Salles d’injection : tentative avortée de démarginaliser les usagers de drogues

mis en ligne le 16 septembre 2010
En juillet, Mme Bachelot avait pris acte des nombreuses conclusions scientifiques en faveur de l’instauration de salles de consommation (de drogues) à moindre risque (SCMR) ­– structures qui ont fait leurs preuves depuis plusieurs années à l’étranger – et s’était prononcée en faveur de l’expérimentation en France, vivement défendue par le collectif du 19 mai (Asud, Act Up, l’Anitea, SOS Hépatites, Safe, Gaïa, salledeconsommation.fr), de ce dispositif.
Le mercredi 11 août 2010, M. Fillon a tranché : les SCMR ne sont « ni utiles, ni souhaitables », précisant que « la priorité de Matignon est de réduire la consommation de drogues, non de l’accompagner, voire de l’organiser ». Une réponse péremptoire, sans appel, idéologique, dénuée de réflexion… électoraliste.
Pour ou contre les SCMR, le débat est ouvert et déchaîne les passions dans l’opinion publique. Alors que Matignon et l’élysée semblent avoir tout intérêt, en pleine campagne sécuritaire, à entretenir ce déferlement fantasmatique, essayons ici de resituer les véritables enjeux du débat et d’ouvrir un espace de pensée sur ce sujet éminemment politique. En quoi consistent vraiment les SCMR ? Quels sont leurs objectifs ?
La première SCMR a vu le jour à Bern en 1986. Aujourd’hui les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Espagne, la Norvège, le Luxembourg, le Canada et l’Australie ont également opté pour leur mise en place. En 2003, on en recensait 72 dans 39 villes européennes.
Les SCMR s’intègrent dans un dispositif plus large de prise en charge globale des addictions, allant de l’éducation préventive aux soins en passant par la réduction des risques.
Outil de réduction de risques, la SCMR a pour objectif la prévention des dommages sanitaires – transmission et contamination de maladies infectieuses (notamment VIH et hépatites), mortalité par overdose, formation d’abcès etc. – mais aussi des dommages psychologiques et sociaux, directement ou indirectement liés à certains usages de substances. Dans cette perspective, les SCMR proposent aux usagers injecteurs et/ou inhalateurs de drogues un cadre d’usage « sécurisé » et des conditions d’usage décentes (matériel stérile, etc.).
Les SCMR ciblent un public restreint : les usagers de drogues très précarisés. Les consommateurs « débutants » ou occasionnels sont exclus du dispositif. Le fonctionnement des SCMR est par ailleurs très réglementé : le deal est totalement prohibé dans la structure et les usagers sont tenus de respecter un règlement intérieur (mesures d’hygiène ou de sécurité, les comportements violents sont interdits, etc.)
Les différentes dénominations les plus couramment utilisées – « salles d’injections », « salles de shoots », « centres d’injections supervisés » – focalisent l’attention du grand public sur l’accompagnement à l’usage et passent malheureusement sous silence l’autre objectif primordial des SCMR : créer une rencontre avec des usagers très marginalisés, éloignés de tout système de soins. Certains préféreront donc le terme de « point de contact » ou de « lieu d’accueil ».
L’encadrement des SCMR est assuré par une équipe pluridisciplinaire (médecins, infirmiers, travailleurs sociaux, psychologues, etc.). Le personnel formé observe les pratiques des usagers et intervient si nécessaire, mais il n’est pas tenu a priori d’aider à l’administration des produits.
Au fil des venues de l’usager, les soignants, dans une posture non jugeante, travaillent à l’instauration d’une relation de confiance. La consommation est envisagée sous l’angle de la solution qu’elle représente pour l’individu, de sa fonction dans son économie psychique et dans son mode de vie. Si les SCMR ouvrent la possibilité, aux usagers qui le souhaitent et le nécessitent, de se rapprocher du système de soins, le principe fondamental qui sous-tend les pratiques est d’accompagner l’usager à l’endroit où il se trouve dans sa trajectoire addictive, de respecter son cheminement, sans le précipiter dans une démarche de soins, vouée à l’échec si elle ne fait pas sens pour le sujet.
Par essence, les SCMR sont des dispositifs de lutte contre la marginalisation des usagers de drogues. L’implantation d’une SCMR et son bon fonctionnement supposent l’implication et la formation des acteurs locaux, parmi lesquels :
- Les acteurs de santé : la mise en place d’une SCMR suppose le développement d’un réseau de proximité facilitant les relais avec le milieu hospitalier, le milieu associatif, les structures d’aide sociale, les dispositifs de soins généraux. Bien souvent, il y a un travail de formation à effectuer avec les différents acteurs de santé locaux qui peuvent, de prime abord, se montrer réticents à la prise en charge des usagers de drogues.
- Les autorités administratives et forces de l’ordre : proposer un cadre sécurisé aux usagers, c’est pouvoir leur garantir qu’ils ne seront pas interpellés aux abords de la SCMR ou suivis après leur venue au centre. Là encore, il s’agit de travailler sur l’évolution des représentations de l’usager de drogues, notamment celle de l’usager délinquant.
- La population générale et le voisinage immédiat : la mise en place d’une SCMR suppose de travailler avec les riverains, initialement effrayés par l’ouverture d’une telle structure. Les professionnels s’efforcent d’aller à leur rencontre pour entendre et travailler sur leurs craintes. La peur peut pousser les gens à mélanger les enjeux et à extrapoler, ainsi certains craignent que les SCMR ne soient une porte ouverte à la dépénalisation, à la banalisation de la drogue, voire une incitation publique à consommer.
Il est d’ailleurs à noter qu’un des bénéfices inhérents à la mise en place des SCMR réside dans la diminution des nuisances sociales pour la communauté. Les usagers eux-mêmes – respectés et responsabilisés – veillent, par exemple, à ne plus abandonner les déchets et le matériel d’injection dans l’espace public. Certains usagers deviennent des relais et incitent leurs « pairs » à préférer consommer en SCMR plutôt que dans l’espace public. Certaines structures organisent des ramassages réguliers de seringues dans le quartier. Des comités de quartier, auxquels prennent part les usagers, sont mis en place.
Il va sans dire que cette stratégie implique un travail de fond et de longue haleine puisqu’elle renvoie à la création et au tissage du lien social.
L’institution des SCMR suppose donc une stratégie de lutte contre la drogue, en totale opposition à celle promue par nos dirigeants. La stratégie proposée repose sur deux principes forts : redonner une place à l’usager de drogues dans la cité et responsabiliser l’ensemble de la communauté dans la lutte contre la drogue, en créant des espaces politiques (au sens noble) de rencontres et d’échanges où l’on discute du vivre ensemble.
Malgré l’appel de nombreux scientifiques, lancé à Vienne lors de la 18e Conférence internationale sur le sida pour la reconnaissance des limites et des préjudices liés à la criminalisation de l’usage de drogues – plusieurs études internationales ont démontré que la criminalisation de l’usage de drogues n’a aucun effet sur la prolifération de ces dernières mais aussi qu’elle constitue une entrave aux soins –, nos dirigeants se refusent à repenser la loi de prohibition de 1970. Ils préfèrent s’acharner à faire de l’usager de drogues un criminel et un bouc émissaire, à cultiver la désagrégation du lien social, en exacerbant la peur de l’Autre et la haine du différent, pour asseoir leur propagande sécuritaire.
En réponse à ceux qui opposent à l’ouverture des SCMR l’éthique, concluons notre propos en rejoignant le Canadien D. Roy : « Est-il éthique de « conserver des approches fondées sur la criminalisation pour contrôler l’usage de drogues alors que ces stratégies échouent à rencontrer les objectifs pour lesquels elles avaient été conçues ; qu’elles engendrent des maux qui sont d’ampleur équivalente à, ou pire que, celle des maux qu’elles sont supposées prévenir ; qu’elles intensifient la marginalisation de personnes vulnérables et qu’elles favorisent la montée au pouvoir d’empires violents et socialement destructeurs ? Est-il éthique de continuer de tolérer avec suffisance l’écart tragique entre ce que l’on peut faire et devrait faire, dans l’ensemble des soins aux utilisateurs de drogues, et ce qui est fait dans la réalité, devant les besoins fondamentaux de ces personnes ? Est-il éthique de conserver des politiques et des programmes qui insistent sur l’abstinence de l’usage de drogues d’une manière si unilatérale et si utopique qu’on laisse de côté l’urgence qui appelle une attention plus immédiate : celle de réduire les souffrances des utilisateurs de drogues et d’assurer leur survie, leur santé et leur croissance vers la liberté et la dignité ? Et n’est-il pas impératif de reconnaître, avec toutes les conséquences éthiques de cette réalité éthique, que les personnes qui font usage de drogues possèdent la même dignité que tous les autres êtres humains ? »

Sophie