous une fois que la révolution aura éclaté ?
Les réponses de Kropotkine sont incroyablement détaillées et, pour dire notre pensée, un peu dépassées et datées dans l’expression, mais par ailleurs profondément vraies.
Faut-il relire La Conquête du pain ? Bien sûr que oui, mais sans doute avec d’autres yeux que ceux des compagnons espagnols de l’époque. Il faudrait revisiter le texte et en extraire les idées essentielles qui restent toujours productives. À nous de les adapter aux conditions actuelles.
Mais qu’écrivait donc Kropotkine ?
Que ce que produisent les humains n’est pas le résultat de leurs besoins mais procède essentiellement de l’esprit de profit financier de quelques-uns.
Que les humains se sont habitués à une organisation sociale organisée de haut en bas et centralisée et qu’il s’agit de renverser cette situation figée puis de repartir de la base selon un principe de libre entente, de libre contrat, etc.
Qu’il faut abolir le salariat qui n’est jamais la contrepartie du travail, valeur impossible à calculer, que ce soit en heures travaillées, en matière grise insérée, en héritage des efforts et des trouvailles des générations passées. Du terrassier au médecin, chacun a droit à la même part de gâteau. Ce que, un peu prosaïquement, on nommera la prise au tas.
Bien des objections peuvent être avancées aux propos de Kropotkine. Par exemple : que ferons-nous des fainéants ? Objections de pinailleurs qui ne sont pas gênés plus que ça par ceux qui aujourd’hui ne produisent rien.
Kropotkine a réponse à tout et à bien d’autres arguments encore ; sans toujours nous convaincre nous-mêmes et sans que l’on partage son inaltérable optimisme.
Aussi, pour conforter notre optimisme relatif d’aujourd’hui, et bien que par ailleurs nous ayons été critiques, à raison, des conséquences néfastes de la mondialisation capitaliste et de ses délocalisations économiques, on s’est plu à noter, comme en contrepoint, la naissance, en plusieurs endroits du monde, d’un mouvement des « indignés », mouvement acéphale, qui certes nous semble bien modeste en ses revendications, mais qui présente un aspect plutôt sympathique dans ses expressions diverses : celui de ne pas vouloir prendre le pouvoir. Il y a là comme une ouverture…
Un peu à contrecœur, en faisant la moue, les « vrais » révolutionnaires semblent pourtant suivre avec intérêt ce mouvement.
Si révolution il y aura, elle ne se fera plus « dans un seul pays », mais dans plusieurs, et avec des mûrissements divers, avant d’embraser la planète entière. Les moyens en seront sans doute et en quelque sorte inédits, sûrement autres que ce que nos penseurs révolutionnaires ont imaginé jusqu’à maintenant.
Mais puisqu’il faut nous armer pour la révolution qui vient, ce sera d’abord d’une grande, très grande et très longue patience !
Allez, en attendant les beaux matins qui chantent, vous pouvez rêver… et agir !