Écran total

mis en ligne le 26 décembre 2003

Le grand drame du cinéma américain, c'est bien la panne de scénario. Hollywood en sait quelque chose. Depuis le 7 octobre dernier, on nous sert le remake d'un film que nous n'avions pourtant pas oublié, avec Ronald Reagan en tête d'affiche, acteur de série B devenu gouverneur de la Californie (avant de jouer la suite à la Maison Blanche). Aujourd'hui, un ex-Monsieur Univers transformé en superstar du film d'action et de la comédie non moins lourdingue, Arnold Schwarzenegger, donc, reprend le rôle. Certes, cela sent le réchauffé. Mais, comment blâmer Schwarzie et ses producteurs de s'être lancés dans une telle entreprise ? Le script avait de quoi séduire. D'abord, le décor. Grandiose. La Californie, son soleil, ses plages, son climat, un État dans le peloton de tête de l'économie mondiale, le plus riche et le plus peuplé des États-Unis. L'ambiance, ensuite. Le gouverneur sortant, Gray Davis, discrédité par de récentes catastrophes énergétiques (une série de coupures d'électricité qui, début 2001, l'avait amené à décréter l'état d'urgence, damned !), des faillites louches (Enron, etc.) et un déficit budgétaire inédit dans l'histoire des États-Unis (plusieurs milliards de dollars, fuck !), Gray Davis, donc, a fait l'objet d'une procédure de destitution qui porte presque le titre d'un film de Schwarzenegger, le (Total) recall. L'acteur, il y a deux ans, rêvait déjà tout haut d'un rôle à cette mesure, il y avait de quoi être tenté… Ainsi, dès le départ, le show se met en place. Pas moins de 247 dossiers de candidature ont été déposés pour cette fameuse élection du 7 octobre 2003.

On y voyait de tout : de l'adepte de la couleur rose (Reine Angeline) à un ex-héros de la série télé Arnold et Willy (Gary Coleman), en passant par une star du X (Mary Carey), ou encore le porno-businessman Larry Flint. Le ton était donné. À tel point que des candidats plus « sérieux » se sont lancés dans des improvisations qui frisaient, parfois, le cabotinage le plus grotesque. Comme l'ex-vice gouverneur Cruz Bustamante, qui lors d'une intervention publique s'est brusquement comparé à l'acteur Dany De Vito (partenaire de Schwarzenegger dans le film Jumeaux). Quand les professionnels des hautes administrations aventurent leur éloquence hors des sentiers de la syntaxe politicienne, leurs pitreries en deviennent presque réjouissantes. Les autres sont restés attentifs, durant la campagne électorale, au respect de la règle de l'égalité du temps de parole pour tous prévue par la Commission fédérale des communications. Ce qui, dans le contexte, comprend les rediffusions de films comme Conan le Barbare, Terminator, etc. qui participent du temps de parole d'Arnold Schwarzenegger, au même titre que la série Arnold et Willy précédemment citée. En cette époque du politic'circus, saisit-on à sa juste valeur la portée de tels documents ?

Impossible d'échapper à cette pluie ininterrompue de paillettes qui tombe jusque dans la solennité des annonces de candidatures, celle de Schwarzie, justement, faite en direct-live sur le plateau d'un talk-show nocturne animé par Jay Leno (genre de Dechavanne US). Jusqu'à l'ultime étape de sa tournée électorale à Sacramento, avec une caravane d'autobus marqués aux couleurs d'un de ses films… Les commentateurs politiques se sont eux-mêmes volontiers prêtés au jeu. Terminator, Candidator, ainsi ont-ils spontanément désigné celui qui devrait, quelques semaines plus tard, présider aux destinées du peuple californien, pour de vrai. La machine à gagner les élections était bel et bien en route.

Il y eut aussi de fameux dialogues. Ceux des bouts d'essai, pour commencer, servis par un Schwarzenegger au meilleur de sa forme, désinvolte voire un brin malicieux. Evoquant sa candidature, il affirme : « C'est une des décisions les plus difficiles que j'ai eu à prendre. Presque autant que celle, en 1978, où j'avais décidé de me faire épiler à la cire le haut des cuisses. » Rires. Ou encore, dans un entretien accordé à l'Associated Press : « Un jour peut-être, je dirigerai cet État […] C'est un grand État […] Après, on achète l'Autriche ! » Rires, applaudissements. Ça s'annonçait drôle ! Mais, après quelques détours dans le vaudeville où l'on a exhumé un passé de partouzeur, de fumeur de joints, et quelques mains aux fesses qui ont motivé des plaintes pour harcèlement sexuel, l'action s'est vite essoufflée. Tout cela sentait décidément le poncif (car qui pourra égaler, sur ce dernier point, l'inénarrable interprétation du couple Bill Clinton-Monica Lewinsky ?). Et la verve des dialoguistes s'en est allée, pour laisser place à l'habituelle et éternelle platitude des professions de foi et autres déclarations d'intentions laborieusement curetées. Du : « J'ai l'énergie, j'ai l'intelligence, j'ai le savoir-faire » à : « Ce soir, les électeurs ont décidé qu'il était temps pour quelqu'un d'autre de servir, et j'accepte leur jugement », en passant par ce morceau d'anthologie du verbiage populiste qui n'engage personne : « Nous avons devant nous des choix difficiles. Le premier que nous devons faire est celui qui déterminera notre succès. Allons-nous reconstruire notre État ensemble ou allons-nous nous combattre, creuser des divisions plus profondes et faire échouer le peuple ? La réponse est claire : le peuple doit gagner, la politique doit perdre. » Les amateurs de bons mots diront que, chez un homme plutôt bien charpenté, fallait-il que la langue elle-même ne fût pas de bois ? Et puis, qu'importent l'ineptie du discours et les flonflons de la parade, puisque ça marche. Le bon peuple californien est allé massivement plébisciter ce nouveau tribun. À ce stade de l'évolution du milieu politique et de la « conscience citoyenne », pour reprendre une autre formule en pin massif, un rien pèse dans la balance électorale. Schwarzenegger, star hollywoodienne au faîte de sa gloire, encore convenablement body-buildé et au sourire ultra-brite, est-ce cela qui a séduit ? Sa fortune ? Son côté « outsider », bien loin des brontosaures de la politique politicienne dont les recettes éculées ne font plus rêver personne ? Au moins, lui a la délicatesse de rester évasif sur son programme, sachant que ces derniers sont faits pour n'être, précisément, jamais respectés.

Le peuple, le peuple, éternel dindon de la farce. De loin, il a vu le candidat Schwarzenegger s'entourer des conseillers les plus convenables pour reprendre en main les affaires. Des hommes d'affaires, donc. Donald Trump, tiens, milliardaire mégalo qui a fait sa fortune dans l'immobilier. Ou encore Warren Buffet, as des marchés financiers, principal actionnaire du fonds d'investissement Berkshire Hathaway (dont l'action est la plus chère du marché, à plus de 70 000 dollars l'unité), et de fait l'homme le plus riche des États-Unis après Bill Gates. Celui-là a parfois des allures d'ecclésiastique lorsqu'il prêche une certaine moralisation des pratiques financières, ou encore une participation plus importante des grandes fortunes à l'effort fiscal. Après la retentissante et crapuleuse faillite d'Enron (le 2 novembre 2001) et l'explosion en vol de la bulle technologique (WorldCom, QWest, Global Crossing, XeroxS), ce genre de sermons est à la mode, histoire de montrer aux scandalisés de quelle langue de bois on se chauffe. George W. Bush soi-même est allé à Wall Street le 9 juillet 2002 pour tancer les milieux d'affaires et affirmer sa volonté de sévir afin de « mettre fin au trucage des bilans, au maquillage de la vérité et aux malversations ». Avant d'aller, en compagnie des Trump, des Buffet, des Schwarzenegger, se recoucher sur les épais matelas de leurs fortunes respectives. Quant à la proposition de Warren Buffet d'augmenter les impôts des plus riches (avec plus de 35 milliards de dollars en banque, on peut tout se permettre), inutile d'insister, Schwarzie a dit non. Pas envie de contredire le super-boss Bush junior, qui ne jure que par la baisse de la fiscalité, ni de voir tous ses petits camarades rupins émigrer vers les États voisins où la pression fiscale est moindre. Hé ! le dollar, ça le connaît ! Moralité : on ne fait rien, on laisse couler. Les riches continueront d'amasser, et les pauvres… Parce qu'il y a des pauvres en Californie, figurez-vous ! Dans une récente enquête, Le Nouvel Observateur estimait à 1,8 millions le nombre d'enfants californiens vivant au-dessous du seuil de pauvreté (fixé à 17 000 dollars par an pour un foyer de 4 personnes). Quand on sait qu'en général les parents se privent pour leurs gosses, ça fait du monde. Les « working-poors » (travailleurs pauvres), les chômeurs, les clodos, les handicapés, les immigrés qui ont fui leur misère locale pour mieux apprécier la pauvreté américaine, ceux-là devraient applaudir aux bons gestes des nantis, comme ce déjeuner en compagnie de Warren Buffet, mis aux enchères sur le site web e-Bay au profit des exclus de San Francisco, et adjugé 250 000 dollars. Vraiment, pas de quoi devenir rancunier.

Mais, et l'ardoise de l'État californien, estimée tout de même à 8 milliards de dollars (au bas mot) ? On avait quand même promis de la résorber… Pas de mystère, on assèche. Le programme de subventions a déjà coupé certains robinets, notamment celui qui alimentait le programme de sécurité des barrages de l'État, dont le bureau va passer de 57 inspecteurs à 15 l'année prochaine. Il reste toujours 1 200 ouvrages publics et privés à surveiller, alors… Alors, ça ferait un sacré film, ça ! Du genre catastrophe. Un accident, un séisme (la Californie est située sur une zone sismique à souhait), un attentat, que sais-je ? Et les barrages qui pètent, des vagues géantes qui submergent tout, et Schwarzenegger qui apparaît, tous muscles bandés, pour sauver le peuple… Ça c'est bon ça, coco ! Warren Buffet, quant à lui, commence déjà à faire monter la sauce. Il estime que, désormais, « on ne peut plus écarter le risque d'une attaque nucléaire dans une grande capitale ». Alors, ses filiales d'assurances refusent de couvrir les sinistres atomique, bactériologique ou chimique. Mais continuent de proposer leurs services aux lieux et événements particulièrement exposés (plates-formes pétrolières, gratte-ciel, Coupe du monde de football, etc.), pour les protéger en cas d'attaques terroristes. Sans oublier, bien sûr, d'exiger le paiement de primes à la hauteur des risques encourus. Et d'espérer un prochain malheur au box-office.