À la recherche d’un vieil Antonio

mis en ligne le 9 octobre 2013
Quatrième jour d’école
[Vegan, s’abstenir.]
Voir un cochon mort se faire éviscérer à 6 heures du matin avant le petit-déjeuner est une foutue épreuve. Et c’est celle à laquelle j’ai été confronté au tout début de ce quatrième jour de petite école. La bête, tuée juste avant que j’arrive (ouf !), est posée sur le dos, les quatre pattes en l’air tenues par deux compas, et s’est fait ouvrir le bide de haut en bas avant qu’on ne lui retire tout ce qui ne se mangerait pas : intestins, foie, reins, cœur, etc. Il s’en est fallu de peu que je ne rejette mon repas du soir…
Ce quatrième jour est le dernier que je passe dans la communauté. Demain, vendredi 16 août, tous les élèves retourneront au caracol pour les derniers cours « magistraux » et la fête de fin d’école. Je passe une partie de la matinée à étudier les livres et à questionner mon votán. Il me parle un peu de la prise d’Ocosingo en 1994, du fonctionnement de la Banque autonome zapatiste (sorte de banque sociale, qui prête à un taux d’intérêt de 2 %), des différents groupes paramilitaires qui sévissent dans la zone de La Garrucha, et notamment de l’Oruga, très violents et en partie composés d’anciens zapatistes s’étant vendus au gouvernement. C’est l’occasion, du coup, de parler des possibilités de quitter l’EZLN après y être entré, ce qui, bien sûr, est faisable et est déjà arrivé quelques fois, sans pour autant que tous passent carrément de l’autre côté (beaucoup de ces anciens zapatistes se disent aujourd’hui « neutres »). Il évoque aussi les cas où un zapatiste se marie avec une priiste, et vice versa. On en vient, de fil en aiguille, à parler des relations, au sein de la communauté où nous vivons, entre la partie priiste et la partie zapatiste. José Martínez avoue que, au début, les choses n’ont pas été faciles mais qu’aujourd’hui les relations sont plutôt pacifiées (et rares). Du fait de cette division, il existe plusieurs assemblées communautaires : celles, rares, où se réunit toute la communauté (zapatistes et priistes) et celles, bien plus courantes, où ne se réunissent que les zapatistes (qui rejettent intégralement le système officiel). Au final, mon votán insiste sur le fait que les zapatistes ne donnent jamais dans la provocation, qu’ils ne recherchent en aucun cas le conflit avec les priistes ; le contraire reviendrait à faire le jeu des autorités gouvernementales, lesquelles ont de tout temps cherché à diviser les peuples indigènes pour mieux les contrôler et mater les velléités de rébellion.
Vers 10 heures, nous rejoignons d’autres élèves et d’autres gardiens et gardiennes pour préparer la petite fête qui se tiendra en fin d’après-midi dans la communauté pour marquer notre départ. Nous (les élèves ainsi rassemblés) décidons, pour remercier nos hôtes, de faire une sorte de grand escargot (caracol, en espagnol) humain et de scander des phrases de remerciement. Je ne sais pas si nous avions vraiment à faire une « démonstration » (quelque chose me gênait dans cette idée, mais je ne sais pas quoi), mais l’option « escargot » était assurément la plus sympathique des propositions (d’autres frôlaient un peu la niaiserie de colo ado).
Je passe l’après-midi à lire les manuels et à discuter, encore et toujours, avec mon votán. À midi, sa femme et sa fille ont tué, puis cuisiné, un poulet ; petit cadeau culinaire avant mon départ que j’accepte bien volontiers (ça change des frijoles !). Je suis aussi mis à contribution pour écosser deux bassines pleines de frijoles, ce qui nous prend bien une bonne heure, elle aussi passée à discuter de choses diverses et variées. Son fils, sa belle-fille et ses deux petits-enfants vus la veille dans la communauté en terre récupérée viennent également rendre une petite visite.
La journée passe ainsi tranquillement, jusqu’à la fête, qui commence vers 16 heures (je crois). Un zapatiste prononce un court discours de remerciement à destination des élèves, insiste sur l’importance de cette initiative, puis nous faisons notre escargot (d’autres liront aussi, à leur tour, des textes, ou pousseront la chansonnette à la guitare, etc.). S’ensuit un chouette concert, donné par un groupe de musiciens zapatistes qui entonne des chants de lutte, parfois repris timidement par les élèves qui les connaissent (certains sont bien connus des militants pour être présents sur le coffret de quatre CD El Fuego y la Palabra sorti à l’occasion des dix ans du soulèvement armé, en 2004). Je trouve, pour ma part, ce moment plein d’émotion : nous voir ainsi réunis, zapatistes et militants solidaires, dans cette petite communauté en train de chanter l’espoir de meilleurs lendemains met du baume au cœur, comme on dit. Après le concert, certains élèves se frottent aux footballeurs amateurs (mais terribles) de la communauté. En les regardant jouer, je ne peux m’empêcher de repenser aux amusantes recommandations du sous-commandant Marcos dans un de ses derniers textes précédant la Petite école zapatiste : « J’ai vu des équipes multinationales d’authentiques cracks du foot succomber sur les « terrains de football » du caracol de La Garrucha. Dans cette zone, même les vaches connaissent la magie d’un ballon qui roule. »

Cinquième jour d’école1718Chiapas
Vendredi 16 août, cinquième et dernier jour de la Petite école zapatiste. Nous quittons la communauté vers 9 heures, en bétaillères, direction le caracol, où nous devons rejoindre les autres élèves. Sur place, les zapatistes ont tué une vache et, dès 10 heures, nous goûtons à sa viande, accompagnée de petits légumes. Et si l’appétit n’est pas forcément là, je me vois mal refuser cette nouvelle attention culinaire.
Après avoir attendu plusieurs heures que tous les élèves de la zone soient arrivés au caracol, nous nous rassemblons tous dans la salle de classe (cette vaste structure de bois et de tôle qui jouxte le bureau du Conseil de bon gouvernement) pour de nouveaux cours « magistraux ». En réalité, de cours « magistraux », il ne s’agira pas, et nous assistons à la session des « doutes et questions », censée éclairer les points mal compris. Pendant une petite heure, nos maestros et maestras répondent, chacun leur tour, à une série de questions rédigées la veille par les élèves qui les avaient ensuite données à leur votán qui, à leur tour, les avaient transmises aux professeurs. Ces questions sont, pour la plupart, intéressantes, bien qu’assez variées : comment s’organisent les appuis entre les caracoles, quelles sont les relations avec les priistes dans les communautés mixtes (pour le coup, j’avais déjà quelques éléments de réponse), les liens entre la justice zapatiste et celle du gouvernement, les différences entre agents et commissaires (là, le questionneur n’avait sans doute pas suffisamment lu les manuels !), qui s’occupe des enfants et du foyer quand la femme prend une charge/mandat (eh bien, c’est l’homme, aussi difficile que celui puisse lui paraître !), l’importance de la société civile dans la lutte zapatiste, l’homosexualité dans les communautés autonomes (question vraiment intéressante et réponse plutôt satisfaisante : chacun a droit à la sexualité qu’il désire, mais la situation ne s’est encore jamais produite), etc. Les questions écrites terminées, on passe aux questions directes, mais peu de gens s’y frottent (seulement deux, si je me souviens bien).
L’après-midi est libre, les cours sont finis, et on profite des derniers moments en compagnie de nos votán. Plusieurs matchs de basket se tiennent sur le terrain du caracol, avec des équipes où se mêlent zapatistes et internationaux et nationaux solidaires. Ayant pris bonne note des avertissements du Sup, je ne me risque pas, pour ma part, à l’exercice ! En fin de journée, nous avons droit à un concert et un bal de départ, régulièrement interrompus par de grosses averses. La fête s’étend sur toute la nuit, les artistes ont une pêche redoutable.
Le lendemain, samedi 17 août, nous nous levons à 5 heures pour un départ du caracol à 6 heures, direction le Cideci, à San Cristóbal de Las Casas, où nous attendent deux journées du Congrès national indigène (CNI), lequel organise ladite Chaire Tata Chávez Alonso. Bien qu’ayant assisté à cette initiative, impulsée par l’EZLN pour redynamiser et relancer le CNI, je ne me risquerai pas ici à un compte-rendu de ces deux jours intenses de discours en continu. Et si le lecteur souhaite en savoir davantage, il pourra toujours se reporter à la déclaration qui en est sortie et qui, depuis, a été traduite en français.
S’il faut une conclusion, disons que ce nouveau séjour au Chiapas, en terres zapatistes, fut riche en enseignements, l’initiative de l’EZLN justifiant tout à fait son nom de « petite école ». Ses enseignements, regroupés sous le nom de « La liberté selon les zapatistes », rappelèrent aux élèves invités l’importance centrale de la collectivité, du « nous » dans la construction d’une société réellement autonome. Ce même « nous » que nos sociétés capitalistes briment et détruisent par l’apologie d’un « je » terriblement formaté, d’un « je » égoïste et égotiste au service de son intérêt propre, mais présenté comme garant de l’intérêt… général. Ce que les zapatistes nous enseignent, et ce dont ils témoignent, c’est que ce qui garantit le mieux la liberté du « je », c’est celle que le « nous » construit au quotidien. Cette liberté collective, les zapatistes l’appellent « autonomie », et il est assez incroyable de se rendre compte, sur le terrain, de sa viabilité. Non seulement de sa viabilité, mais aussi de ses possibilités d’extension. Car, dès l’origine, l’un des principaux défis de la révolution zapatiste résidait dans sa capacité, ou non, à dépasser le cadre communautaire pour organiser tout un territoire. Aujourd’hui, c’est un fait : malgré la contre-insurrection gouvernementale et un certain nombre de résistances internes quant à certains sujets, le projet d’autonomie zapatiste a bel et bien dépassé le cadre de la communauté, via la fondation des municipios autonomes (parfois sur les bases des officiels), puis celui de ces mêmes municipios via la création des caracoles et des Conseils de bon gouvernement.
Désormais, si l’heure est à la consolidation de l’organisation des cinq zones, on peut aussi voir les germes d’une coordination entre les caracoles, laquelle pourrait bien annoncer le franchissement d’un nouveau stade dans la construction de l’autonomie. La Petite école zapatiste fait partie de ces « germes », l’initiative ayant nécessité une collaboration entre les caracoles, notamment pour l’élaboration des manuels et des DVD. Ce qui n’allait pas de soi, car les liens entre les zones ne sont pas évidents (par exemple, mon votán m’expliquait qu’il n’avait jamais visité d’autres caracoles que le sien, La Garrucha). La Petite école annoncerait-elle, alors, le dépassement, par l’autonomie, du cadre zonal ? Ce serait parler trop vite et sans suffisamment d’éléments que de l’affirmer, mais il s’agit assurément d’une preuve supplémentaire que le projet zapatiste se renforce. Alors, certes, il y a toujours des tâtonnements, des décisions qui, finalement, sont revues ou abandonnées, des retours en arrière, mais l’autonomie est un mouvement permanent, animé par une constante remise en question collective et individuelle qui, loin d’empêcher les décisions, garantit leur efficacité en préservant la souveraineté de la base.
Ce deuxième voyage en terres zapatistes m’a donc à nouveau permis de faire la rencontre d’un vieil Antonio. Cette fois, il s’est appelé José Martínez ; il fut aussi sa femme, sa fille, ses deux fils ; je l’ai encore approché quand il se présentait comme maestro, mais aussi maestra. Et sans doute n’ai-je, parfois, pas fait attention à lui, alors qu’il essayait, en vain, d’attirer mon attention, sous une forme, une apparence encore différentes… Son enseignement est loin d’être terminé, pour sûr. Et je ne pourrai sans doute pas échapper à un nouveau voyage en ce monde libéré.