Alimentation et racisme : le néoracisme Front national à l’assaut du « Maghreb de canard » *

mis en ligne le 20 décembre 2012
Avec plus de trois millions de chômeurs et presque autant de smicards, on ne surprendra personne en indiquant que la principale inquiétude des habitants de notre pays est de boucler les fins de mois. Alors que les plus de huit millions de pauvres recensés par l’Observatoire des inégalités en 2012 trouvent certainement déjà trop chers les produits bien vus, une constatation s’impose : de plus en plus de gens bataillent ferme afin de mettre quelque chose de décent dans leurs assiettes ! Dans ce contexte de paupérisation accélérée et d’accroissement des inégalités, on pourrait a priori être surpris par la controverse amorcée à l’initiative du Front national au sujet de l’absence d’étiquetage de la viande hallal.
Petit retour en arrière. Nous sommes en février 2012. Alors que Nicolas Sarkozy vient de faire part de sa volonté d’être de nouveau candidat à la présidence de la République, une Marine Le Pen courroucée annonce que « l’ensemble de la viande distribuée en Ile-de-France, à l’insu du consommateur, est exclusivement de la viande hallal 2 » ! Dénonçant une « tromperie sur la marchandise », elle insiste sur le fait que « tous les abattoirs d’Ile-de-France vendent du hallal ». Dans les jours et semaines qui suivent, le smicard, le chômeur de longue durée, le SDF ou le petit salarié qui ne mange de la viande de bœuf que les 36 du mois se voient alors expliquer par les magazines que cela pose le problème du droit du consommateur à être dûment informé sur la provenance et la qualité des marchandises qu’il acquiert. Prétendant répondre à des questions que nous n’avons pas même posées, la revue 60 millions de consommateurs se veut rassurante : la viande hallal a la même qualité que les autres viandes, et si, en Ile-de-France, « les cinq abattoirs en activité pratiquent exclusivement l’abattage rituel, cela ne représente qu’une infime portion de la viande distribuée dans la région 3 ». Nous voilà rassérénés. Caroline Politi, de L’Express, se demande quant à elle si Marine Le Pen a raison au sujet de la pratique massive de l’abattage rituel. Elle répond par l’affirmative.
Mais il y a plus. Car dans cette histoire, il ne s’agit apparemment pas de défendre uniquement les consommateurs abusés qui ont le droit de savoir « ce qui se retrouve dans leurs assiettes 4 ». Pour le président du syndicat des bouchers-charcutiers de Corse, Jean-Charles Martinelli, il faut avoir « du respect pour la bête 5 ». De même, pour Tony Gandolfi, patron-boucher de son état, « la souffrance des animaux est un critère à prendre en compte 6 ». Nous serions donc, aussi, face à une affaire à laquelle la Société protectrice des animaux ne devrait pas rester indifférente.
Mais si excités par les odeurs de viande grillée, nous cherchons un peu plus avant, nous trouvons que cette histoire de viande hallal a beaucoup plus à voir avec le corps de la nation en danger qu’avec celui de la bête prête à être découpée. Le Nouvel Observateur ne s’y trompe d’ailleurs pas, titrant dès le 21 février : « Marine Le Pen en croisade contre la viande hallal. » Il semblerait bien, en effet, que cette querelle alimentaire représente, dans l’esprit de ses initiateurs, la nouvelle scène où se joue le prétendu « choc des civilisations » ! Selon Marine Le Pen, ce qui est en jeu dans cette affaire de hallal, c’est bien l’honneur de notre patrie. Elle l’éructe d’ailleurs clairement avec son charme proverbial : nous faire manger du hallal sans qu’on le sache est « inadmissible », « scandaleux » et « une manière de montrer aux Français qu’ils sont méprisés dans leur propre pays » ! Il convient de reconnaître que bien des internautes le perçoivent aussi de la sorte. Ainsi, un blogueur écrit sur le site du Nouvel Observateur qu’il dénie à quiconque le droit de lui imposer du hallal ou du casher à son insu, alors qu’un ou une autre se demande sur le site de L’Express si « le bon peuple de France doit supporter longtemps encore des modes, des rites, venus d’ailleurs, qu’on voudrait lui imposer ». Le ton monte et la prose se fait plus agressive, libérant des effluves de viandes corrompues. Un énergumène surfant sur le site de L’Express alerte les citoyens-consommateurs : « Il est hors de question que les abattoirs nous obligent à manger la viande d’un animal égorgé vivant. On n’est plus au temps des cavernes ! Il faut au plus vite marquer toutes les étiquettes sur les emballages. » Alors qu’un autre, sur le site du Nouvel Observateur, fait clairement tomber le masque d’un racisme à peine voilé : « Un exemple de plus de ces pratiques barbares imposées, avec la complicité criminelle de nos dirigeants, par des gens qui n’ont absolument rien à faire en Europe. Merci à Marine. Grâce à elle, les gens vont demander à leurs bouchers des clarifications et ce sera la fin de cette ignominie en France. »
« Ignominie », « pratiques barbares », « temps des cavernes », « peuple de France », « mépris du peuple français », « gens qui n’ont rien à faire en Europe ». Cette outrance à géométrie variable (nulle mention du gavage des oies, de la vie des poulets d’élevages intensifs, des expériences pratiquées sur les animaux dans les laboratoires, de l’emprisonnement des bêtes dans les zoos, etc.) et cette explosion de prose nationaliste et raciste tendent à prouver que la souffrance des animaux et la tromperie sur la marchandise n’y étaient donc pour rien. Bref, comme le dirait le « philosophe de gouttières » Thierry Berger : « Le problème n’était pas là ! » à dire vrai, on s’en doutait un peu… Il s’agissait bien de défendre la « civilisation » contre les « barbares », le saucisson contre le kebab, la gastronomie française (la vraie) contre les hérésies culinaires du reste du monde. Alors que notre artisan-boucher Jean-Charles Martinelli oppose les méthodes traditionnelles (françaises) au « rituel d’abattage qui concerne la religion musulmane 7 », d’autres écrivent sur le site Françaisdefrance’s Blog que la consommation de viande hallal peut entraîner « des risques d’intoxication alimentaire », voire même mettre en péril notre mode de cuisson (à point ou saignant) qui serait sur le point d’être remplacé par des « modes de cuisson maghrébins » (laisser mijoter la viande) !
Cette brève présentation des données de ladite « affaire de la viande hallal » invite sans nul doute à une réflexion quant à la nature du racisme actuel que plusieurs décennies d’ingestion de couscous n’ont pas réussi à diluer. Pour résumer, je dirai que ce genre de discours sur les pratiques rituelles et gastronomiques des musulmans français ou qui résident en France renvoie à deux types de racisme étroitement imbriqués.
Il renvoie en premier lieu à un racisme différentialiste qui fait des habitants musulmans de France des barbares inassimilables, porteurs de pratiques culturelles et rituelles opposées à celles de la civilisation fantasmée ou imaginaire de ces soi-disant défenseurs de la patrie. Se rejoue ainsi le vieux mythe colonial de la civilisation face à la barbarie 8. Sauf que dans le cas présent il ne s’agit de « civiliser » personne mais bien de protéger ladite civilisation contre l’ensauvagement corporel.
Il s’imbrique par ailleurs à une conception biologique de la « culture » (c’est-à-dire de la « race ») qui avait eu tendance à se faire plus discrète au cours des cinquante dernières années en raison de la disqualification de la notion de « race » suite aux génocides de la Seconde Guerre mondiale, aux luttes anticoloniales et aux travaux des scientifiques qui prouvèrent que la culture n’est pas la « race 9 ». Pour les nouveaux amis des bêtes (tendance Brigitte Bardot), il semblerait que le fait de consommer de la viande hallal soit dangereux en soi car il y a risque de contamination.
Contamination du sang des « non-musulmans », souillure de leur chair, corruption de leurs tissus par ingestion de nourriture impure. Tout se passe comme si, pour ces envoûtés de l’étiquette, la vache abattue selon le rituel musulman devenait elle-même musulmane ! Le fait d’en manger pourrait impliquer une sorte de transsubstantiation, de métamorphose de leur être, de leur essence. Tout ceci est très fort au niveau symbolique tant on sait les articulations existantes entre la nourriture consommée et la construction de l’identité, de la personne. Concevant la culture comme une essence et la nation comme une ethnie et non comme une communauté de citoyens, ils vivent la consommation de viande hallal comme une épidémie venant attaquer, en silence, le corps non encore souillé des individus nationaux. Certains en viendraient presque à interdire la consommation de viande hallal. Nouveau tabou alimentaire afin d’éviter que la hiérarchie des supposées races ne se défasse. Hantise de la souillure qui s’articule à des « attitudes mixophobes 10 ». Convaincus que la manducation d’un peu de viande hallal (c’est-à-dire, selon leur conception, de carne islamisée) suffit à souiller irrémédiablement le corps de la nation et de ses représentants les plus purs (lesdits « Français de souche »), ils érigent une barrière absolue entre « Eux » et « les Autres ». De fait, face à ce danger imaginaire d’islamisation insidieuse de la France éternelle par la viande, la riposte se veut d’ordre alimentaire : il s’agit de manger du saucisson et de boire du vin, tous ensemble, afin de conjurer les effets de l’ingestion non voulue de « viande antifrançaise ». Il faut communier en chantant La Marseillaise et en avalant la nouvelle hostie consacrée : la sacro-sainte tranche de saucisson. Ce nouveau racisme biologique fabrique des inassimilables et se propose de reconquérir les territoires perdus. L’organisation des « apéros saucisson-pinard » (sous couvert de laïcité républicaine) renvoie à des représentations symboliques de fond sur la pureté des uns et l’impureté des autres, l’immaculité des uns face à la souillure des autres.
Bref, ce que Frantz Fanon nommait « le racisme vulgaire dans sa forme biologique 11 » s’autorise à circuler dans l’espace public de manière de moins en moins fardée. Et ce qui se joue derrière cette affaire de hallal, c’est manifestement la reconfiguration d’un racisme biologique qui pose que l’origine impure est transmissible. Ceci a un étrange et inquiétant air de famille avec les statuts de pureté du sang dans l’Espagne antisémite du siècle d’Or, la règle de « la goutte de sang noir » dans les Amériques racistes des XVIIIe et XIXe siècles et les lois nazies de l’Allemagne hitlérienne. Il ne manque pas même la thèse du complot dans la mesure où tout cela se fait « à notre insu », de façon sournoise, cachée. C’est cela que Marine Le Pen entend dévoiler, en appelant au soupçon permanent et à la vigilance perpétuelle. Les « sociétés secrètes » d’abatteurs rituels en connivence avec les pouvoirs en place conspireraient à faire ingérer de la viande hallal aux non-musulmans dans le but de les corrompre ! Une sorte de Conspiration des sages de La Mecque ! Ne manque plus que le sang des enfants chrétiens mélangés à la viande hallal, et nous serions revenus aux fantasmagories racistes énoncées dans les Protocoles des sages de Sion, faux antisémite rédigé par les services tsaristes 12. Mais ce qui est nouveau dans les formes argumentatives du racisme frontiste, c’est cette progressive fusion du racisme culturaliste et du racisme biologique. Un amalgame qui permet de libérer une parole publique explicitement raciste en dépit de la norme antiraciste qui s’était imposée dans la seconde moitié du XXe siècle. La ratonnade d’Aigues-Mortes en août 2012 constitue certainement une manifestation en actes de la légitimation et diffusion d’un discours raciste de plus en plus « décomplexé ».
En résumé, ce faux problème de la viande hallal fait apparaître le vrai problème du racisme. En ces temps d’ethnicisation mais aussi de mélanges accélérés, la phobie la plus manifeste des racistes est que « l’Autre » pénètre insidieusement en « Eux ». Un « Autre » fantasmé bien évidemment, et un « Eux » tout aussi imaginaire. Pour « Eux », les ennemis de la nation avancent voilés, au sens propre et figuré du terme.
Pour finir, un petit conseil de concitoyen aux agités de l’abattoir et autres idéologues du racisme différentialiste et biologique : pour conjurer vos fantasmes de viol alimentaire, allez voir le dernier spectacle de Fellag, Petits Chocs des civilisations. Vous y apprendrez que « pour que la bête ne souffre pas, on lui donne à fumer du haschich » ! On combat aussi le racisme avec l’humour…

Guillaume Boccara















*. J’emprunte ce jeu de mots à mon ami Mohamed K.
2. Le Parisien, 18 février 2012.
3. 60 millions de consommateurs, 28 février 2012.
4. C’est ainsi qu’un valeureux journaliste de Corse Matin, prêt à démasquer les enjeux de pouvoir et d’argent de la filière bovine, écrit à ses risques et périls : « Il est bon de savoir que 20 % de la viande de bœuf importée dans l’île et la totalité de la viande d’agneau est [sic]… hallal. Voilà un fait qui mériterait d’être mentionné de manière officielle sur les étals pour que les consommateurs insulaires non musulmans aient davantage de lisibilité. Si le mode d’abattage ne change en rien la qualité de la viande, ni son prix, il n’en demeure pas moins que beaucoup de consommateurs se retrouvent donc avec de la viande hallal dans leurs assiettes. Et ce malgré eux et sans qu’ils le sachent » (25 juin 2012). Il convient de mentionner que cet article rédigé dans le respect des règles de l’objectivité journalistique a été posté sur le site La Vague Bleu Marine !
5. Corse Matin, 25 juin 2012.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. On renvoie à deux ouvrages de Pierre-André Taguieff, La Force du préjugé : essai sur le racisme et ses doubles (Gallimard, 1988) et Le Racisme (Bookollegium, 2010), ainsi qu’à un des nombreux travaux de Michel Wieviorka, Le Racisme : une introduction (La Découverte, 1988).
9. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire (Unesco, 1952), Charles Frankel et al., La Science face au racisme (Éditions Complexe, 1986). Pour les anglophones, on renvoie à Ruth Benedict, Race and Racism (Labour Book Service, 1943).
10. Pierre-André Taguieff, Le Racisme, op. cit., p. 37.
11. Pour une révolution africaine, p. 37 (Maspero, 1978).
12. Norman Cohn, Histoire d’un mythe ; la « conspiration » juive et les Protocoles des sages de Sion (Gallimard, 1967).