L'Abonnement à  « Libé »

mis en ligne le 28 juin 2004

La première fois, je me suis fait arracher l'œil droit. C'est ma femme qui m'avait convaincu :

« Tu verras plus en relief ? et après ? la connerie à plat, ça te suffit pas ? »

L'argument m'avait semblé solide, plein de bon sens. J'ai pris rendez-vous chez l'ophtalmo, on s'est mis d'accord sur le prix et, le lendemain, j'avais un œil de verre superbe, plus vrai que le vrai. J'avais pris la précaution de répondre à une annonce dans Libé : « Cherche œil droit pour mieux lire le journal. »

J'avais cru à de l'humour, rapport au parcours politique de July.

Non, le gars était en quête d'un œil droit. Il l'avait perdu dans une bagarre. Je disposais du matériel, j'ai fait monter les enchères.

« Trois mille balles ? Vous rêvez ! Un œil clair, sans une tache, avec neuf dixièmes !... »

Je l'ai fourgué à neuf mille cinq ! Un bel œil, il faut dire.

Il me reste l'autre. Le gauche, c'est une question de philosophie, je garde les organes de gauche, j'ai été élevé dans les principes.

Avec les neuf mille balles, on a refait le double vitrage de la baie du salon. On est donc restés dans le verre, par le fait.

Ma femme me disait :

« On y voit mieux, tu trouves pas ? »

J'ai dit :

« T'as raison. Et, pourtant, j'ai plus le relief... »

Elle a répondu :

« La connerie est plate. »

C'était sans appel. D'ailleurs, un œil, c'est suffisant, vu ce qu'il y a à voir. On vit très bien avec un œil. Pour viser, à la chasse, c'est même plus pratique. Malheureusement, je ne me livre pas à ce sport. Du coup, ça ne me sert à rien, mais c'est bon de savoir que ça pourrait.

Après la baie, j'ai eu l'idée de la toiture.

« Tu trouves pas que c'est humide ? on dirait que les tuiles s'affaissent... »

Ma femme a levé les yeux. On habite un pavillon de banlieue, avec les alarmes et les chiens. C'est pas une raison pour laisser le toit s'égoutter sur nos vieux crânes.

« Tu vas payer ça au moins une jambe...

 La jambe droite, je m'en sers pas... les prothèses sont remboursées. Et puis la mienne est déjà usée... pas très droite... des amorces de varices... va chercher l'Argus... »

On a bien regardé. On a trouvé. Un colonel en retraite qui avait besoin d'une jambe. Une jambe de droite. Il expliquait succinctement : « Gén. Retr. Cherch. Jamb. Dr. Caus. Déf. Dif. ». Ce qui peut se traduire par : « Général cherche Jambe droite pour défilés difficiles. »

Être obligé de marquer le pas, de tenir des garde-à-vous sous la pluie, de rester droit, etc., avec une patte gauche mainte fois rafistolée, à cause des blessures de guerre (en fait un accident de char AMX un soir de goguette, mais ça ne me regardait pas), c'est pénible à force.

Il m'a écrit :

« La vôtre a combien de kilomètres ?

 Je n'ai pratiquement jamais marché, sauf cas de force majeure... elle a pas mille kilomètres... je me sers de ma voiture, je n'ai participé à aucun défilé... ni civil ni militaire...

 Ah ! vous en avez de la chance !

 Fallait faire comme moi... j'étais objecteur, dispensé de marche, et j'ai horreur de mettre un pied devant l'autre... on commence, on ne sait pas où ça s'arrête... et pour ce qu'il y avait à voir...

 C'est un point de vue...

 Un point de vue qui me permet de vous proposer ma jambe droite pour 20 000 francs hors taxes...

 Comme vous y allez !

 C'est à prendre ou à laisser... ça vous fera une belle jambe... »

Il l'a prise. Le chirurgien m'a installé une prothèse, on dirait une neuve !

Ma femme m'a dit :

« Je voulais pas t'en parler... mais puisque tu le prends bien... depuis le temps qu'on en discute... la véranda...

 Alors là, t'as une idée ! J'ai le bras droit qui ne sert à rien... je le fais à 40 000 TTC... les bras droits c'est très demandé... »

Un peu que c'était demandé ! Quatre réponses à mon annonce dans Libé, et en moins d'une heure. J'ai fait monter les enchères. Soixante mille !

C'est incroyable, ce que les gens sont dépensiers... le bras droit de qui ? le mien, moi qui ne suis rien !

Ma femme m'a dit, en regardant la cheminée :

« Un jour, il faudra qu'on refasse l'intérieur, mais ça peut attendre... on a des réserves. »

Je lui ai répondu :

« Tu penses à tout... mais on a des réserves, oui ! Jusqu'à ce moment, je n'ai liquidé que l'extérieur... il paraît que les organes internes, ça se vend à des prix dingues. »

Elle a dit :

« T'as raison, on patientera... on va attendre que ça monte...

 Oui, on va attendre, il paraît que ça commence déjà... à mon avis, rien que ma cirrhose et le foie qui va avec, ça fait la cave, les murs du salon, plus un voyage en Californie, en plein vignoble, avec pension complète. Et ces connards de Yankees qui se ramassent le phylloxera avec un siècle de retard !...

 C'est pas vrai...

 J'ai lu une annonce dans Libé, hier... »

Bon, on va se réabonner à Libé. Finalement, on avait été cons de les lâcher dans les années 80. C'est eux qui voyaient juste !

Rolland Hénault