La Mémoire n'était pas soluble dans le stalinisme

mis en ligne le 14 juin 2004

À propos de Makhno

Jean : Seul les moins de trente ans ayant connu autre choses réagissaient à l'idée de voir les chars arriver à Kiev en ce mois d'août 1991. Des milliers d'entre eux se sont spontanément regroupés dans la capitale dès l'annonce de la tentative de coup d'Etat militaire. Ça affluait de très loin, par tous les moyens possibles, le pays est immense... Les gens d'âge mûr étaient apathiques, voire hostiles. Ils se faisaient traiter de " saucissonnards " : " Ils ne pensent qu'à leur bout de saucisson et leur verre de vodka ! Ils sont foutus ! "

Franck : Que faisais-tu ? Jean : Je filmais. Depuis 1982, je venais filmer clandestinement pour le compte de divers dissidents. J'étais aussi à Berlin à la chute du mur, là où la tyrannie tombe, j'y vais ! Et le 24 août c'était la proclamation de l'indépendance, confirmée plus tard par référendum.

Franck : Quelle fut l'attitude des forces répressives ?

Jean : Les soldats - pourtant composés en partie d'originaires de quinze républiques différentes - dressaient le poing et le fusil en direction de la milice, insultant cette police du parti. Ça aurait pu basculer là, mais pour aller où ? Comme les chars ne sont pas venus, le peuple s'est défoulé en détruisant les symboles du régime honni et en déboulonnant la gigantesque statue de Lénine, pierre par pierre pendant des jours et des nuits.

Franck : Que reste-t-il de cette révolte ?

Jean : Les gens sont déçus par tous les partis politiques et les jeunes regrettent de n'avoir mieux saisi l'occasion. C'est la faillite économique et l'on vit beaucoup plus mal qu'avant.

La religiosité gagne du terrain. Mais tout n'est pas noir : j'ai eu connaissance, récemment, d'un projet de stèle, de monument, à la gloire de la Makhnovchtchina... et des chansons populaires reprennent souvent - vodka aidant - la saga Makhno. L'une d'elles, la plus répandue, vient d'un vieil air de folklore de la province de Kolomyja, dont les paroles ont été changées entre 1920 et 1939, car cette région a été rattachée à la Pologne durant cette période. Elle dit : " Tremblez tyrans bourgeois, les idées de Makhno se réveillent et la corde qui vous pendra est déjà tressée ! ". En 1936, les journaux faisaient régulièrement paraître des articles - très positifs - sur l'épopée anarchiste.

Franck : Peut-on voir là le signe d'une tentative de récupération par les nationalistes ?

Jean : Je ne pense pas, car la mémoire est trop fraîche et les indépendantistes ont toujours reproché à Makhno d'avoir " sauvé la Révolution d'octobre ". Je n'exagère rien en disant que la mémoire est encore fraîche et des " reliques " ont été cachées durant sept décennies par des familles, comme le sabre de Makhno qui va trouver sa place dans un petit musée populaire en constitution à Goulaï-Polié, sa ville natale. Le grand-père de mon épouse n'a pas dit à sa descendance qu'il avait rejoint les partisans dès l'âge de seize ans. Je suis le premier à qui, en 1993, il a osé dire la vérité, la peur avait disparue, il avait retrouvé la fierté de sa mémoire.

Franck : Une mémoire du futur ?

Jean : Une authentique anecdote pour finir : le 18 août 1991, sur un stand makhnoviste dans une foire locale de Zaporigia, la capitale des cosaques Zaporogues, je croise un ancien combattant de la guerre d'Afghanistan qui me dit ceci : " Là-bas mon officier me demande d'où je suis originaire en Ukraine. Je réponds Goulaï-Polié. " " On vous surveille vous autres, ceux de cette région, vous êtes à part... " Ça m'a fait l'effet d'un choc salutaire et j'ai alors décidé de m'intéresser au sujet. Pourquoi nous ne voulaient-ils ainsi depuis si longtemps ? Grâce à ça j'ai retrouvé mon identité, je suis devenu anarchiste. Notre mémoire est notre avenir.