L'énigme cubaine

mis en ligne le 1 novembre 1961
Dans le numéro 1 de sa Gacetilla Austral, le docteur ès-sciences sociales Carlos M. Rama insite sur la nécessité d'une information directe, personnellement vécue, en marge des grandes entreprises de communication qui caractérisent les sociétés de masse. C'est là une idée que j'avais jadis tenté de mettre en pratique, en publiant, au début des années 1930, une Correspondance internationale ouvrière hebdomadaire, présentant des témoignages de première main sur les événements politiques et sociaux. Ainsi s'était établi un dialogue vraiment international, « à la base » ; mais il n'a pas survécu à la prise de pouvoir nazie, à l'émiettement des élites ouvrières non-conformistes et à la déroute de l'esprit d'indépendance face aux organisations de masses et aux sectes idéologiques. Quoi qu'il en soit, je ne puis que saluer avec un vif plaisir l'initiative d'un jeune professeur d'université tendant à faire du Rio de la Plata le point d'implantation d'une liaison informative nouvelle. Auteur d'une thèse de doctorat française intéressant la théorie de l'État (vu sous l'angle libertaire), Carlos M. Rama enseigne actuellement cette matière à Montevideo, dans le cadre des programmes universitaires de la faculté des sciences sociales. Or, il existe, parmi les milieux libéraux et socialistes de l'Uruguay, deux courants d'opinion relativement à l'expérience castriste à Cuba. C'est ainsi que l'Athénée de Montevideo, fondée en 1875 sur des bases d'enseignement populaire très avancées pour l'époque, est devenue le théâtre d'une scission entre castristes et anti-castristes, ces derniers conservant la majorité.

Le professeur Rama, qui était vice-président de l'Athénée de Montevideo, est parmi les créateurs d'un organisme nouveau, l'Athénée Uruguayenne (il soutient le journal La Lutte libertaire [Lucha libertaria], organe de la FAU [Fédération anarchiste uruguayenne ou Federación Anarquista Uruguaya- http://www.nodo50.org/fau/home.htm], tandis que le journal anarchiste Volonté [Voluntad] combat la dictature personnelle du chef d'État cubain !) ; comme contribution à ce débat, le docteur Rama a pris une position éditoriale très remarquée. Il a publié, dans son organe, un texte intitulé « Bilan de Cuba », que je traduis intégralement pour la clarté du débat tout en faisant, bien entendu, les plus expresses réserves sur la « réalité » et sur la « valeur » des réformes de structure attribuées au gouvernement castriste.

En face de ce tableau impressionnant de réalisations sociales, l'initiateur de la Gacetilla Austral ne se pose, semble-t-il aucune question, ce qui serait pourtant le rôle d'un organe d'information interindividuel et non-dogmatique, fondé sur le libre examen. Et cependant, que de points d'interrogation s'imposent à l'esprit, même le plus favorable en principe à la diffusion de la « bonne nouvelle » et du « miracle » cubain… Les résultats proclamés ont-ils été obtenus ? en quelle proportion ? par quelles méthodes ? au prix de quels obstacles et de quels sacrifices ? Étaient-ils désirables ou inéluctables en tant que fins, et compte tenu des moyens employés ? Les classes possédantes de type bourgeois n'ont-elles pas été remplacées à la tête du pays par une nouvelle classe disposant de moyens totalitaires, et par un parti qui met en œuvre ces méthodes et ces moyens ? Les fonctions de répression et d'exploitation ont-elles été abolies ou transférées ?… Et, si le peuple cubain est heureux, à quoi servent les 400 000 armes automatiques détenues par la nouvelle armée milicienne, avec ses conseils de guerre et ses prisons surpeuplées ? Dans quelle mesure les syndicats sont-ils autorisés à défendre les intérêts directs de leurs membres et à se développer dans le respect des minorités qu'ils comportent ? La propagande libertaire est-elle tolérée des nouveaux pouvoirs et à quelles conditions ?

Les membres du groupe Francisco Ferrer de Versailles, réunis le 15 octobre, ont examiné la question, et ont précisé leur position de la manière suivante :
« Nous ne prétendons pas, pour notre part, avoir la vérité infuse, ni juger sans appel, à distance. Mais notre expérience des révolutions du 20e siècle nous met en garde devant un programme et un bulletin de victoire qui ressemblent, à bien des égards, à ceux qu'ont lancés - avec la même orchestration de mitrailleuses et de discours - les régimes bolchéviste, national-socialiste, fasciste, franquiste, nassérien, etc. Elles nous ont enseigné la méfiance à l'égard du retournement des rôles qui font des victimes d'hier les bourreaux d'aujourd'hui, et, des prolétaires, des garde-chiourme. La parole est à ceux de nos camarades cubains qui ne se sont pas inclinés devant l'"inévitable" ! ».

André Prudommeaux