Crise du communisme : ni rire ni pleurer… mais comprendre

mis en ligne le 26 avril 1990
Il y a seulement quelques mois de cela, personne, absolument personne, ne pouvait et n'osait penser que les choses iraient aussi vite et aussi loin.
Certes, ici et là il y avait bien des signes, des indices, des traces, des esquisses, des tressaillements et même des craquements qui pouvaient laisser croire que… Mais, il y en avait eu d'autres, tant d'autres, comme Berlin, Budapest, Kroutchev, Prague ou Gdansk qui toujours étaient venus buter sur les vitres glauques et blindées de la cage. Alors !
Alors, jour après jour, heure après heure, minute après minute, quand Solidarnösc posa une fesse dans le fauteuil du Parti communiste polonais, quand la Hongrie se fit terre d'asile, quand le « mur de la honte » s'ouvrit à l'incroyable, quand le poète maudit surgit sous les feux de la rampe praguoise, quand le vampires des Carpathes fut cloué, éberlué, à la porte de l'insurrection populaire… l'étonnement fut permanent. L'étonnement, puis l'espoir. Celui de la troisième révolution. Du socialisme à visage humain. Libertaire. Egalitaire. Jusqu'à ce que ! Jusqu'à ce que le spectre du réformisme, de l'antisémitisme, du nationalisme, de la loi de la jungle marchande… vienne obscurcir l'horizon et rappeler à nos rêves qu'entre la réaction à la mode des tigres brontausoriques de Tien An Men et le capitalisme made in Coca-Cola ou Toyota la voie demeurait encore et toujours désespérément étroite.
Et pour l'heure, nous en sommes là. Partagés. Désemparés. Spectateurs d'un processus que nous avons du mal à comprendre et dont il conviendrait pourtant d'en saisir le sens au plus vite tant il semble évident qu'il est en train de borner l'avenir du mouvement ouvrier et du socialisme pour de nombreuses décennies.

Crise ou faillite ?
Bizarrement, entre ceux qui campaient sur un bilan globalement positif et qui affirment aujourd'hui avoir été dupés, ceux qui osaient le soutien critique et qui osent désormais la critique avec soutien, et ceux qui persistent à parler de dégénérescence l'accord semble actuellement se faire pour qualifier de crise les événements qui agitent les pays de l'Est, la Chine et leurs antennes d'ici ou d'ailleurs.
Cette « crise » qui pour Georges Marchais confirme les analyses et la stratégie élaborée par le PCF à son énième congrès, qui pour le refondateur Anicet Le Pors 1 relève « d'une crise de représentation où du fait de la médiatisation, d'un plus grand individualisme et d'un désarroi politique profond, les gens acceptent de moins en moins d'adhérer par tout ou rien à un ensemble bien bouclé », et qui pour les trotskystes résulte de l'avènement du stalinisme, serait donc d'essence purement conjoncturelle. Et en dernière analyse il suffirait de préserver, « d'articuler valeurs de classe, valeurs universelles, contenu rénové d'une perspective socialiste, nature du parti refondé sur ces bases 1 », ou de redresser « l'État ouvrier » pour en sortir.
En clair, la « crise » porterait davantage sur la forme que sur le fond et ne remettrait nullement en cause l'essentiel.
Est-il besoin de le préciser, cette vision tout à la fois optimiste et réformiste n'est pas vraiment en phase avec la réalité. Qu'il s'agisse en effet de la situation économique, industrielle, écologique, sociale ou du rejet massif des staffs rénovateurs, des symboles ou même des mots relevant en tout ou partie du socialisme, tout indique que la « crise » est non seulement profonde mais de plus, générale. Totale.
Pour s'en convaincre, il n'est que de constater la vigueur de l'anticommunisme dans la population, l'engouement pour la démocratie bourgeoise, la marche forcée vers l'économie de marché, la violence des sentiments nationaux, ou la montée des intégrismes religieux et de l'antisémitisme.
À l'évidence la « crise » relève en fait de la faillite généralisée et il est pathétique de voir les dernier carrés du bolchevisme conservateur ou réformiste tenter d'arrêter la vague avec leurs mains.

De la faillite à la liquidation judiciaire
La faillite du « socialisme réel », de sa réalité politique, économique, sociale… et de ses théorisations papistes ou calvinistes, qui se manifeste actuellement avec tant d'éclat, ne date cependant pas d'aujourd'hui. Dès les tous débuts de la révolution d'Octobre la main de fer léniniste réussit en effet à transformer l'or de l'insurrection, du socialisme en actes et de l'espoir, en plomb. Militarisation du travail et de la société ; dictature du parti sur le prolétariat ; élimination de la liberté d'association, d'expression, de réunion, de circulation ; étatisation de l'économie, de la vie politique et sociale ; mise au pas du mouvement ouvrier ; mise au goulag de toute l'opposition ; asservissement des différentes minorités nationales composant l'Union soviétique… tout cela et bien d'autres choses encore qui transformèrent le pays en champ de ruines et en cimetière politique et social fut mis en place par Lénine et son alter ego le feld-maréchal Trotsky.
D'entrée de jeu, donc, le marxisme-léninisme mena le pays à la faillite, au chaos, à la pénurie, et à la régression. C'est bien parce qu'il en fut ainsi que Staline put s'installer au pouvoir et pousser l'intolérable à son degré extrême. Mais cette systématique de la faillite n'empêcha pas pour autant le système de ronronner et même de se développer. Certes, les premières voix des anarchistes, des socialistes-révolutionnaires, des marxistes anti-léninistes et plus tardivement des trotskystes amenaient de temps à autre quelques fausses notes dans l'orchestration de l'ignominie mais c'est peu dire qu'elles étaient sans grande portée. Le mythe fonctionnait à plein, à l'extérieur de la « patrie du socialisme », bien sûr. Mieux, après la Deuxième guerre mondiale, la révolution chinoise, la décolonisation, Cuba, le Vietnam… il était en pleine expansion.
Dans ces conditions, et jusqu'à il y a encore peu de temps, il était légitime de faire dans le pessimisme. Rien, ni sa propension à la faillite ni la haine qu'il suscitait chez tous ceux qu'il asservissait ne semblait pouvoir entamer le cuir du marxisme-léninisme-stalinisme. Rien, sauf…
Reposant entièrement sur la force, le système était en effet condamné à imploser dès lors qu'il se trouverait confronté à une absence de perspectives militaires.
Et c'est bien ce qui s'est passé dès lors que l'équilibre de la terreur plaça la compétition entre l'Est et l'Ouest au plan économique, industriel, social… À cet instant, la réforme devenait incontournable.
Mikhaïl Gorbatchev incarna cette prise de conscience qui partant d'un processus de réduction des armements a abouti à la glasnost et à la pérestroïka. Mais, ce faisant, il prenait le risque de voir surgir le diable de la boîte et de transformer une faillite généralisée en liquidation judiciaire c'est-à-dire en alignement pur et simple sur le capitalisme à la mode occidentale.
Nous y sommes presque !

Bref voyage au pays des causes et des effets
À l'heure de la liquidation judiciaire d'un système politique, économique et social en pleine faillite et de la responsabilité pleine et entière du stalinisme et du léninisme dans un processus qui nous ramène à la case départ, la tentation est grande de tirer à boulets rouges et noirs sur l'étatisme, l'étatisation, l'État, le parti unique, le centralisme bureaucratique, la planification bureaucratique, l'absence de libertés en tous genres, la militarisation… toutes choses qui caractérisent le stalinisme et le léninisme. Mais en se contentant de frapper à ce seul niveau ou, ce qui revient au même, en se bornant à avancer des propositions contraires (fédéralisme, planification démocratique, libertarisation du champ social, collectivisation non étatique des moyens de production…) ne risque-t-on pas de s'enfermer dans une critique située au seul niveau des effets et non des causes d'une logique ?
Qu'on ne s'y trompe pas, en effet, si le stalinisme et le léninisme se sont vautrés allègrement dans la dictature, l'étatisation, la militarisation… cela n'est nullement le fait du hasard, d'une erreur ou d'une imbécillité chromosomique. Leur logique théorique et idéologique les y conduisaient tout droit. Et c'est cette logique qu'il convient de mettre à nu.
De ce point de vue tout processus de déconstruction qui ne prendrait pas en compte le démembrement d'une certaine vision de l'histoire (linéaire, évolutive, progressiste, rationaliste, déterministe…), d'une certaine vision sociale (découpant la réalité en tranches politique, économique, culturelle… reliées par une problématique mécaniste de cause à effet), d'une certaine conception de la révolution (exclusivement destructrice, plaçant la rupture sur les rails d'une hiérarchisation de l'espace-temps du changement…), d'une certaine conception de la légitimité (représentation explicite ou implicite d'une classe sociale considérée comme sujet historique central), d'une certaine conception de l'organisation (militariste, privilégiant un front « principal » au détriment de fronts « secondaires »), d'une certaine conception du militantisme (basé sur le sacrifice et le sérieux à front bas), d'une certaine vision du socialisme (concevant la réunification sociale comme uniformisante et non conflictuelle)… se condamnerait à surfer sur l'écume des évènements.
Au bout du compte, mais on l'aura aisément compris à travers le stalinisme et le léninisme, c'est le marxisme lui-même qui se trouve mis en cause, et on l'aura peut-être moins aisément compris, à travers le marxisme c'est toute une conception du socialisme, datée, marquée au fer rouge du XIXe siècle et des débuts de l'industrialisation qui se trouve visée.
Là, dans ce voyage courageux au bout de nous-mêmes, avec dans une main la valise de nos principes de toujours (antiétatisme, fédéralisme, liberté, égalité, autogestion, anti-parlementarisme, anti-militarisme, anti-réformisme, choix de la révolution) et dans l'autre celle d'une rénovation de nos concepts, de notre méthodologie analytique, de notre stratégie, de notre mode organisationnel, de notre projet social et sociétaire… se jouera notre avenir et celui du socialisme.
En seras-tu camarade ?


1 Libération du 20 avril 1990