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Littérature
par Patrick Schindler le 4 janvier 2021

Le rat noir de la bibliothèque nous offre un peu de poésie pour fêter l’année nouvelle...

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Cavafy, poète de l’Eros, Thanatos et d’Hypnos

Le rat noir, toujours lové dans son nid de Lexikopoleion, une librairie française d’Athènes, continue son petit tour nocturne de la littérature grecque moderne. Ce mois-ci, il a découvert Eros, Thanatos, Hypsos – Poèmes de Constantin Cavafy, (traduits et commentés par Pierre Jacquemin, éd. Riveneuve, 9,50€), un des poètes majeurs de la Grèce contemporaine.




Il était temps qu’un traducteur de talent revisite les poèmes érotiques du grand poète grec Constantin Cavafy. Poèmes que la très élitiste Marguerite Yourcenar refusa, elle, de traduire sous prétexte qu’ils étaient « d’une fadeur (et donc d’une indécence) inacceptable ». Elle se ravisa sur le tard et reconnu finalement que ces poèmes sensuels constituaient « la cheville ouvrière de son œuvre ». Revenons-en au prodigieux travail de Pierre Jacquemin qui a non seulement méticuleusement traduit ces poèmes, mais les a également commentés sur une deux centaines de pages pour notre plus grand plaisir. Il les a regroupés selon la « fantaisie » de trois dieux de l’antiquité grecque, Eros, Thanatos et Hypnos. « Trilogie infernale évoquant l’amour homosexuel dans ses formes les plus radicales », selon Nedim Gürsel, le préfacier de l’ouvrage.

A présent, la biographie de Constantin Cavafy.
Le poète est né à Alexandrie (Egypte) en 1863. Très peu connu de son vivant, il est considéré aujourd’hui comme une des figures les plus importantes de la littérature grecque moderne. A la suite de spéculations hasardeuses, sa famille se retrouve ruinée et s’installe en 1882 à Constantinople. Durant trois années, les Cavafy vivent dans une certaine précarité. Cependant, Constantin y connait ses premières expériences homosexuelles, commence à écrire. De retour à Alexandrie en 1885, il occupe plusieurs emplois de bureau et intègre l’administration en 1892. Administration qu’il ne quittera qu’en 1922 pour se consacrer exclusivement à son œuvre, entre deux voyages en Grèce. Tandis qu’il connait une certaine notoriété en 1930, il meurt trois années plus tard à l’âge de 70 ans. Pourtant, il n’avait publié aucun recueil de son vivant, mais donnant ses poèmes à des revues littéraires ou les faisant circuler sous forme de feuillets auto-édités. Il retravailla certains de ses poèmes jusqu’à sa mort, parmi lesquels ses fameux poèmes érotiques. Ces derniers, mélancoliques, sont souvent codés, Cavafy redoutant la censure d’une société bourgeoise et moraliste dans certains milieux cosmopolites d’Alexandrie. Il réussit néanmoins l’exploit de faire passer ses messages sans équivoques à un public averti.

Dans son essai, Pierre Jacquemin a sélectionné et commenté une soixantaine de ces poèmes se fixant comme objectif de « restituer leur érotisme dans toute leur nudité ». Poèmes de jeunesse, puis poèmes d’un homme vieilli, usé par la débauche et la solitude, aux accents aussi amers que nostalgiques. Le volume se compose de trois parties. Toutes nous offrent une analyse très fouillée et sont suivies d’une vingtaine de poèmes se rattachant aux trois dieux. Nous avons pioché dedans quelques merveilles, au gré de nos humeurs.

***

La première partie, Eros, regroupe les poèmes de Cavafy liés au corps et aux plaisirs de la chair…





Il est venu pour lire
« Et cette après-midi, l’amour est passé
Sur sa chair idéale, sur ses lèvres…
Sur sa chair qui n’est que beauté,
La fièvre de l’amour est passée ;
Sans pudeur déplacée quant au genre de volupté…
»

Je suis allé
« Dans la nuit éclairée, je suis allé.
Et puis, j’ai bu des vins forts, comme
Savent en boire les hommes qui se sont
Voués aux plaisirs…
»

Continuation
« Les vêtements qui s’écartent. Jouissance de la chair.
Chair à la hâte, mise à nu – et voilà que cette image
A traversé vingt-six années et que maintenant
Dans ce poème, elle perdure…
»

***
Dans la seconde partie consacrée à Thanatos, Pierre Jacquemin analyse un autre thème fort de l’œuvre de Cavafy : la mort ou les obstacles d’ordre divin ou supérieur.





En effet, chez le poète, hélas, ce monde de plaisir, de liberté, recouvre une part d’ombre. Car au milieu des plaisirs interdits et cachés, rôde partout (pandou kai panda), cette mort qui dans son œuvre frappe les hommes à l’âge tendre. Fatalité. Tandis que l’homme âgé qui demeure s’assèche. La mort comme interruption souveraine de l’aventure amoureuse. Mais Thanatos a un autre complice, obstacle à l’amour : le temps. Inexorable, et empêcheur de tourner rond, lui aussi détruit tout sur son passage. Le temps jaloux rend tout futile et vain, efface tout. Le bonheur ne peut-être qu’éphémère et bref. Séparations, fâcheries, incompréhensions et ruptures imprévisibles. Ne reste que la mélancolie pour combler le grand vide de l’existence du poète survivant. Le destin joue ici son rôle néfaste jusqu’à l’échec et s’associe à la mort et au temps. Mais Thanatos possède en son jeu également les obstacles au bonheur d’ordre humain. Trahison ou mensonge. L’argent qui corrompt la relation. Source de plaisir mais aussi obstacle à l’amour, instinct d’autodestruction. L’amant fuit dans le conformisme comme une antidote au plaisir coupable, mais en s’excitant dans l’instant de la jouissance qu’il faut oublier par la seule raison. Le héros cavafien est donc passif, victime de la vie, des autres. Fragile et innocent : il subit. Pathétique. Voué à l’échec. Enfin, la troisième force de Thanatos c’est la vieillesse qui n’est que déchéance. Souffrance et isolement car le vieillard est laid et repoussant. C’est l’heure où l’ancien amant paye la facture. L’érotisme ne se conjugue plus qu’au passé. Les amis aussi ont disparu. Ne restent que quelques bribes de souvenirs. Le vieillard se heurte à l’impossibilité de rattraper le temps perdu. Dépossession. Gâchis.

Accablement
« C’est définitif. Il l’a perdu. A présent, il recherche
Ses lèvres sur les lèvres de chaque
Nouvel amant.
[…] C’est définitif. Il l’a perdu. Comme si, même, il n’avait pas existé…
»

Bien loin
« J’aimerais bien exprimer ce souvenir…
Mais voilà qu’il s’est effacé, c’est comme si plus rien n’en restait
Car, bien loin, il demeure, dans mes jeunes années.
»

Un vieux
« Le vieux a la tête qui tourne : trop de pensées,
Trop de souvenirs. Alors, il s’est endormi,
Appuyé sur la table du café.
»

***
Enfin, dans la troisième et dernière partie de cet essai, Hypnos, les morts de Cavafy ne sont pas vraiment morts, ils dorment plutôt – dans un tombeau.





Le tombeau, objet de contemplation, enfermant les souvenirs érotiques voluptueux et indécents. Monde parallèle qui communique encore. Sublimation de l’échec amoureux. Résignation. Les belles amours de Cavafy ne peuvent fleurir au-delà d’une saison. Seul l’éros demeure mais transformé à jamais par la mort. Hypnos comme un remède. Le sommeil, premier élixir. Retrait progressif de l’homme âgé de la vie active. Le vide comme un baume. Puis la reconstitution du passé ne serait-ce que par un bout du décor. Illusion. Le passé reste fermé. Confusion et fantasme… Petites bribes, petits restes. Leurre. Rêverie, évocation des souvenirs comme une forme de sommeil en éveil. Mise en scène. Rituel. Placebo. Recréation du passé détruit par Thanatos. Expérience parapsychique symbolique. Mirage qui ravit le poète. Hypnos se termine sur une vue un peu plus optimiste, comme un pas vers la guérison par la sublimation et la magie de l’art qui recrée le passé en le déformant et le reformant de nouveau. Idéal philosophique et fragile construit à l’aide de la poésie sur la frustration et une force intérieure qui rassure. Sublimation de la souffrance. Survie. Eternité de l’art. Eternité du poème…

Le soleil de l’après-midi
« Non loin de la fenêtre, se trouvait le lit,
Le soleil de l’après-midi s’avançait jusqu’au milieu.
»

Gris
« Alors que je contemplais une opale plutôt grise,
Je me suis souvenu de deux beaux yeux gris.
Ce sont bien là vingt années qui, depuis, ont passé…
[…] Ma mémoire, garde-les, toi, tels qu’ils étaient alors.
»

Pendant la soirée
« Voilà que, dans mes mains, une lettre j’ai repris,
Une lettre que j’ai lue, que j’ai relue jusqu’à l’extinction de la lumière.
»

J’ai apporté à l’art
« Que j’en appelle à l’art, plutôt.
Lui, sait donner une forme au visage de la beauté ;
De façon presque insaisissable, il complète la vie,
Il unit les impressions, il unit les jours.
»

***
Si Cavafy est souvent considéré comme un poète froid et retenu dans l’ensemble de son œuvre, ses poèmes érotiques sont incandescents, pleins de charme retenu. Avec un côté lumineux. La recherche du bonheur immédiat et un côté obscur, le corps de l’homme âgé, vieux, seul et nostalgique, mais qui survit par la poésie et le rêve. On ne peut que se réjouir de ce tour de force aboutit de Pierre Jacquemin : avoir sorti de l’ombre les plus beaux poèmes d’amour de Constantin Cavafy…

Patrick Schindler, individuel FA Athènes











PAR : Patrick Schindler
individuel FA Athènes
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1

le 6 janvier 2021 10:12:43 par Ilios

Magnifique article sur les poèmes érotiques de Cavafis. Poèmes profonds qui hélas sont peu connus même par les grecs.