Après le séisme, le marasme des mots

mis en ligne le 31 mars 2011
« 98 % des Savoyards sont pour la tome. » Tel est le résultat d’un sondage réalisé par les bonimenteurs qui s’engraissent en vendant du vent aux médias de masse. Mais foin de caséine, revenons à notre césium. À peine passé le moment de l’émoi et de la feinte affliction, le moment des hommages et de la solennité, le gouvernement français cherche prestement à faire comprendre que le salut vient de l’EPR 1, que notre technologie made in France est imbattable, très supérieure à la camelote made in China ou made in Japan, et que, semblable au coq gaulois sur son tas de fumier made in France, les VRP super-Dupont de la si fière et si active industrie de la fission iront de par le monde porter la bonne parole luminescente et la promesse que demain, oui, demain, l’avenir sera radieux. Les Besson, les Kosciusko-Morizet, les Lauvergeon (présidente d’Areva), Sarkozy en personne, ont déjà commencé à haranguer les chalands : « Qu’il est beau mon nucléaire, qu’il est beau ! Ça brille, c’est pas cher, c’est sécuritaire [Besson y est particulièrement sensible], ça protège la couche d’ozone, ça crée des emplois, c’est bon pour lutter contre le réchauffement climatique. Qu’il est beau, qu’il est chaud mon nucléaire ! »

Le coq est un bœuf
Lors d’un entretien sur ITélé ce 16 mars, Claude Allègre, coq en carton-pâte, dans l’une de ses énièmes parodies de lui-même, déclare une nouvelle fois sa flamme à l’industrie de l’électronucléaire. Bien sûr, ce savant 2 à l’éloquence d’un aphasique (personne n’oserait donc lui dire qu’il parle un français déplorable !) a au moins le mérite de la cohérence et de la persévérance : il a des idées de merde mais il n’en change pas au prétexte que ça pète au Japon et que l’inquiétude dorénavant manifestée par beaucoup touche également des gens qui hier encore se complaisaient dans l’idée que l’énergie nucléaire était une panacée, et chez qui des projets de sources d’énergie renouvelables et alternatives ne suscitaient que quolibets et lazzis de comptoir. Bref, droit dans ses bottes, le dégraisseur de mammouths, le cuistre au baragouin de mauvais camelot. Ira-t-il jusqu’à nous pondre bientôt, cet orgueilleux coq (eh oui, les mutations, vous savez…), un livre nucléolâtre qu’un de ses commis aux écritures lui aura préparé dans l’arrière-boutique d’un éditeur avide de sensationnalisme ?

Hara-kiri du verbe
Sur France Culture, ce 14 mars, un géographe français spécialiste du Japon (la preuve : quand le journaliste lui dit bonjour, l’invité lui répond en japonais) nous fait la leçon, avec moult pelletées de lieux communs. Il est vrai que les questions du journaliste sont assez indigentes. Nous ne saurons rien des manigances politiques qui ont conduit un pays jouant de manière maximale et ritualisée de l’émotion provoquée par Hiroshima-Nagasaki à tenir le troisième rang des pays producteurs d’électricité d’origine nucléaire (avec 17 centrales, soit 55 réacteurs) 3. Nous ne saurons rien non plus sur l’activité prolifératrice du Japon en matière de nucléaire civil (par exemple, les récents accords de partenariat avec le Vietnam), pas plus que sur cette particularité nipponne : c’est un des seuls pays au monde à persévérer dans la filière des réacteurs à neutrons rapides, plus communément appelés surgénérateurs (Superphénix en France, abandonné en 1997). Mais en revanche, sur le légendaire stoïcisme des Nippons devant l’adversité, que de japoniaiseries (« Ce ne sont pas des extraterrestres, ils sont comme nous […] »). À la fin de l’interview, la question vacillante : « Vous qui êtes géographe, est-ce que la probabilité de ce fameux Big One 4, qui doit surgir pour frapper Tokyo vous paraît-il (sic), vous, être quelque chose qui est très probable (resic) ou on ne peut pas jouer les Madame Soleil ? (reresic) » Demander cela – ô combien confusément il est vrai – à un géographe (géographie humaine), qui n’est donc pas géologue, pas géophysicien, pas sismologue, c’est un peu comme demander à un psychologue de vous opérer le cerveau : il possède bel et bien de réelles connaissances dans son domaine mais pour l’opération du cerveau, vous repasserez (ou plutôt, dans ce cas, vous trépasserez). C’est un peu comme si un expert en poncifs médiatiques venait expliquer, doctement, que les centrales à eau pressurisée servent à faire chauffer les Cocottes- Minutes et les centrales à eau bouillante à faire durcir les œufs ou à préparer le thé. On supposera donc, dans le même registre fonctionnel, que les centrales au graphite servent à faire des mines de crayon… Que l’expert en idées reçues sur le Japon rétorque qu’il n’en sait rien, qu’il n’a pas la compétence pour répondre, voilà qui aurait été bienvenu, ajouter en bonus qu’il s’agit d’une question à la con (pas dans l’absolu, mais telle que formulée), voilà qui aurait été mieux, plus : libertaire même. Mais, emporté par le charme enjôleur des sirènes radiophoniques, notre expert s’abandonne : « Quand j’étais au Japon en 1989, le Big One devait être pour l’année suivante, il est possible que ce soit celui-ci mais on ne peut pas prévoir de façon sérieuse ce genre de séisme. Peut-être est-ce celui-ci, peut-être pas. Là c’est vraiment impossible. 5 »

Charité sismique
« La feinte charité du riche n’est en lui qu’un luxe de plus ; il nourrit les pauvres comme des chiens et des chevaux » (Jean-Jacques Rousseau). Bien évidemment, au lieu de réfléchir à ce si profond constat, la si médiocre Lady Gaga, star globale de la variette de masse, s’adonne au charity-business : elle a vendu pour un quart de million de dollars de bracelets en caoutchouc au profit des sinistrés japonais. Outre qu’il est toujours plus satisfaisant, pour un richissime, de faire casquer le vulgum pecus, surtout en pianotant sur le vaste clavier des émotions prédigérées, plutôt que de prendre cette somme sur ses propres deniers (ses gains en 2009-2010 sont de 62 millions de dollars), la tapeuse en profite pour abrutir le larmoyant qui veut aider son prochain ; les bracelets caritatifs portent en rouge sur fond blanc – couleurs du drapeau japonais – cette affirmation : « Nous prions pour le Japon. » L’eau qui encombre le crâne des 50 000 hydrocéphales ayant acheté le bracelet suffirait-elle à refroidir les réacteurs de la centrale de Fukushima ? Le sapeur Camember se morfond à force de faire tourner la question dans sa tête tout en creusant un trou pour y mettre la terre d’un précédent, tandis que les Shadoks, sous l’égide de tous les professeurs Shadoko des médias de masse, n’en finissent pas de pomper.

A Bullet in the Head 6
Mais bien sûr, la loi empirique de « l’augmentation maximale de la connerie en situation de crise » s’avère de nouveau pertinente ; le 11 mars, Shintaro Ishihara, le gouverneur de Tokyo – dont la vie politique est émaillée de déclarations tonitruantes à caractère nationaliste, raciste, belliciste (apologie des kamikazes, célébration de criminels de guerre japonais, par exemple) –, a allégrement dépassé le « mur du çon » avec cette proclamation benladenesque : « Les Japonais sont un peuple égoïste. Ils doivent tirer parti de ce tsunami pour laver leur avarice. Je pense qu’il s’agit d’un châtiment divin. »
Prédicateurs de toutes les religions, unissez-vous… Le sida, châtiment divin pour nombre de prélats catholiques (récemment encore, en 2010, le primat de Belgique et « évêque aux armées belges », André Léonard, écrit, en un répugnant tour de passe-passe théologique : « Quand on malmène l’environnement, il finit par nous malmener à son tour. Et quand on malmène l’amour humain, peut-être finit-il par se venger, sans qu’il faille y faire intervenir une cause transcendante » et fait donc réellement intervenir une décision divine là où il prétend n’y voir que l’immanence) ; l’ouragan Katrina dévastant la Nouvelle-Orléans valant pour le signe belliqueux d’un dieu vengeur, pour des fondamentalistes protestants ; les insanes adulations des islamistes envers un dieu exterminateur, obsédé par le châtiment (voir Le Monde libertaire n° 1594, à propos de l’ayatollah Kazem Sedighi, selon lequel, en 2010, « beaucoup de femmes mal habillées corrompent les jeunes, et l’augmentation des relations sexuelles illicites fait augmenter le nombre des tremblements de terre ») ; maintenant cette sortie d’un national-populiste japonais, j’en passe et des meilleures ; oui, décidément, la confrérie des salauds de quelque fange religieuse que ce soit ne recule devant aucune ignominie. Leur métaphysique putride et absurde selon laquelle les actions des humains influent sur le cours de l’univers à cause de leurs offenses au Dieu créateur doit être combattue avec la plus implacable des déterminations.




1. Réacteur à eau pressurisée de dernière génération, dont la France se fait le chantre.
2. Allègre s’est illustré en 2010 par ses propos mensongers et grotesques à propos du dérèglement climatique, recueillis dans un ouvrage commercialement fort rentable, livre largement promu par les médias de masse qui, par ailleurs, systématiquement et ostensiblement, se sont toujours appliqués à ridiculiser les tenants d’une sortie raisonnée du nucléaire. En contrepoint, je recommande la lecture revigorante du livre de Sylvestre Huet, L’Imposteur, c’est lui. Réponse à Claude Allègre, Stock, 2010.
3. En France : respectivement 19 et 58.
4. On désigne ainsi un séisme de magnitude (la magnitude mesure l’énergie libérée lors d’un séisme) très élevée, et donc fort dévastateur et meurtrier s’il se produit dans une zone très peuplée (en l’occurrence la région de Tokyo, avec une urbanisation et une densité de population considérables).
5. La prévision, au sens strict du terme, des séismes n’est pas à notre portée, bien sûr. Cela dit, les modèles en sismologie prédictive ne portent pas – ils ne le peuvent pas – sur l’occurrence précisément définie d’un séisme quant à sa localisation et à sa chronologie, mais sur les probabilités de survenue dans des zones où une activité sismogène ou tsunamogénique est manifeste. C’est au moins ce qu’on peut répondre à une telle question.
6. Titre d’une chanson de Rage Against The Machine.