Les deux morts de Galeano

mis en ligne le 12 juin 2014
La date du 2 mai 2014 a marqué le retour, au Chiapas, de l’assassinat politique dans la stratégie dite de contre-insurrection menée contre la rébellion zapatiste depuis le soulèvement armé du 1er janvier 1994. Ce jour-là, le compañero Juan Luis Solís, dit Galeano, de la zone zapatiste de La Realidad, a été victime « d’une agression planifiée à l’avance, préparée selon les règles militaires et exécutée par traîtrise, avec préméditation et en supériorité numérique », nous dit le sous-commandant insurgé Marcos dans le communiqué « La douleur et la rage » publié, au nom de l’EZLN, le 8 mai dernier. Que s’est-il passé ce jour-là ? Qui sont les responsables ?

Un crime prémédité par ceux d’en haut
Depuis longtemps, le gouvernement du Chiapas s’efforce de provoquer des conflits entre communautés zapatistes et non zapatistes pour enrayer le développement de l’autonomie portée par l’EZLN. Pour provoquer et attiser ces rivalités, la contre-insurrection s’appuie sur des organisations qui, bien souvent, adoptent des méthodes paramilitaires. Les zapatistes, eux, ont toujours refusé de recourir à la même violence, laissant les armes de côté au profit du dialogue ou de la résistance pacifique. Pas question, pour eux, de faire le jeu de cette guerre entre pauvres voulue par les dirigeants municipaux, étatiques ou fédéraux.
C’est dans une situation semblable qu’est intervenu l’assassinat de Galeano. Depuis quelque temps, des membres de la Centrale indigène d’ouvriers agricoles et paysans-Branche historique (CIOAC-H), organisation indigène proche du gouvernement chiapanèque, s’en prenaient aux zapatistes de La Realidad pour leur interdire d’accéder à une carrière de sable, depuis des années administrée et utilisée collectivement par les communautés de la région. Jusque-là, le conflit ne s’était traduit « que » par le vol, par la CIOAC-H, d’une camionnette du caracol de La Realidad. Puis vint le 2 mai. Ce jour-là, alors même qu’une solution par le dialogue semblait pouvoir émerger 1, un groupe de la CIOAC-H a violemment attaqué le caracol, détruisant une clinique et une école et blessant par balles une dizaine de zapatistes parmi ceux qui défendirent ces deux infrastructures autonomes. C’est là, aussi, que Galeano a trouvé la mort, mais dans des circonstances quelque peu différentes, qui ne font que renforcer l’idée que son assassinat était planifié depuis le début. Il a été pris à partie par une vingtaine de membres de la CIOAC-H, qui l’ont encerclé, puis insulté. Galeano les a invités à déposer leurs armes et à se battre à mains nues. Pour seule réponse, le compañero a d’abord reçu des coups de bâton, puis une balle dans la jambe. À terre, une autre balle lui a perforé la poitrine, et une troisième la tête. Traîné sur plus de quatre-vingts mètres, il a ensuite été jeté sur le bas-côté, « comme un chien crevé » 2.
Galeano n’était pas une cible au hasard, et s’il a été victime de cet assassinat particulièrement sauvage, c’est notamment pour le rôle qu’il joua, les mois précédents, dans l’organisation des trois sessions de la Petite École zapatiste, initiative politique d’une ampleur considérable qui permit à plusieurs milliers de solidaires de l’EZLN de recevoir les enseignements d’une rébellion qui, depuis plus de vingt ans, expérimente un authentique projet d’autonomie collective. La mise à mort préméditée de Galeano, c’est donc la réponse que le pouvoir mexicain a donnée, avec toute la brutalité criminelle inhérente à l’organisation étatique, à cette Petite École zapatiste, qui, quelques mois plus tôt, démontrait la vitalité du projet révolutionnaire de l’EZLN. Au sujet de cette expérience, Galeano disait d’ailleurs : « Moi, je considère que la Petite École est très importante ; c’est comme un moyen pour que nous puissions communiquer avec les gens de la ville, pour que nous puissions partager nos expériences, les grandes choses que nous avons accomplies durant les dix-neuf, presque vingt ans, de notre autonomie. Je dis que c’est un moyen, car c’est ainsi que nous avons pu partager les avancées de l’autonomie. C’est ainsi que les élèves ont pu venir jusqu’à nos territoires ; ils sont venus pour partager avec les familles, pour apprendre. Et, ainsi, ils ont pu connaître nos manières d’agir, nous les zapatistes, nos manières de nous organiser, nos moyens d’autoproduction pour ne pas dépendre du mauvais système, car nous construisons notre propre système de gouvernement 3. »
Face à la violence de cette agression et aux rumeurs d’une nouvelle attaque visant la destruction du caracol, le conseil de bon gouvernement de La Realidad a fait appel au commandement de l’Armée zapatiste de libération nationale – ce qui ne s’était encore jamais vu, c’est dire l’urgence et la gravité de la situation. L’armée zapatiste a donc fait le déplacement, annulant au préalable toutes les initiatives « publiques » alors prévues, notamment sa participation au Congrès national indigène (CNI), au séminaire intitulé « L’éthique face à la spoliation » et l’organisation de l’hommage au philosophe mexicain Luis Villoro Toranzo, décédé récemment. Pour le moment, l’heure est à la recherche de la justice : « Avec toute la rage, on est venu pour accompagner les compañeras et les compañeros, pour faire une enquête sur ce cruel assassinat », écrit le sous-commandant insurgé Moisés, poursuivant : « Les mauvais gouvernements pensent et veulent que nous nous tuions entre indigènes. Ils veulent qu’on perde nos têtes, ils veulent qu’on soit plus fous qu’eux, qu’on soit plus assassins qu’eux, pour dire, dans les médias vendus qu’ils ont achetés, que c’est un problème intracommunautaire. Les mauvais gouvernements le pensent et le veulent, et ils organisent les gens, et ils leur disent : « Tuez les zapatistes pour n’importe quel prétexte », et comme ça ils s’éloignent de la lutte pour la libération nationale. Leur plan à eux, c’est de nous assassiner, de nous enterrer, qu’on se tue nous-mêmes 4. »
Aujourd’hui, l’implication du gouvernement est plus qu’évidente, tant les cibles de l’attaque la CIOAC-H sont symboliques (une école et une clinique autonomes, un organisateur de la Petite École zapatiste) et les méthodes identiques à celles qui fondent le principe de la tactique de contre-insurrection. Sans parler de la proximité entre l’organisation dont sont membres les auteurs de l’agression et le gouvernement du Chiapas, qui manipule depuis des années cette centrale pour déstabiliser les zapatistes. Reste à déterminer jusqu’à quel niveau (municipal, étatique et fédéral) les autorités sont impliquées. Peu après la mort de Galeano, le quotidien mexicain La Jornada révélait l’existence d’une correspondance entre l’un des présumés assassins et Luis H. Álvarez, ancien président du Parti Action nationale (PAN) qui fut aussi président de la Commission nationale pour le développement des peuples indiens sous la présidence de Felipe Calderón. Pour les zapatistes, la responsabilité des autorités n’a jamais fait l’ombre d’un doute. Dès le 8 mai, le sous-commandant insurgé Marcos écrivait : « Sont impliqués les dirigeants de ladite CIOAC-Historique, du parti Vert écologiste (nom sous lequel le PRI gouverne au Chiapas), du Parti Action nationale et du Parti révolutionnaire institutionnel. […] Une femme des « contras » [nom donné aux assassins] a affirmé que tout a été entièrement planifié et que dès le départ le plan était de « se faire » Galeano 5. »
Galeano a été publiquement célébré par l’EZLN, le 24 mai dernier, au caracol La Realidad, en présence du commandement de l’armée zapatiste. Alors que, depuis quelques années, Marcos n’était pas réapparu en public (tout en restant le porte-parole des initiatives prises par l’EZLN depuis fin 2012), il s’est présenté physiquement lors de cet hommage, un bandeau de pirate sur l’œil droit. Par la même occasion, il a annoncé que, désormais, le sous-commandant Marcos, personnage créé par les indigènes, cessait d’exister, laissant Moisés seul porte-parole de l’EZLN : « Nous pensons qu’il est nécessaire qu’un de nous meure pour que vive Galeano, et afin que la mort soit satisfaite, nous lui donnerons un autre nom afin que vive Galeano et ainsi la mort ne prend pas une vie, mais seulement un nom, quelques lettres vides de tout sens, sans histoire propre, sans vie 6. »

La deuxième mort de Galeano
Si Galeano a été assassiné le 2 mai, les grands médias bourgeois français n’ont évoqué ce crime d’État que plus de deux semaines après. Et encore… S’ils en ont parlé, c’est seulement au détour d’un article consacré à l’annonce faite par le sous-commandant insurgé Marcos qu’il cessait d’exister. « Il est mort ? Gravement malade ? » se sont sans doute fébrilement demandé les rédactions, qui, à une époque, étaient si friandes de l’homme à la pipe et au passe-montagne. Sans doute la déception les a-t-elle gagnées quand elles ont finalement compris qu’il n’en était rien et que cette annonce ne faisait que confirmer un vieux dicton : on ne tue pas les idées. Et que, en cela, Galeano vivait toujours. Par ce petit coup de dialectique, Marcos parvenait toutefois à pousser les médias à parler de l’assassinat de Galeano et, plus généralement, du harcèlement permanent subi par les communautés zapatistes. Là n’était sans doute pas le but premier de la décision du sous-commandant, toujours est-il que c’en fut une des conséquences.
Néanmoins, par leur traitement du sujet, les médias français – Le Monde en tête – ont aussi, en quelque sorte, tué Galeano une deuxième fois. De mépris, d’abord, ignorant le crime dont il a été victime mais se précipitant sur le clavier pour pérorer sur la fin de Marcos – et, alors seulement, évoquer Galeano, mais en très exactement… 42 mots (sur les 696 que compte l’article du Monde) ! De désinformation, ensuite, transformant un assassinat politique en « un affrontement entre l’EZLN et des membres d’une organisation ouvrière, proche du gouvernement du Chiapas » 7, rhétorique gouvernementale qui dépolitise le crime et le minimise. Au passage, l’article du Monde ne manque pas de rappeler la supposée véritable identité de Marcos (sic), ressassant une vieille antienne qui ne fait que témoigner de l’ignorance crasse du journaliste quant au personnage du sous-commandant Marcos. Sans parler de l’analyse erronée développée tout au long de l’article, et qui voudrait que Marcos soit parti du commandement de l’EZLN comme n’importe quel dirigeant politique limogé suite à une marginalisation interne consécutive à un prétendu échec stratégique. Là encore, le plumitif fait état de son ignorance de l’actualité des zapatistes, qui ont justement fait montre ces derniers mois de leur capacité à organiser avec succès des initiatives d’ampleur considérable – initiatives dont, je le disais précédemment, Marcos a été l’infatigable porte-parole. En portant cette analyse, Le Monde se fait encore là le héraut des autorités mexicaines, passant sous silence l’importante portée symbolique de la décision du sous-commandant, qui ne vise à rien d’autre qu’à « ressusciter », en quelque sorte, le compañero Galeano. Une démarche sans doute beaucoup trop humaine pour la machine médiatique qui, prisonnière d’une grille de lecture d’un autre temps, a préféré y lire des manœuvres politiques motivées par des enjeux de pouvoir.
Voilà en tout cas un traitement de l’information qui confirme à nouveau la grande presse dans son rôle d’allié objectif de l’État. Et qui montre que, elle aussi, à sa manière, participe de l’assassinat des révolutions.




1. Jérôme Baschet, « Au Chiapas, on a assassiné Galeano, ange gardien zapatiste et maestro ès démocratie », Rue89, 21 mai 2014.
2. Sous-commandant insurgé Marcos, « La douleur et la rage », La Voie du jaguar, 8 mai 2014.
3. Galeano, « La Petite École zapatiste », La Voie du jaguar, mai 2014.
4. « Paroles du commandement général de l’EZLN, par la voix du sous-commandant insurgé Moisés, durant l’hommage au compañero Galeano », Enlace Zapatista, 29 mai 2014.
5. Sous-commandant insurgé Marcos, « La douleur et la rage », La Voie du jaguar, 8 mai 2014.
6. Sous-commandant insurgé Marcos, « Entre la luz y la sombra », Enlace Zapatista, 25 mai 2014.
7. Frédéric Saliba, « Au Mexique, le sous-commandant Marcos « cesse d’exister » », Le Monde, 26 mai 2014.