Série américaine. Chapitre II : La jambe cassée et l’étudiant communiste

mis en ligne le 10 mars 2011
Fin de matinée d’un jour gris du début janvier 2011. Sous la neige, dans un froid sec et pénétrant, nous rejoignons un petit groupe qui attend le bus devant le kiosque d’une triste station-service du Vermont, au bord de la nationale 91. Le bus a une heure et demie de retard, et le patron de la station-service déclare ignorer ce qui se passe… Il y a, parmi la dizaine de personnes, un échantillon de la société pauvre américaine, ceux qui prennent habituellement le bus, vieux, chômeurs, jeunes précaires, en route vers New York. Notre insatisfaction devenant de plus en plus insistante, une dame d’un certain âge suggère avec un sourire ironique :
— Quelques Français de plus et on pourrait peut-être occuper la station-service…
— Vous savez, en France, ajoute une autre, quand ils manifestent, ils collent des affiches partout. C’est une bonne idée.
Nous découvrons avec un heureux étonnement que les échos des luttes de la société française sont arrivés jusqu’ici ; séduisant les quidams d’une société où la mobilisation collective semble aujourd’hui improbable, écho d’un passé lointain… Ce qui nous semble banal leur apparaît, à eux, comme extraordinaire.
Il y a là aussi une jeune femme avec la jambe gauche enveloppée dans du carton et qui s’appuie sur une béquille. Manifestement, elle souffre. On s’enquiert de son état. Venue faire du ski chez des amis, elle s’est cassée une jambe. Dans la clinique locale, on lui a dit que son assurance privée n’était pas acceptée dans l’État et qu’elle doit rentrer à New York pour se faire soigner. On a entouré la jambe cassée avec des sacs de glace, le tout enveloppé dans des cartons attachés avec du scotch d’emballage et voilà, au revoir et bon voyage… Cet épisode illustre l’état désastreux de la santé publique dans la société nord-américaine. D’autres exemples cruels abondent. Ainsi, le cas de Billy, l’ami d’un ami, chez qui on décèle une leucémie, et qui ne pourra pas se faire soigner avant début 2012. En effet, l’assurance maladie de l’entreprise où il vient de se faire embaucher ne couvre les traitements de « maladies graves » qu’au bout d’un an de contrat. Un an d’attente pour soigner une leucémie, il y a de quoi douter de la réforme de santé d’Obama.
Le bus arrive. Pas un mot d’explication ou d’excuse sur le retard. Nous comprenons qu’on doit se considérer heureux qu’il soit là. On y prend place, on oublie le retard et l’idée d’occupation. La femme avec la jambe emballée dans des cartons est aidée par d’autres voyageurs et prend place au fond du bus, là où il y a de la place, là où elle pourra gémir sans déranger personne. Et d’où se répand l’odeur nauséabonde des toilettes bouchées, avec une porte qui se ferme mal et qui s’ouvre à chaque coup de frein. À l’intérieur du bus, c’est presque Bagdad… Les sièges sont défoncés, les ressorts cassés, le nettoyage est aussi en retard de quelques voyages. Mais ça roule, et nous voilà partis pour trois heures de route, vers New York.

Deux lignes sur l’anarchisme…
Au fur et à mesure des arrêts dans des lieux paumés et tristes du Massachusetts, le retard s’allonge… Puis, après un arrêt du côté de Springfield, le chauffeur annonce que nous roulerons non-stop jusqu’au New York Bus Terminal.
Ce dernier arrêt, c’est le lieu d’arrivée d’un couple de très jeunes gens qui s’installent juste à côté de nous. Le jeune homme porte sur lui, fièrement et ostensiblement, un livre. Je crois discerner le mot « communism ». Intrigué je lui demande si je peux y jeter un coup d’œil.
— Sure !, dit-il avec un sourire complice.
The Idea of Communism est une anthologie de courts textes d’auteurs de la gauche dite « postmoderne », de Negri à Zizek en passant par Rancière et Badiou. Mis à part le texte de Rancière, je doute que ces pages puissent éclairer notre ami au sujet de l’idée de communisme. Je m’attarde sur l’index, on y trouve Rosa Luxemburg (une rapide mention dans le texte), Marx (plusieurs références), situationnisme (une phrase en passant), anarchisme (deux lignes). Le jeune voyageur me demande ce que j’en pense. Et nous entamons une conversation qui va durer quasiment le reste du voyage.
Steve a 17 ans. Il vient d’un milieu ouvrier, élevé dans une famille éclatée, de parents séparés. Il rentre d’un séjour de vacances dans la famille de sa copine. Les deux fréquentent le lycée, dans le patelin du New Jersey où il vit avec sa grand-mère. Un de ces endroits perdus et hors du temps qui caractérisent l’Amérique profonde. Sa grand-mère est très conservatrice et proche du Tea Party, mais…
— Avec elle au moins je discute politique. Et je l’adore.
Élevé religieusement, Steve a très tôt été marqué par les histoires de la guerre du Vietnam que lui racontait son père, ancien marine, blessé de guerre, handicapé à 100 %. Un jour Steve demanda à son père :
— Est-ce que nous avons gagné ?
— Non, nous avons perdu !, répondit le père.
Steve devient antimilitariste, sensible aux injustices et aux inégalités sociales. Autour de lui, la société américaine lui fournit plus d’exemples qu’il n’en a besoin pour faire ses choix. Selon lui, l’administration Obama a déjà montré son vrai visage.
— À propos de la guerre, des questions sociales et de l’économie, ce gouvernement est dans la continuité de celui de Bush.
Et comment donc est-il venu à s’intéresser aux idées socialistes ?
— Je devais faire face aux discours de ma grand-mère. Je ne suis pas d’accord sur le fait qu’en Amérique il y a l’égalité des chances. Comment y croire lorsqu’on voit les conditions de vie si inégales ? Aux États-Unis, les gens rejettent ces mots, socialisme et communisme, sans savoir ce qu’ils signifient. Moi, je veux savoir. Et puis, au lycée, mon meilleur ami se dit communiste ; je ne sais pas très bien quel genre de communiste… Alors, pour Noël, ma copine a trouvé sur le Net ce livre et elle me l’a offert.

Dans le pays exotique
Steve et son amie vivent à quelques kilomètres de New York mais ils n’ont jamais visité la grande métropole. Ils aimeraient bien, mais c’est trop cher pour eux. New York c’est comme un pays exotique qu’ils regardent par la fenêtre du bus qui traverse la ville jusqu’au Bus Terminal, d’où ils reprendront un autre bus pour rejoindre le New Jersey. Peut-être un jour… Steve aimerait visiter une librairie à New York, une librairie avec des livres politiques. Je lui fournis une adresse. Que font-ils dans leur lycée, comment passent-ils le temps ?
— On fait des jeux vidéo, du sport, on discute politique aussi…
Je l’incite à lire les textes des noms qui sont dans l’index de son livre, Rosa, Marx, les anarchistes, les situationnistes. Mieux vaut les lire et se faire une idée que se confier à ceux qui parlent d’eux. Il va chercher sur le Net.
Cette rencontre nous a fait quitter les territoires gris de la résignation et de la défaite qui font le quotidien du peuple dans l’Empire qui va mal. Chez Steve et son amie, il y a l’espoir lumineux de la jeunesse. Il y a un constat lucide du désastre actuel de la société américaine, ainsi qu’un refus d’accepter cette situation comme normale.
— Tu es encore tombé sur l’exception, me dira un ami new-yorkais.
Peut-être… Après tout, nous avons tous été des exceptions. Et puis, si cela existe dans une petite ville du New Jersey, il n’y a pas de raison que cela ne puisse pas exister ailleurs.
À New York, le bus se fraye lentement son chemin dans des rues encombrées par la neige qui continue à tomber. Depuis des jours c’est le chaos, les services de la ville peinent à dégager trottoirs et chaussées. On apprend par la presse qu’il y a eu un mauvais « timing » entre les mesures de « restructuration » de la mairie et les intempéries. Quelques centaines d’employés des services de la voirie venaient d’être licenciés juste avant la tempête de neige… Le maire a fait appel aux éboueurs pour les remplacer. Du coup, ce sont les poubelles qui s’accumulent sur les congères. Les intempéries extrêmes du réchauffement climatique télescopent les conséquences sociales de la crise, l’effondrement des infrastructures.
La circulation est dense.
— Je crois que la guerre permanente s’explique par la question du pétrole, me dit Steve, en regardant le flot de bagnoles.
Nous arrivons.
— Enfin ! s’écrie le chauffeur dans le haut-parleur.
Trois heures de retard. Nous disons au revoir à nos jeunes camarades, leur souhaitons une belle vie, la continuité de leur révolte et de leur soif de justice sociale. La jeune femme à la jambe cassée emballée dans des cartons sort péniblement la dernière. Elle avait rendez-vous, en fin d’après-midi, dans une clinique reconnue par son assurance privée. C’est loupé. Elle devra rentrer chez elle et revenir le lendemain.