Essais nucléaires : quelle « menaces » pour quelle doctrine stratégique ?

mis en ligne le 28 septembre 1995
Nonobstant la bronca d’une véhémence rarement égalée que son annonce du 13 juin avait suscitée, Jacques Chirac a ordonné, en date du 5 septembre, le premier de sa série de tirs. « La vraie question, ce ne sont pas les essais, mais la dissuasion », énonça, le 23 août, l’émérite plongeur Jean-Jacques de Peretti, ministre de l’Outre-Mer. Pile poil ! Évidemment, aujourd’hui comme hier ou avant-hier, nos concitoyens auraient tort de s’en remettre à la classe politique, à la caste galonnée et à ses vassaux du paysage audiovisuel pour appréhender les tenants et aboutissants des options en matière de défense.
Si la plupart des « spécialistes » et les héritiers du « grand homme » (!) imputent au général de Gaulle la paternité de la force de frappe (novembre 1959), n’oublions pas que Pierre Mendès-France, président du Conseil, avait préparé le berceau et les couches, en créant une commission supérieure des applications militaires de l’énergie atomique le 26 octobre 1954 puis, vers Noël, un comité des explosifs nucléaires.

La pensée unique
Hormis les Verts, aucune force politique institutionnelle ne rejette la dissuasion, à laquelle le PS, sept mois après le PC, se rallia pour de bon en janvier 1978, en particulier sous l’influence de Charles Hernu (décédé le 19 janvier 1990) et Jean-Pierre Chevènement ; le maire de Belfort, à l’instar de Claude Cheysson, approuve l’initiative du chef de l’Etat. Les autres dignitaires de la rue de Solferino, de même que l’insupportable plagiaire Jacques Attali se succèdent sur les plateaux de télévisions et derrières les micros des radios, pour attester leur attachement inébranlable à la pensée unique. La position de la coalition UDF-RPR me semble bien plus cohérente. Difficile aussi de dépasser le berger de Latché sur l’échelle de Richter de l’hypocrisie ! Après avoir pulvérisé tous les records (86 explosions entre le 8 juillet 1981 et le 15 juillet 1991 !), le « sphinx » élyséen décréta début avril 1992, un moratoire sur les essais (davantage par opportunisme politicard que par une soudaine préoccupation quant au bien-être des populations vivant dans le Pacifique sud !). Le 6 mai 1994, il lança à ses successeurs un « défi » que l’impulsif Corrézien aussi maladroit qu’« arrogant », s’empressa de relever dès son accession au pouvoir. « Le mouvement qui porte le désarmement nucléaire est sain », avait osé ajouter le machiavélique Charentais. Le même qui exhorta, le 20 janvier 1983, les députés du Bundestag à approuver le stationnement sur le sol allemand de 108 fusées Pershing II et de 96 Cruise Missiles, qui affirma péremptoirement, le 13 octobre 1983 à Bruxelles : « Le pacifisme est à l’ouest et les Euromissiles à l’est », qui, sanglé dans sa superbe de chef suprême des Armées, jaloux de son « domaine réservé », lança le 16 novembre 1983 un martial « La dissuasion, c’est moi » ! 1
Durant la période dite de « guerre froide », la doctrine reposait sur « l’équilibre de la terreur », les vecteurs à ogives tricolores pointés vers les cités de l’ennemi potentiel soviétique. Opposé, bien avant la chute du Mur 2, à la force de frappe pour des raisons politiques, morales et économiques, je trouve passablement spécieuse l’argumentation selon laquelle « la dissolution des blocs » induirait une donne géopolitique inédite impliquant obligatoirement une révision des théories aussi urgente que radicale. Les membres de l’OTAN se satisfirent pleinement durant quatre décennies de l’affrontement entre « superpuissances » que l’on qualifia avec justesse, dans certains cercles militants, de « duopole impérialiste ». Pas étonnant que la majorité des dirigeants occidentaux aient « géré » catastrophiquement l’« ouverture à l’Est » ! Les tragédies dans l’ex-Yougoslavie, en Tchétchénie, en Georgie… résultent à la fois de la criminelle exacerbation de tensions nationalistes (par les chefs de clans de l’une ou plusieurs parties en présence) et de l’incapacité endémique des « cinq grands » (lesquels composent le « club atomique » accrédité par l’ONU et s’avèrent responsables à 80 % du commerce mondial des armes !) à concevoir leur territoire autrement qu’un espace à quadriller par des troupes équipées avec des « joujoux » technologiques ultra-sophistiqués !…

Une farce grotesque
Les « nouvelles menaces » ne sont-elles pas le corollaire de l’ordre international qui prévalut de 1945 à la fin 1989 ? Parmi elles, la « montée des intégrismes », la dissémination atomique incontrôlable, le trafic de plutonium. Un aéropage d’éminences de toutes obédiences substituerait volontiers à la dissuasion du « faible au fort » une conception tous azimuts, adaptée à l’air du temps vicié : « du fort au fou dangereux ». Du cinglé au dément, oui ! Dans Le Monde libertaire n°1006 du 29 juin 1995, Ronald Creagh pointe fort pertinemment les enjeux du « wargame » qui se dispute à 17 000 kilomètres de la métropole.
La conclusion, désormais assez hypothétique, du traité d’interdiction totale, n’empêchera vraisemblablement ni le perfectionnement des projectiles, ni l’élargissement de la panoplie, ni la poursuite de tests « subkilotonniques » indécelables. La miniaturisation, la simulation en laboratoire ne s’inscrivent pas précisément dans un processus d’abandon de l’arsenal atomique, comme le stipule pourtant l’article 6 du Traité de non prolifération (TNP), entré en vigueur le 5 mars 1970, auquel notre pays n’adhéra qu’en août 1992. La conférence permanente sur le désarmement, où siègent les représentants de 37 Etats, s’apparente à une farce grotesque. Comme l’écrit Eric Chauvistré, chercheur au Département des relations internationales à l’université de Canberra, « la préséance des intérêts militaires est sauvegardée à Genève. Un projet de réarmement qualitatif est considéré comme une étape vers le désarmement. Georges Orwell se réjouirait » 3. Le stock mondial d’engins de destruction massive encore opérationnels s’élèverait à quelque 22 500, d’une puissance totale correspondant à celle de 500 000 bombes d’Hiroshima 4.
L’idée (déjà émise il y a vingt ans au sein de l’état-major des Armées, relayée en 1983 par … Chirac, envisagée en 1992 par Mitterrand…) d’une « dissuasion concertée » avec les partenaires européens, étendue à la sécurité globale du continent, en contradiction flagrante avec le dogme du « sanctuaire à protéger », n’a guère soulevé de liesse dans les ambassades parisiennes et les palais gouvernementaux. André Glucksmann, jamais en panne d’inepties, préconise que « les grandes nations démocratiques disposent des armes nucléaires. Y compris les Allemands… » 5. 78 % de nos voisins germaniques se déclarent hostiles à une défense nucléaire commune 6.
Nos dirigeants, si prompts à invoquer le droit international lorsque les zodiacs de Greenpeace pénètrent dans la zone des douze milles nautiques, ne reconnaissent ni la compétence de la Cour internationale de Justice de La Haye à propos des essais 7, ni la recevabilité de plaintes devant la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg en vertu de la convention sur la protection des libertés fondamentales et de l’article 34 du traité de l’Euratom. Selon les termes de celui-ci, la commission européenne de Bruxelles doit se prononcer, lorsqu’un Etat membre effectue des expérimentations délicates susceptibles de générer des conséquences graves, et formuler son accord express, lorsque celles-ci s’étendent en territoire d’un pays tiers de l’Union européenne ; les îles Pitcairn (appartenant à la Grande-Bretagne) sont situées à 800 kilomètres au sud-est de Moruroa. La France, le Royaume-Uni et les États-Unis n’ont pas ratifié le protocole du traité de Rarotonga (îles Cook) où, le 5 août 1985, le Forum du Pacifique Sud 8 adopta un projet de zone dénucléarisée pour toute la région.
Impulsons un véritable débat sur le mode de résolution des conflits, le type de coopération entre les peuples, la nécessité absolue de promouvoir partout sur la planète un développement harmonieux et équitable, compatible avec la sauvegarde des écosystèmes, sans occulter la décolonisation de la Polynésie.
Investissons notre énergie pour dénoncer et contrer, même avec nos modestes moyens, l’odieuse propagande militariste qui dégouline des lucarnes branchées sur les canaux hexagonaux. Boycottons TF1, France 2, France 3 et leur clique de journalistes, zélés porte-paroles du SIRPA !



1. À « L’Heure de vérité » sur Antenne 2.
2. Le 9 novembre 1989.
3. Frankfurter Rundschau du 11/07/1995.
4. La capacité exterminatrice de Little Boy équivalait à 13 500 tonnes de trinitrotoluène (TNT).
5. Frankfurter Rundschau du 20/07/1995.
6. Sondage de l’institut Forsa publié dans Die Woche du 8/09/1995.
7. Le 22 septembre, elle a débouté la Nouvelle-Zélande de sa plainte.
8. Fondé en 1971, il comprend aujourd’hui 15 pays : l’Australie, Fidji, les îles Cook, les îles Marshall, Kiribati, les Etats fédérés de Micronésie, Nauru, Niue, la Papouasie- Nouvelle Guinée, les îles Salomon, les Samoa occidentales, Tonga, Tuvalu, le Vanuatu et la Nouvelle-Zélande.