Encore une louche !

mis en ligne le 22 décembre 2003

La CGT a été fort critiquée dans Le Monde libertaire. Mais les reproches la concernant ont surtout porté sur la bureaucratie confédérale (avec en ligne de mire Bernard Thibault, son secrétaire général) et ses stratégies ambiguës.

Alors que sur le terrain, certains syndicats de base portaient des slogans assez intéressants (37,5 annuités pour tous, grève générale reconductible, de l'argent il y en a chez les patrons, ça va péter, etc.), souvent sympathiques aux anarchosyndicalistes et libertaires, les directions confédérales, quant à elles, n'étaient pas du tout sur la même longueur d'onde. Évidemment, les syndicalistes « alternatifs » ont beaucoup commenté cela. Mais nous savons aussi que c'est déjà au sein même de la CGT que les gueulantes ont été les plus fortes, en interne comme en public[[Au sein des syndicats ou en commissions exécutives et dans les cortèges à Marseille, Lyon ou ailleurs.]].

La presse libertaire, s'est faite l'écho de cela et a livré ses analyses dû pourquoi et du comment. Aurait-elle du se censurer sous prétexte de ne pas diviser le salariat ?

Pourquoi était-il si important de commenter et critiquer l'attitude de la CGT, alors que finalement la CFDT et la CGC en auraient beaucoup moins pris pour leur grade ? À tort ou a raison, les différents acteurs et observateurs des mouvements sociaux du printemps ont considéré que la CGT, à elle seule, possédait la clé du rapport de force.

À tort, on s'est sûrement fait beaucoup trop d'illusions sur les « capacités d'entraînement » de l'appareil cégétiste. À ce sujet, on ne saurait trop recommander de se reporter à l'excellent article « [Variations sur une protestation avortée- art1581] » de Freddy Gomez[[Le Monde libertaire, [hors série numéro 23- art1581].]]. Avec raison, car si la CGT (dans son ensemble) s'était donnée corps et âme à faire triompher et à organiser ce mouvement, on peut légitimement penser qu'elle aurait réussi à entraîner dans son sillage des pans plus que significatifs du salariat vers un réel rapport de force (n'en déplaise à Freddy Gomez). Ainsi, les impressionnants cortèges cégétistes que nous avons pu observer ici et là semblent confirmer de telles impressions.

Par ailleurs, on peut se référer aux mouvements de 1995, et se rappeler les brillantes envolées lyriques de Marc Blondel, secrétaire général de FO, appelant à corps et à cri à développer et à continuer le combat jusqu'à ce que le projet de réforme de la Sécu soit définitivement retiré, sans aucune autre condition. On se souvient que si Blondel s'est autant mouillé, c'est surtout parce qu'avec cette loi son organisation avait beaucoup à perdre dans la cogestion de la Sécurité sociale. On se souvient aussi qu'à l'époque, la CFDT avait déjà « trahi » (outre sa stratégie de « force d'accompagnement », elle récupérait les pions perdus par FO à la Sécu) et que la bureaucratie cégétiste avait le cul entre deux chaises : d'un côté sa base de grévistes (notamment chez les cheminots) et de l'autre côté ses scrupules par rapport à sa nouvelle copine - la CFDT - de la Confédération européenne des syndicats. Néanmoins, l'attitude de Blondel a contribué à rassurer les frondeurs cédétistes, à maintenir les lutteurs de la CGT, et au final, d'obtenir un peu d'extension au mouvement. En fin de compte, le projet de loi fut retiré. On peut s'affliger de tels phénomènes panurgiques, mais ils apparaissent quelquefois comme des réalités (une partie importante des grévistes de tous poils était d'ailleurs bien consciente des enjeux interorganisationnels et plus bassement « matériels » qui se jouaient sur ce coup). On peut être désolé que Thibault ne se soit pas trop mouillé au printemps dernier, en vertu des mêmes effets.

D'où proviendraient les critiques ?

D'une part, certainement, de la frustration de voir ceux qui semblaient posséder la force ne pas simplement essayer. D'autre part, d'une naïve volonté de vouloir déniaiser tous ceux et celles qui comptaient sur les motivations réelles de la CGT, une partie de ses adhérents, de ses militants, et de tous les autres en dehors. Il n'est pas inutile de rappeler ce qui ne constitue pas un fantasme : lors de son dernier congrès, en mars 2003, la CGT avait abandonné la revendication des 37,5 annuités pour tous ; depuis 2001, la CGT cogère avec d'autres organisations représentatives les fonds d'épargne salariaux, l'une des pièces concrètes du pont qui conduit tout droit aux retraites par capitalisations ; depuis son adhésion à la CES, en 1995, la CGT montre qu'elle a choisi d'assumer son « engagement ».

Il se trouve que la pseudo trahison de la CFDT - et de la CGC - n'a surpris que les idiots qui se faisaient des illusions sur sa bonne volonté. Tiens, tiens… Il y a belle lurette que les milieux libertaires ont intégré le rôle de la CFDT, et c'est en quasi continu qu'ils s'obstinent à le dénoncer et à l'expliquer. C'est pourquoi au lendemain du 15 mai on a surtout entendu dans leurs rangs des commentaires cyniques, des éclats d'hilarité et des « vous voyez, c'est bien comme on disait ».

Plus de 30 ans d'expérience

Le constat est posé, le paysage syndical français est sinistré. Les dernières décennies ont été marquées par une longue suite de combats perdus, et encore faudrait-il se souvenir de ceux qui auraient été gagnés. Quels syndicats assument-ils la conclusion de Mai 68, avec tout ce que cela veut dire, en particulier les accords de Grenelle ? Quelles conquêtes peuvent-ils revendiquer ? Quels droits ont-ils réussi à défendre ? À quoi ça sert, les syndicats ? Est-ce que ça sert à demander (poliment) aux gens d'arrêter de faire « la sociale » et de reprendre le travail dans les usines modernes qu'ils cogèrent avec les patrons ? Et depuis ces temps jadis, combien d'autres couleuvres ont-ils réussi à faire avaler au prolétariat ? Combien de « trahisons » ?

Les trente-cinq dernières années de luttes sociales démontrent clairement les dégâts du syndicalisme réformiste et corporatiste. Ça suffit ! Certes, la CGT n'est pas la seule responsable d'un tel désastre, mais quand même, en ce qui la concerne elle et elle seule…

Qui s'étonnera alors de l'atomisation du prolétariat ? Un petit sondage auprès des salariés pourrait bien nous révéler qu'ils se méfient des syndicats, tous les syndicats, car ceux-ci semblent beaucoup plus attachés à leurs intérêts propres qu'à ceux des travailleurs. Mais des fois, un syndicat c'est bien utile, comme une mutuelle ou une assurance, qui sait ce qui pourrait advenir ?

On en arrive donc au printemps 2003, avec toutes les autres raisons que nous explique le collectif La Sociale, à un rapport de force défavorable, malgré quelques manifestations monstrueuses et un courant de sympathie rarement égalé dans l'opinion publique.

C'est chaque fois pareil. La pieuse unité syndicale, à laquelle on aime se référer pour (se) convaincre de ses bonnes intentions, mais que jamais personne ne pratique, est l'argument récurent du cégétiste basique pour expliquer tout et n'importe quoi.

L'unité. Laquelle d'ailleurs ? L'unité avec les camarades qui négocient pour nous sans jamais nous demander notre avis ? L'unité avec les autres camarades qui sont au gouvernement lorsque la gauche est au pouvoir ou avec ceux qui nous « sauvent » du fascisme actuellement ? L'unité avec des centrales qui se font l'habitude de « trahir » (CFDT, CGC, CFTC) ou d'autres qui ne veulent pas entendre parler d'unité (FO) ? L'unité, la belle panacée que les syndicats alternatifs se font un malin plaisir à briser en posant des pièges sournois à la CGT. L'unité suivant toutes les volontés de l'innocente CGT.

Ô sainte CGT, tu parviendras bien à nous faire pleurer. Pourquoi jamais l'unité avec ceux qui sont en lutte face à leurs exploiteurs ?

Était-il crédible d'appeler à la grève générale ? Non, surtout lorsque soi-même on est lié par des intérêts, surtout lorsqu'on en a peur parce qu'elle deviendrait incontrôlable. C'est une simple question de pragmatisme, n'est-ce pas ? Ceux qui attendaient que Thibault lève le point, criant sus à l'ennemi de classe, et se ruant au combat, sont vraiment trop bêtes.

Le 13 mai, les cheminots, tant attendus et si précieux pour le rapport de force, s'engagent dans la grève. Dans les villes, les cortèges des manifs sont monstrueux. Le 14, les cheminots sont invités à retourner au travail, pour ne pas nuire à la stratégie des temps forts. Le 15, la CFDT joue la soupape. À partir du 16, dans les villes, les cortèges ne maigrissent point, bien au contraire, jusqu'à la fin (la veille du Bac). La CGT est de plus en plus impressionnante dans les rues. FO mobilise à plein bal. Les Unsa, SUD, FSU, etc. affichent un dynamisme étonnant. Les cédétistes rebelles, loin d'être ridicules en nombre, arborent fièrement leurs banderoles. Le 25, un beau dimanche, à Paris, en province, les foules sont toujours dans la rue plutôt qu'à la campagne ou au bord de l'eau. Le 10 juin, contre toute attente, ça continue, le pouvoir prend peur, ça fritte, ça arrête, à Paris, à Calais, à Lorient.

Le 12 juin, c'est le bac : rentrez chez vous, vous avez échoué votre examen d'émancipation ! Consolez-vous, la CGT vous consulte : « Que pensez-vous de la réforme des retraites ? ».

En ces temps là, l'unité syndicale fut largement dépassée et ce qui fit surtout défaut : un peu de culot, de tactique et de rapport de force économique, toutes choses du ressort des syndicats.

D'un rêve d'autonomie

Certes, les AG interprofessionnelles sont des cibles faciles pour les noyauteurs de tous poils. Néanmoins, pour les personnels en luttes, syndiqués ou pas, elles se sont souvent imposées comme des nécessités afin de : vaincre les isolements respectifs ; rompre l'immobilisme chronique des centrales syndicales ; d'obtenir une autonomie de lutte ; afin d'engager une dynamique interprofessionnelle et développer l'extension du mouvement.

Les résultats ont été plus ou moins limités. Souvent, on a pu constater que les AG étaient sous contrôle. Les vieux briscards du gauchisme ou du syndicalisme ne comptaient pas se laisser déborder. Quant aux intersyndicales, le contrôle était latent au sein même des organisations qui les composaient.

Mais ponctuellement, ici ou là, des points positifs ont pu être relevés. Comme dans la région lyonnaise, où plusieurs collectifs Éducation se sont montés par secteurs géographiques. La CNT y était présente, et a contribué à développer des initiatives intéressantes, reliant les collectifs avec les habitants du quartier (notamment à Vaulx-en-Velin). Toujours dans cette région, la CNT était dans l'intersyndicale et a pu un tant soit peu y peser. Une analyse plus détaillée de cette expérience mériterait d'être exposée par les camarades lyonnais. Néanmoins, la bataille de l'autonomie est loin d'être gagnée, à nous d'y travailler pour l'avenir.

Éviter les conclusions prématurées

Bien sûr, il arrive souvent que les libertaires utilisent les mêmes mots que les gauchistes de toutes sortes. Ils se retrouvent d'ailleurs fréquemment sur les mêmes terrains et portent des revendications qui semblent aller dans le même sens : liberté, égalité, solidarité, partage des richesses, du travail, etc. C'est ce qui a pu arriver concernant les AG.

Ce qui nous différencie essentiellement, outre le discours de fond qui n'intéresse pratiquement personne, c'est nos pratiques, notre éthique, et les perspectives réelles qu'elles offrent. La récente campagne du contre-G8 en a été une démonstration éclatante sur bien des aspects.

Mais il est nécessaire maintenant de démentir une regrettable erreur concernant la CNT[[Précisons car c'est fondamental : la CNT Vignoles.]] : « […] mais aujourd'hui en France ne reste-t-elle pas qu'un syndicat anarchiste malgré ses récents succès ? » Oh peuchère, ne s'agirait-il pas d'une provocation lancée par nos amis partageux montpelliérains ? Revenons à la base et pour faire simple, disons simplement ceci : L'anarchosyndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire sont des outils inventés par les anarchistes. Il est donc logique de trouver de nombreux anarchistes parmi l'ensemble de tous les militants d'une organisation pratiquant l'anarchosyndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, donc à la CNT. Mais, tous les anarchistes français ne sont pas à la CNT. Il y en a à la CGT, SUD, FO, et même à la CFDT, plus d'autres qui sont complètement anti organisationnels. À la CNT, il y a une foule de gens qui ne sont pas du tout anarchistes. C'est d'ailleurs en fonction de nos pratiques anarchosyndicalistes et syndicaliste révolutionnaires que notre implantation se développe avec des perspectives de lutte syndicale concrètes[[Dans le public - le meilleur exemple qui me tient à cœur est chauvin : CHU de Saint-Étienne -, ou dans le privé (lire Le Monde libertaire ou Le Combat syndicaliste).]].

Il reste beaucoup de chemin à faire pour atteindre l'organisation de masse capable d'en imposer dans les rapports de force de grande échelle, mais petit à petit nous avançons.

Et nous avançons parce que nous construisons la CNT. Pas autrement. Si, en tant qu'anarcho-syndicalistes, nous nous contentions de tenter de peser sur la CGT, FO, CFDT ou autres, de l'intérieur, nous nous verrions vite intégrés à ces organisations et à leurs stratégies d'accompagnement, de proposition et de cogestion. Car c'est l'illusion de tous les gauchistes de penser qu'on peut y arriver ainsi. Tout au plus nos efforts serviraient à nourrir ces grandes pieuvres.

Construire le fameux grand syndicat unique qui serait l'organisation de tous les travailleurs semble une tâche démesurée et illusoire, et, pour peu que « les projets sociétaires, politiques » d'une telle centrale se retrouvent en adéquation avec la sociale démocratie, cela ne servirait strictement à rien. Que l'on s'intéresse par exemple en Allemagne, où il existe un monopole syndical (DGB), qu'est ce que ça change ?

Le « parti du travail », si cher à notre cœur, fait référence à une CGT qui autrefois était un syndicat de lutte et non de cogestion, influencé par les anarchosyndicalistes de l'époque. Aujourd'hui, reprendre une influence significative au sein des organisations de la CES relève carrément du rêve mystique, en particulier au sein d'une organisation qui, au siècle dernier, se défendait d'être la courroie de transmission du parti stalinien, et qui, en ce début de siècle, vient faire la courbette au grand parti de la gauche régnante.

Ramon