Mariage homosexuel : la fin des tabous ?

mis en ligne le 29 novembre 2012
1689MariageHomoFrançois Hollande l’avait promis durant sa campagne, et le gouvernement socialiste a préparé le projet de loi : les droits au mariage et à l’adoption doivent être prochainement étendus aux couples composés de personnes de même sexe. Qu’on soit hostile ou non à l’égard de l’archaïque institution qu’est le mariage, on ne peut voir cela que comme un progrès des mentalités et une solution pour les nombreux cas de familles homoparentales dans lesquelles un des parents de fait ne peut pas être parent de droit, risquant alors notamment de se voir retirer son enfant, si sa ou son partenaire venait à disparaître.
Une majorité de Français est favorable à cette réforme, même si la proportion tend à diminuer légèrement par rapport à l’année dernière, certains étant probablement influencés par des discours rétrogrades. Car comme au moment des débats sur le Pacs, on assiste depuis quelques mois à un intense lobbying de la part de la droite conservatrice qui s’oppose de toutes ses forces (c’est le cas de le dire : rappelons-nous la manifestation antimariage homo de Civitas, durant laquelle des Femen se sont fait violemment agresser) au mariage homosexuel, en lui-même ou parce qu’il s’accompagnera du droit à l’adoption. Sur le sujet, religieux et hommes politiques de droite trouvent souvent des points d’accord.

Discours réactionnaires
Le cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris, refuse le projet de loi au nom de « la réalité sexuée de l’existence humaine ». Selon lui, hommes et femmes sont différents par essence, et essentiellement complémentaires. Par conséquent, une famille ne peut fonctionner que si elle a pour base un père et une mère. Le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon et « primat des Gaules » (ça ne s’invente pas), va pour sa part plus loin : le mariage homosexuel constituerait selon ses propres termes une « rupture de société ». Il conduirait en effet les individus à vouloir constituer « des couples à trois ou quatre » (sic) et « un jour peut-être l’interdiction de l’inceste tombera ». Ces propos réactionnaires paraissent absurdes, mais lorsqu’on est l’un des piliers d’une institution aussi surannée que l’Église catholique, on tient nécessairement des discours d’arrière-garde, déconnectés de toute réalité, non ? Peut-être, mais là où c’est peut-être plus inquiétant, c’est lorsque des élus, laïques, avancent des arguments semblables dans un cadre public. C’est le cas de François Lebel, maire UMP du 8e arrondissement de Paris – celui-là même qui a marié les Sarkozy-Bruni – qui écrit, dans son éditorial du magazine municipal (!), que l’ouverture du mariage aux homosexuels pourrait entraîner « les pires dérives ». « Comment s’opposer demain à la polygamie en France, principe qui n’est tabou que dans la civilisation occidentale ? Pourquoi l’âge légal des mariés serait-il maintenu ? Et pourquoi interdire plus avant les mariages consanguins, la pédophilie, l’inceste, qui sont encore monnaie courante dans le monde ? » Il ajoute, évidemment (en bon républicain) qu’il « ne [procédera] personnellement à aucun “mariage” de cette nature » (notez bien les guillemets entourant « mariage »). Pour parachever son argumentation, il dépeint avec grandiloquence ce « spectacle mortel pour la civilisation du mariage légal de tout le monde avec n’importe qui pour faire n’importe quoi ».
L’absurdité n’est donc pas l’apanage exclusif des hommes d’Église, et on constate que des personnalités politiques bien implantées (et, en l’occurrence, réélues depuis des années) peuvent tenir des propos tout à fait incongrus et clairement homophobes. Inutile de dire que Christine Boutin, la célèbre gay friendly de l’Assemblée nationale, n’a pas condamné ces idées, même si elle a estimé qu’un magazine municipal n’était peut-être pas le lieu le plus approprié pour les exprimer. Relier mariage homosexuel, polygamie, inceste et pédophilie est évidemment éminemment contestable. On ne peut voir entre eux de lien automatique ou nécessaire, sur le modèle de la morale simpliste qui voudrait que « qui vole un œuf vole un bœuf ». Pourquoi le fait d’autoriser deux personnes de même sexe à se marier (alors même que de nombreux homosexuels vivent librement en couple depuis des années) conduirait-il inéluctablement à une banalisation de l’inceste ou à une recrudescence des actes pédophiles ? Ce raisonnement ne tient pas debout, mais il montre bien la persistance dans la droite réactionnaire d’un amalgame écœurant entre homosexualité et pédophilie ou, plus généralement, entre homosexualité et vice.

De la nécessité de questionner les tabous
Raisonnement absurde, donc, produit de préjugés plutôt que d’une véritable réflexion. Pourtant, à bien y regarder, les objections soulevées par les conservateurs de tout poil ne sont pas (toutes) totalement insensées : au-delà du droit, elles posent la question des tabous de notre société. Si l’on décide de rompre un tabou autour de l’homosexualité, ne pourrait-on pas légitimement remettre en cause les autres tabous en matière de mœurs et de morale que sont la polygamie et inceste ? Pourquoi ces faits sociaux sont-ils proscrits ? Y a-t-il de bonnes raisons pour qu’ils le demeurent ?
Il n’est pas question évidemment de remettre en cause la criminalisation de la pédophilie, éminemment attentatoire aux libertés les plus essentielles si l’on entend par là le fait pour un adulte d’imposer une domination sexuelle sur des mineurs. Mais tout libertaire se doit sans doute a minima de questionner l’interdit de l’inceste et de la polygamie, comme tout tabou frappant des actes qui peuvent être accomplis en conscience par des individus consentants.
Pourquoi la polygamie n’est-elle pas autorisée ? Il faut rappeler que ce sont les mariages multiples et simultanés qui sont illégaux en France, pas le fait d’avoir plusieurs compagnes et compagnons. La monogamie est une norme largement admise et partagée, mais il n’est pas certain qu’elle soit la plus satisfaisante d’un point de vue sociétal. Selon une étude récente, elle contribuerait notamment à réduire la criminalité en réduisant la compétition des hommes pour les femmes, mais ces conclusions se basent sur une vision partielle de la polygamie. Il ne faut en effet pas confondre polygamie (plusieurs époux/épouses ou partenaires) et polygynie (plusieurs femmes pour un même homme) : pourquoi une femme ne pourrait-elle pas avoir plusieurs maris ? Il est évident que contester l’interdit de la polygamie au nom d’une critique libertaire ne doit pas conduire à réserver aux seuls hommes la possibilité d’avoir plusieurs partenaires, faute de quoi on retombe dans le piège du patriarcat. C’est donc la possibilité de l’amour libre qu’il faut opposer à la règle monogame, à condition bien sûr qu’il s’agisse d’une philosophie et d’une pratique librement partagées par l’ensemble des partenaires quel que soit leur genre.
La prohibition de l’inceste apparaît pour beaucoup comme une norme moins contestable que la monogamie. Pour certains anthropologues, elle serait liée à une forme de répulsion sexuelle naturelle des individus pour les personnes avec lesquelles ils été élevés (« effet Westermarck »), tandis que pour d’autres (dont Claude Lévi-Strauss), elle favoriserait le lien social en permettant les échanges matrimoniaux entre les familles. L’argument des problèmes liés à la consanguinité est plus rarement avancé car, de fait, les enfants nés de personnes ayant des liens de parenté proche n’ont pas nécessairement de tare génétique. Comme dans le cas de la polygamie, il est donc difficile de trouver des arguments définitifs pour justifier l’interdit de l’inceste, lorsqu’il s’agit de relations librement consenties. On peut noter d’ailleurs que la loi française interdit le mariage mais pas les relations sexuelles entre parents proches.

Conquérir de nouvelles libertés
Les religieux de tout poil et autres conservateurs n’ont donc pas totalement tort de craindre que la fin d’un interdit puisse conduire à la remise en cause de nombreux autres – même si l’on peut douter que les idées libertaires soient assez prégnantes dans la société pour que l’amour libre (avec plusieurs hommes et/ou femmes, ou avec un ou plusieurs membres de sa famille) s’impose rapidement comme une norme sociale ou, tout du moins, comme un choix individuel banal et anodin. Là où les critiques du mariage homosexuel se trompent, c’est lorsqu’ils pointent la possible contestation des tabous de l’inceste et de la polygamie comme un péril pour la société, alors qu’on peut fort bien la concevoir comme un progrès du sens critique et de la liberté humaine. Dans cette affirmation idéologique contre une réforme sociétale, on voit bien tout ce qui sépare ceux qui veulent un ordre social basé sur une morale passéiste, pétrie de religion et ne souffrant aucune contestation, et ceux qui, comme les libertaires, entendent fonder les règles sociales sur l’exercice de la raison et le respect des libertés individuelles, et en l’occurrence la liberté de vivre sa vie sentimentale et sexuelle comme on l’entend. Le mariage pour tous fait certes perdurer une institution rétrograde, et on peut regretter que nombre d’homosexuels qui le défendent n’aspirent qu’à pouvoir s’intégrer davantage dans le cadre normatif défini par l’état. Mais si on profite du débat qui l’entoure pour remettre en cause d’autres tabous, il peut aussi être vu comme un pas de plus dans la longue marche contre la morale traditionnelle, et donc une opportunité à saisir pour conquérir de nouvelles libertés.

Romain Constant
Groupe libertaire Louise-Michel de la Fédération anarchiste