Décroissants et anarchistes

mis en ligne le 20 mars 2014
1735DecroissanceDans son article, Philippe Pelletier affirme que la quasi-totalité des décroissants n’adoptent pas l’anarchisme. Il déclare que les seuls décroissants existants, objecteurs de croissance et autres, sont disséminés chez les Verts ou dans d’autres partis, ou seraient religieux.
De fait, il définit le religieux, mais pas la décroissance versus la croissance, ni ce qu’est l’écologie. Dans tout son texte, il brandit l’étiquette de la religiosité pour dénigrer les écologistes et les décroissants, pour mieux leur poser l’idée de totalitarisme.
En déclarant d’emblée : « Ne serait-ce justement pas parce que leur diagnostic est faux que ces décroissants prônent, dans une même cohérence, des mesures qui sont tout aussi fausses puisqu’elles restent dans le cadre du capital (la propriété privée, le salariat, l’argent, notamment) et de l’État (qu’ils considèrent comme neutre et régulateur) ? », Philippe Pelletier feint d’ignorer le vaste courant libertaire décroissant, les combats d’anarchistes qui, pour réaliser la société sans classes ni État, œuvrent en faveur d’une réduction de l’empreinte écologique des sociétés humaines (là où elle est excessive). Comment peut-il faire l’impasse sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, les oppositions aux grands projets inutiles imposés (lignes à grande vitesse, autoroutes, EPR…), où sont actifs des anarchistes ? Il nie ces lieux d’expérimentation sociale de la prise de décision horizontale, de mandats, d’autogestion et du respect écologique. Et même, notre camarade semble avoir oublié que la Fédération anarchiste a adopté deux motions en faveur de la décroissance, lors de ses congrès souverains, à l’unanimité… en 2004 et 2008. Nous serions bien curieux, d’ailleurs, qu’il réussisse à nous prouver que ces prises de position s’inscrivaient « dans le cadre du capital et de l’État ». Il ne semble pas connaître non plus Jean-Pierre Tertrais, membre de la Fédération anarchiste, et auteur régulier du Monde libertaire, qu’on ne peut soupçonner de négliger la question sociale !
Que la parole ne soit donnée qu’aux décroissants religieux et étatistes par la classe dominante dans les médias semble ne pas avoir alerté Philippe Pelletier.
La décroissance ainsi amputée, il peut lui reprocher de vouloir de mauvais remèdes, preuves de l’erreur de son diagnostic. Étrange logique ! En effet, les léninistes ont fait un long catalogue des misères du peuple ; mais ils voulaient réaliser son bonheur par l’État. Les anarchistes et l’histoire ont montré que c’était une erreur. Aurait-il fallu en déduire que les misères du peuple n’étaient pas réelles ?
Il lui reste à prouver que le constat des décroissants est faux. Pour cela, il a un mot magique qui remplace la démonstration : la litanie. Pour notre géographe, la vie semble ne pas exister en dehors de l’usage qu’en font certaines idéologies : « Il faudrait même sauver le "vivant" : la vie, concept que tous les religieux adorent » ; « Orientation idéologique […] de scientifiques partisans du naturalisme intégriste et révulsés par le socialisme » ; etc. Or, la vie existe à la surface de la planète, dans un espace très restreint.
Il nie ainsi le fait que le capitalisme, par sa production de masse, et même sa surproduction (stocks invendus et détruits, obsolescence programmée…), est en train de détruire la biosphère, nos conditions de vie.
Sa démonstration, par amalgame, se réduit à dire que les écologistes et décroissants ne sont que des religieux, escrocs et pétainistes, sans apporter une seule preuve de l’erreur de leur constat. Si on suit cette logique, les anarchistes devraient renoncer à l’autogestion sous prétexte que Tito, le PSU et la CFDT l’ont récupérée dans un projet non libertaire…
Philippe Pelletier prétend utiliser le doute de manière scientifique : « Sur tous les dossiers – que ce soit les évolutions climatiques, le nombre ou l’extinction des espèces, la surpêche, la déforestation, etc. – les scientifiques ne sont pas d’accord entre eux » ; « Le doute est à la base même de la science ».
Voyons cela de près. Il n’utilise le doute que contre le constat des écolos décroissants autoritaires (étatistes et religieux). Il s’en sert pour invalider leur démonstration, mais sans argument réel autre que les dénégations de leurs opposants productivistes. En fait, il se contente de leur faire un procès d’intention, et cette intention supposée par lui, se substitue à un examen lucide de leur constat.
À l’inverse, il semble ne pas exercer son doute sur le discours des productivistes, et reprend leurs arguments. De la même manière, il ne leur fait aucun procès d’intention, alors que l’on sait qu’ils sont payés et portés par les grands groupes capitalistes et leurs médias.
Si le doute est un principe de base de la méthode scientifique, les savants l’ont toujours aussi contrôlé. Ils ont ainsi pu admettre que notre planète était ronde, sans doute possible. C’était aussi l’usage qu’en faisaient les philosophes sceptiques. Or, les « négationnistes », eux, se servent du doute pour empêcher toute pensée autre que la leur, se gardant bien d’utiliser leur stratagème contre leurs idées. N’est-ce pas exactement la rhétorique qu’utilise Philippe Pelletier ?
Il semble nier que la surface de la Terre soit ravagée par la société capitaliste. Ce qui est gênant, c’est qu’il supprime ainsi tout un argumentaire qui contribue à la critique du capitalisme… Il suggère que Fukushima pourrait être justifié, car il réduirait l’effet de serre. Or, cet effet de serre, il semble le… nier ! N’est-ce pas paradoxal ?
Le fait qu’une grande majorité de climato-sceptiques soient aux États-Unis les républicains, le Tea Party et autres intégristes religieux ne semble pas gêner Philippe Pelletier lorsqu’il émet des doutes sur les conséquences climatiques de la production industrielle et agricole capitaliste.
Il apparaît donc que, pour ce géographe, s’occuper du rapport des sociétés humaines à leur environnement revient à vider de sa substance l’humanité et à nier les luttes sociales (« la Terre », « la planète », « éléments de langage qui naturalisent les problématiques sociales en vidant l’humain de toute substance »). Pourtant, toutes les classes dominantes ont politisé leur rapport à l’environnement, non seulement par des choix pratiques, mais aussi par leurs idéologies, et en particulier les religions. La vision de Philippe Pelletier ne devient-elle pas un anthropocentrisme qui confine à l’idéalisme ? En effet, qu’est-ce que la substance d’une humanité ne vivant que pour elle, sans effet sur son environnement ? Rappelons que les religions monothéistes ordonnent aux humains de croître et de se multiplier, et que cet ordre satisfait pleinement le capitalisme, tout en introduisant le désordre dans la biosphère.
Quand il déclare : « Ce qui revient à masquer la sous-consommation de millions d’individus », il avance l’argument selon lequel les discours décroissants cherchent à cacher le fait qu’il y a de nombreux pauvres qui n’ont pas le nécessaire pour vivre. C’est une invention de sa part : même les décroissants non anarchistes prônent la redistribution, pour éradiquer la misère sans qu’il ne soit nécessaire de courir après une croissance qui, elle, justement, a créé cette misère. Et, sur sa lancée, il oublie de dire que les pauvres souffrent plus de la pollution que les riches. Cela lui permet de ne pas admettre qu’il y a pollution. Les pauvres ne sont-ils pas dans ce cas un alibi à la société productiviste capitaliste ?
De même, faudrait-il consommer tout ce que produit la société capitaliste ? Gadgets, malbouffe…
Plus étonnant : il critique « l’obsession décentralisatrice de Kropotkine » et affirme que l’anarchisme ne conteste pas l’organisation en centre et en périphéries. Or, le fédéralisme anarchiste n’a pas de centre, il n’a que des coordinations transitoires, soumises à mandat impératif, sous le contrôle permanent des assemblées de base. Cette forme d’anarchisme n’a-t-elle pas l’odeur du « centralisme démocratique » des étatistes ?
En conclusion, Philippe Pelletier prône la croissance pour éradiquer la misère humaine. Et, dans tout son article, transparaît l’inégalité de traitement qu’il fait entre la croissance et la décroissance. L’autogestion ne serait-elle, pour lui, que la gestion d’une société où l’on devrait toujours travailler trop (à l’usine ?), pour lutter contre la misère ?
En fin de compte, il semble que cette charge contre les écologistes et les décroissants ne vise que les décroissants libertaires, sans les nommer.
Faudra-t-il que les anarchistes renoncent à combattre le nucléaire et à défendre un projet de société respectueux de l’environnement, parce qu’ils et elles ne sont pas les seuls engagés dans ce combat ?
« La religion n’est pas seulement l’affirmation de l’existence d’un dieu. C’est une conception qui consiste à renvoyer l’individu à ses responsabilités devant un élément extérieur qui n’existe pas, qui se situe dans le futur. » Cette définition met le concept d’utopie anarchiste dans le même sac que la religiosité. Ainsi, selon Philippe Pelletier, vouloir un monde meilleur et agir pour le construire relèverait du domaine du sectaire, du religieux… Ce qui coupe tout espoir de gagner dans nos luttes et, effectivement, de construire cette société autogérée, sans dieu ni maître. Certes la fin du monde n’est pas pour demain, la révolution non plus. Là encore faut-il renoncer à préparer cette dernière tout en faisant en sorte qu’elle arrive bien avant la fin du monde ?

Groupe René-Lochu
Fédération anarchiste de Vannes



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


ADécroissance

le 16 avril 2014
A croire que les anarchistes français ne sont plus là que pour veiller à l'orthodoxie de leur mouvement... esprits fermés, à la traine sur les réflexions de luttes intersectionnelles , on peut dire « Anarchie en France : syndrome de la litanie »