Trous de mémoire : de la prose d’un stalinien dans le Diplo

mis en ligne le 17 janvier 2013
Un peu d’histoire pour commencer. Loin des théories abstraites des philosophes de comptoirs, la révolution espagnole initiée le 19 juillet 1936 a tout de suite été confrontée aux problèmes concrets : après avoir stoppé dans les deux tiers du pays le putsch des militaires rebelles à la République, il a fallu en une semaine refaire fonctionner la société (alimentation, transports, énergie), organiser les milices de révolutionnaires volontaires pour tenter de reprendre certaines régions tombées aux mains des généraux factieux, tout en collectivisant le maximum d’entreprises (comme en Catalogne), voire en instaurant le communisme libertaire (comme en Aragon). Cette tâche a été évidemment principalement menée par la CNT anarcho-syndicaliste ; nombre d’ouvrages existent qui décrivent le changement de société qui commençait à se dessiner. Pour certains, « miliciens, ouvriers, paysans libertaires apportèrent la plus grande contribution pratique au mouvement prolétarien international » en combattant « sur tous les fronts la bourgeoisie, le fascisme et le stalinisme » commençant « à réaliser la société communiste 1 ». On a aussi qualifié cette page d’histoire de « révolution sociale incomparablement plus profonde que toutes celles qui l’ont précédée 2 ». Pour les militants libertaires, la facture a été lourde : « Cette aventure, sans doute portée aussi loin que possible, eu égard aux circonstances, et inégalée jusqu’à nos jours, ils l’ont payée au prix fort, leur vie durant, en années de prison et d’exil. 3 »
Le rôle primordial des anarchistes espagnols pendant cette révolution continue de rester en travers du gosier de certains individus qui n’ont jamais accepté de ne pas
pouvoir diriger une révolution qui ne se déroulait pas suivant leur schéma marxiste-léniniste, et n’allait donc pas dans le sens (historique, ça va de soit) qu’ils voulaient imposer. Ceux-là ont la mémoire qui flanche et ne peuvent se résoudre à reconnaître l’apport incontestable des libertaires à la lutte antifasciste. Nous en avons une nouvelle démonstration dans le courrier des lecteurs du Monde diplomatique de janvier 2013, où on peut lire la prose d’un certain Fernando Malverde qui réagit vivement à la recension de l’autobiographie de Cipriano Mera 4 (Guerre, exil et prison d’un anarcho-syndicaliste) par Floréal Melgar.
Qu’est-ce qui a donc fait réagir le citoyen Fernando Malverde ? Il semble que ce soit l’expression « communistes staliniens » employée par Floréal. Et ce brave Fernando de lui reprocher de « n’avoir pas dit l’essentiel concernant Cipriano Mera : le rôle fondamental qu’il a joué dans la trahison (sic) qui provoqua la chute de Madrid ». Plus que de mémoire qui flanche, je parlerai de mémoire sélective de la part du citoyen Malverde.
Oubli du rôle irréprochable de Cipriano Mera avant (militant anarcho-syndicaliste), pendant (il commandait les forces républicaines pendant leur première victoire à Guadalajara) et après (en prison, camp de concentration et en exil reprenant son emploi de maçon, ce qui était loin d’être le parcours de moult apparatchiks du Parti communiste espagnol).
Oubli, aussi, du rôle de Negrín, dernier chef du gouvernement républicain, véritable marionnette aux mains des communistes à qui il voulait octroyer tous les postes de commandement.
Oubli du rôle du Psuc 5 stalinien en mai 1937 à Barcelone : véritable guerre civile dans la guerre civile pour mettre au pas les anarchistes et leur révolution. L’attaque du central téléphonique n’était qu’une provocation de plus ; à Moscou la Pravda l’avait annoncé sans ambiguïté dès décembre 1936 : « En Catalogne, l’élimination des trotskistes et des anarcho-syndicalistes a déjà commencé ; elle sera conduite avec la même énergie qu’en URSS. »
Oubliés, aussi, les arrestations et assassinats de militants anarchistes comme Berneri, ou poumistes 6 comme Nin. Quand les révolutionnaires interrogeaient sur les murs de Barcelone « ¿ A donde está Nin ? » (Où est Nin ?), l’agit-prop stalinienne répondait « En Burgos o en Berlín » (à Burgos ou à Berlin), c’est-à-dire chez Franco ou chez Hitler. Le torturer, le tuer ne suffisait pas, il fallait aussi le calomnier.
Oubliée, la destruction, par le stalinien Enrique Lister, des collectivités d’Aragon et l’élimination physique des membres de leur conseil (tous anarchistes).
Oubliée, la fourniture savamment orientée de l’armement livré par les soviétiques : généreusement dirigé vers les bataillons sous commandement communiste, et seulement promis aux milices anarchistes à condition qu’elles acceptent la militarisation.
Oublié… Arrêtons-là cette liste. Côté républicain, tous les combattants de base du Parti communiste n’étaient certes pas des salauds, mais leurs dirigeants si ! Pas vraiment traîtres puisque, dès le départ, ils l’avait annoncé : ils ne voulaient pas d’une révolution, mais simplement d’une république bourgeoise (première étape vers le socialisme suivant le schéma classique marxiste-léniniste). Les exactions contre les autres forces antifascistes ? Ils ne savaient pas ? (L’ouverture des archives à Moscou leur a un peu rafraîchi la mémoire, surtout en ce qui concerne l’assassinat de Nin) C’était la faute aux méchants conseillers du NKVD ? Ah bon ? Mais alors Staline donnait vraiment ses ordres au PCE ? Ben merde alors, c’est pas avec le PCF de Thorez que ça serait arrivé, ça !
Quoi ? Les anarchistes n’oublient pas ? Ce n’est pas être rancuniers, c’est juste avoir de la mémoire.








1. René Riesel, Internationale situationiste, n° 12, septembre 1969.
2. Gaston Leval, Espagne libertaire, 1971.
3. Freddy Gomez, D’une Espagne rouge et noir, 2009.
4. Cipriano Mera : militant éminent de la CNT, livré par les autorités françaises à Franco. Condamné à mort, puis gracié.
5. Parti socialiste unifié de Catalogne : équivalent catalan du Parti communiste espagnol.
6. Membres du Parti ouvrier d’unification marxiste (communistes antistaliniens).