41 goulags de la mort en URSS

mis en ligne le 24 mars 1983
Il est convenu depuis quelques temps de parler du goulag, c'est-à-dire du système concentrationnaire instauré par Lénine et amplifié par Staline, en URSS, comme d'un phénomène du passé, sur lequel on passe en général délicatement et surtout on n'établit aucun parallèle avec les camps de concentration nazis, auxquels pourtant le premier nommé a servi de modèle. Vous vous rendez compte : des dizaines de millions de gens internés durant des décennies dans le pays du « socialisme réel », ça pourrait porter atteinte à la bonne image du « vrai » socialisme, certains pourraient en déduire des conclusions négatives et en tout cas la droite, la réaction, en tireraient immanquablement parti. Par conséquent, il y a certaines vérités qu'il vaut mieux chuchoter de bouche à oreille avec une moue interrogative à l'appui ; sait-on jamais, peut-être serait-ce de la propagande américaine ou de l'intoxication de droite ? C'est ainsi qu'expliquent la plupart des ténors de l'intelligentsia de gauche, ces « poules de luxe de l'État », quand ce n'est pas en disant qu'ils « ne savaient pas », « ne pouvaient pas se douter », etc. Le baratin habituel des faux-jetons. Pour nous, libertaires, la chose a été connue dès son début, et il n'y a qu'à consulter les colonnes du Libertaire des années 1920 pour se rendre compte que nous nous sommes époumonés à crier, clamer même, la vérité sur le régime lénino-stalinien, à l'aide de témoignages précis et crédibles, tout cela sans être entendus ni même écoutés, la plupart du temps. Bon, passons, mais il y en a certains qui peuvent se regarder, le matin, dans la glace sans être mal à l'aise, et d'autres moins.
Aujourd'hui beaucoup croient qu'en effet le goulag c'est du passé, et qu'en tout état de cause la plupart des internés en URSS sont des droits communs, qu'il n'y a que quelques milliers de dissidents dans les camps et les cliniques psychiatriques et que la masse des « autres » ne sont que des droits communs, des « bandits » quoi, qui ne méritent aucune attention. C'est d'ailleurs ce que certains « dissidents » vivant en Occident pensent et disent, en insistant parfois sur la sauvagerie et l'inculture de cette masse. Pour notre part, ces « dissidents »-là nous en chions quatorze à la douzaine tous les jours et nous nous estimons solidaires de tous les internés, quels qu'ils soient, tous victimes pitoyables d'un système inhumain au-delà de toute limite. Aussi allons-nous faire notre possible pour informer ceux qui ont envie de l'être, du moins, et placer les autres dans une situation à la suite de laquelle ils ne pourront plus dire qu'ils ne « savaient » pas.
Selon les estimations les plus sérieuses, il y a actuellement 1 100 camps de concentration en URSS, regroupant quatre à cinq millions d'internés, camps disséminés dans tout l'empire. Des cartes ont même été dressées, avec la localisation précise et les noms de tous ces camps. Même les « réactionnaires américains », à l'aide de leurs satellites-espions, ont pu établir avec certitude l'existence de ces camps et mettre dans la balance de leurs négociations avec le Kremlin les quatre millions d'esclaves du Goulag.
Cette fois-ci, nous allons attirer l'attention sur les goulags de la mort, c'est-à-dire ceux dont la plupart des internés ne reviennent pas. Ce sont en premier lieu ceux où les prisonniers d'État travaillent à extraire l'uranium sans aucune protection, subissant ainsi des radiations mortelles à plus ou moins long terme. En second lieu, les camps où les prisonniers sont également soumis à des radiations entraînant la leucémie : ce sont ceux qui sont employés à nettoyer les coques des sous-marins nucléaires dans les bases secrètes, ou bien ceux qui travaillent dans les usines militaires où l'on produit les têtes nucléaires des fusées et missiles. Enfin, les camps où les prisonniers sont obligatoirement atteints de silicose, de tuberculose, de cécité ou d'empoisonnement : ce sont par exemple les travaux liés au polissage du verre, sans aucune ventilation, avec la désagrégation du mica, avec la peinture à la laque d'acétone, avec le polissage à la main à l'acétone, ainsi que d'autres travaux à hauts risques.
Citons quelques exemples de ces camps ; sur la presqu'île de Manguichlak, dans la mer Caspienne, se trouve une zone interdite comprenant un complexe de camps employés à l'extraction de l'uranium, puis à son enrichissement pour fabriquer le plutonium, lequel sert aux missiles nucléaires ; un réacteur atomique s'y trouve également, où travaillent les internés. Tous ces camps, ainsi que les habitations des employés libres de ces usines, se trouvent dans des déserts salés. Le dirigeant du complexe, le héros du travail Grigorian, a refusé de planter de la verdure en déclarant que le meilleur paysage était celui où il y avait des fils barbelés et des miradors de surveillance ! Les prisonniers y sont amenés par péniches au port de Chevtchenko, toujours en assez grand nombre ; quant aux libérations, elles sont extrêmement rares.
Dans une tout autre région, à l'extrémité nord de la Russie, dans la province de Vologa, à proximité de la ville de Tchérépovets, se trouvent également des mines d'exploitation de l'uranium à ciel ouvert. Selon un témoin qui y a travaillé comme médecin, même les kagébistes chargés de la surveillance des prisonniers, malgré leurs habits de protection, finissent également par tomber malades ; journellement , les radiations sont si fortes qu'après le travail les internés sont ramenés à cinquante kilomètres de là, et que même les flics surveillant refusent parfois d'y retourner, à la suite de plusieurs cas de leucémie parmi eux.
Dans les monts Oural, à proximité de la ville de Kisty, il y a près de vingt ans a eu lieu une catastrophe nucléaire couvrant une zone de 1 500 kilomètres carrés, au cours de laquelle auraient péri plusieurs dizaines de milliers d'internés, de surveillants, et même d'habitants civils. Maintenant, dans cette zone dévastée, on procède de nouveau à l'extraction de l'uranium en y employant des prisonniers.
Dans des dizaines d'autres endroits de l'empire, des prisonniers travaillent dans les mêmes conditions, sans aucune protection : dans l'extrême-Nord, dans le Caucase, en Asie centrale, en Extrême-Orient et dans les îles polaires.
Selon les informations recueillies par A. Chiffrine, lui-même interné durant de longues années au goulag, les prisonniers ne sont pas informés des risques qu'ils encourent et ne savent pas que c'est de l'uranium qu'ils extraient et enrichissent. Ceux qui tombent malades sont immédiatement évacués par le KGB dans des cliniques spécialisées, où ils ne tardent pas à mourir.
Toutes ces activités sont couvertes par les autorités du sceau du « secret militaire » le plus absolu, et même beaucoup de civils de la région ignorent la nature de ces activités. Citons pour ce dernier cas l'exemple de Léninobad, dans la république du Tadjikistan, en Asie centrale, où des pierres irradiées ont été utilisées pour construire des logements civils, à la suite de quoi, bien évidemment, des milliers de gens sont tombés malades et ont été hospitalisés sans savoir exactement pourquoi.
Les rares rescapés de ces camps deviennent invalides et sont promis à un sort misérable, comme tous les invalides dans le pays, ne touchant que des pensions ridicules de quelques roubles par mois. Les irradiés des mines d'uranium restent enfermés dans les hôpitaux jusqu'à ce qu'ils en meurent. Qui sont donc ces internés ? On pourrait penser que ce sont des condamnés à mort ou quelques criminels endurcis.
Eh bien non, ce sont pour la plupart des condamnés à de petites peines de cinq à dix ans d'emprisonnement, mais pour des motifs anti-régime, c'est-à-dire des croyants, des gens qui ont demandé à quitter le pays ou qui ont tenté de gagner l'étranger, qui ont lu des œuvres interdites, qui ont rédigé des manifestes de protestation contre le régime, appelant à la démocratisation du pays ou encore ayant eu une petite activité commerciale (ce qu'on appelle là-bas « spéculation »), ou bien encore ayant lutté pour leurs droits nationaux ou pour leur indépendance nationale. Les autorités kagébistes ont imaginé le meilleur moyen de se débarrasser de tous ces gêneurs, sans les fusiller ni les envoyer dans les chambres à gaz : mieux, l'Etat léniniste les tue après avoir extrait d'eux leurs dernières forces physiques.
Nous joignons à nos dires la carte précise de quarante-et-un camps de la mort, établie par A. Chiffrine en 1980 et publiée alors dans l'hebdomadaire russe émigré : La Pensée russe, du 17 avril 1980.

Alexandre Skirda