Révolutions, vous avez dit révolutions ? Regard sur les « révolutions du soleil »

mis en ligne le 2 juin 2011
Les origines du mouvement de protestation espagnol
Le mouvement de protestation que connaît l’Espagne depuis début mai fait suite à un « manifeste », intitulé Démocratie réelle, maintenant !, appelant « les chômeurs, les mal rémunérés, les employés en sous-traitance, les précaires, les jeunes » 1 à défiler dans les rues le 15 mai 2011 pour protester contre « les réformes antisociales », le chômage, les gros problèmes de logement, les lois liberticides, la corruption des classes dirigeantes économico-politiques et « les banques qui ont provoqué la crise et qui augmentent les prêts » 2. Il appelle également à réclamer un accès libre et pour tous « à la culture, à la santé, à l’éducation, à la participation à la vie politique, au libre développement personnel ainsi que le droit à la consommation des biens nécessaires pour mener une vie saine et heureuse 3 ». Dès sa publication, ce manifeste a reçu un engouement considérable et fut ratifié par plusieurs dizaines de groupes et associations dans les semaines qui suivirent sa publication. En outre, il a également suscité, indirectement, d’autres initiatives qui se sont greffés autour de lui, avec des mots d’ordre quelque peu différents.
C’est le cas, par exemple, avec le manifeste intitulé Ne vote pas pour eux dénonçant une « corruption dans les fondements même du système 4 », l’absence du reflet de la diversité idéologique et politique au sein des instances décisionnaires (et, notamment, au parlement), la soumission des dirigeants politiques à des lobbies économiques, et la transformation de ce qui devrait être une démocratie en une « partitocratie ». En conclusion, ce manifeste appelle les citoyens espagnols à ne pas voter pour les candidats des grands partis traditionnels lors des élections municipales et régionales, le 22 mai 2011. Il n’appelle pas formellement à l’abstention, mais plutôt au vote en faveur des « petites listes » de gauche.
Autre mouvement à l’origine des événements de ces derniers jours, celui de la « Jeunesse sans future », rassemblant des étudiants – essentiellement madrilènes – dénonçant les réformes du travail et des retraites, les logiques de privatisation de l’enseignement public et, plus généralement, l’absence de perspectives d’avenir. Leur mot d’ordre est, en cela, plus qu’explicite : « Sans maison, sans travail, sans pension, sans peur. »
Enfin, autre acteur également important, le mouvement dit « état du mal-être » qui vise à manifester, par des actions pacifiques, le mal-être de la société espagnole et de ses principaux maux : corruption politique, crise économique, absence d’avenir, etc. La plupart des actions organisées dans ce cadre relèvent soit du purement symbolique soit de la créativité, voire de l’art (théâtre de rue). Le but est, chaque semaine, d’investir un lieu public – généralement une place – et de manifester, par des activités absolument pacifiques, le mal-être social et politique de l’Espagne.
En l’espace de quelques jours, donc, ce qui n’était qu’un simple manifeste pour une « démocratie réelle » a su réveiller toutes les dignes rages qui « sommeillaient » dans les cœurs et les esprits du peuple espagnol. Le 15 mai, l’ensemble de ces initiatives convergent et se retrouvent dans la rue, même si la plupart d’entre elles n’avaient pas officiellement appelé à se rendre à cette manifestation organisée par le collectif « Démocratie réelle, maintenant ! ».

De la manifestation du 15 mai aux occupations
Le 15 mai, la manifestation tant attendue n’est pas, numériquement parlant, un énorme succès. Des gens d’horizons très divers sont présents, mais, globalement, le nombre de manifestants n’a rien d’extraordinaire. Néanmoins, à Madrid, malgré cette mobilisation de petite ampleur, environ 150 manifestants décident, en fin de manifestation, d’installer un campement sur la place Puerta del Sol et de l’occuper jusqu’aux élections du 22 mai, un peu à l’image de l’occupation de la grande place du Caire, lors de la révolution égyptienne du début de l’année. Dans la nuit du lundi au mardi, les occupants – qui se sont baptisés les « indignés » – sont expulsés avec brutalité par la police. Mais cette expulsion met « le feu aux poudres ». Le soir même, en soutien avec les occupants et contre cette éviction brutale, des milliers de personnes sortent dans les rues de la capitale et convergent vers la Puerta del Sol. On en compte alors entre 5 000 et 10 000 ! En outre, le mouvement essaime un peu partout dans le pays et des occupations de places centrales apparaissent dans d’autres villes (Barcelone, Grenade, Séville, Saragosse, Valence, etc.).
Le mercredi – le 18 mai – le gouvernement de Madrid décide d’interdire le rassemblement du soir à Puerta del Sol, estimant qu’il met en péril le système démocratique. Mais, de son côté, le campement décide de rester et de passer outre l’interdiction officielle. Le soir, plusieurs milliers de personnes se réunissent à nouveau sur la place centrale de la capitale. Dans les autres villes, les rassemblements nocturnes se gonflent également. Le samedi 21 mai, selon Le Post, 70 villes espagnoles étaient le théâtre d’occupations massives 5.
Le jeudi, le vendredi et le samedi soirs suivants, les places des villes sont encore occupées et la police ne charge toujours pas. Mieux encore, les autorités auraient eu pour consigne de ne faire évacuer la place qu’en cas d’incidents majeurs. Arrivé au dimanche 22 mai, les élections marquent une chute considérable des voix en faveur du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE, au pouvoir) au profit des candidats de droite du Parti populaire. Beaucoup voient dans ces résultats la manifestation d’une sanction de la politique d’austérité menée par le gouvernement « socialiste » actuel. Les indignés madrilènes, quant à eux, ont collectivement décidé de reconduire l’occupation de la Puerta del Sol pour encore au moins une semaine. Mais, dès le vendredi 27 mai, la répression pointe le bout de son sale nez. À Barcelone, le campement de la Place de Catalogne est évacué par la police avec une brutalité qui, aujourd’hui, ne nous étonne même plus. La raison officielle ? L’approche des « festivités » liées à une potentielle victoire du FC Barca, le samedi 28 mai, dans le cadre de la Ligue des champions de foot. À Madrid, le ministre de l'Intérieur, Alfredo Perez Rubalcaba, a déclaré étudier une évacutation de la Puerta del Sol, notamment à la demande des autorités de la région. Bref, à ce train-là, il se pourrait bien que le mouvement espagnol ne connaisse pas les premiers jours de juin…
En attendant, expulsion ou pas, les campements s’organisent, se transforment en petits « villages » et grouillent d’activité : assemblées pour décider des suites à donner au mouvement, ateliers, cuisine, distributions de nourriture, potager urbain, concerts, etc. Ensemble, tous ces individus se réapproprient et redeviennent, à la petite échelle de cette grande place, acteurs de leurs propres vies.

En France, la « Hessel revolution »
Relié via Internet – principalement sur Facebook et Twitter –, ce mouvement de protestation de grande ampleur a rapidement touché d’autres pays, dont la France. Le collectif « Réelle démocratie, maintenant ! » – dont les membres ou sympathisants se font eux aussi appelé les Indignés – ont appelé à occuper, le vendredi 20 mai, la place de la Bastille à Paris et d’autres lieux partout en France. Le jour J, environ 300 personnes étaient réunies à Paname avec des mots d’ordre rappelant ceux du mouvement espagnol – « Démocratie réelle », « Prenez la rue », « Le capitalisme n’a plus d’avenir » –, et faisant, là aussi, écho à une fraîche actualité éditoriale : « Indignez-vous ! ». Et, en effet, comme en Espagne, nombreux sont aussi les présents à se revendiquer de « l’esprit » du livret du même nom écrit par Stéphane Hessel.
Les revendications de ces indignés français se veulent à la fois ancrées dans la solidarité internationale – à travers le soutien au mouvement espagnol – et la réalité politique et économique française, bien que le tout reste, somme toute, très vague. Un des membres du collectif, interviewé par Rue89, disait : « Nous sommes tous touchés par la précarité, les étudiants comme les jeunes salariés. Nous étouffons tous dans des pays contrôlés par des oligarchies, de vieilles élites qui virent xénophobes. » 6
La mobilisation en France semble, à l’image de l’Espagne, se répandre dans tout le pays. Lundi 23 mai, des campements et des rassemblements sont annoncés à Perpignan, Lyon, Strasbourg, Nancy, Reims, Lille, Grenoble, Montpellier, Nantes et Toulouse. Néanmoins, à l’heure qu’il est, ces premiers appels restent encore bien moins suivis qu’en terre ibérique… Mercredi soir à Bastille, le mouvement ne rassemblait pas plus de 150 personnes…

De réelles perspectives révolutionnaires ?
Très médiatique, inscrit – volontairement ou non – dans le climat des révolutions arabes (bien qu’il ne vise absolument pas à la chute du gouvernement), quelles perspectives s’offrent à ce mouvement de protestation venu d’Espagne ? Quel regard libertaire peut-on porter dessus ?
Tout d’abord, il ne s’agit absolument pas, au départ et pour le moment, d’un mouvement de transformation sociale radicale, mais simplement d’un combat social-démocrate qui ne vise pas à rompre avec le système actuel, mais à le changer. Les manifestes qui en sont à l’origine ne s’inscrivent pas dans une dynamique, ni même un esprit, révolutionnaire. Si la critique portée au système politique remet en cause la corruption des sphères dirigeantes, elle ne porte, en revanche, aucune critique du système parlementaire. Les manifestes et leurs hérauts ne réclament pas la démocratie directe, tout juste une démocratie participative, une démocratie dans laquelle les citoyens seraient davantage écoutés, notamment en mettant un terme au bipartisme en prenant en compte et en faisant valoir les autres forces – les minorités – de l’échiquier politique. Autrement dit, ce sont davantage les dysfonctionnements des organismes à l’origine de ces problèmes qui sont visés par ce mouvement que les organismes eux-mêmes. De fait, il n’y a donc aucune remise en cause de l’état et de l’idée d’une société dans laquelle les individus n’ont pas la possibilité de participer eux-mêmes, directement, aux prises des décisions les concernant. Il n’y a pas, non plus, de volonté d’instaurer un vrai système de contrôle et de révocabilité permanente des représentants. Au fond, donc, il n’y pas de vraie critique du pouvoir institutionnalisé, tout juste de ses dérives (corruption, bipartisme, etc.).
Et c’est bien cette absence de critique qui pourrait conduire ce mouvement dans une impasse, car, dès le départ, il se construit sur une contradiction : celle de réclamer une démocratie réelle sans contester l’appareil d’état, instance oligarchique par essence qui, de par son existence même, empêche les citoyens de participer directement – donc réellement – aux prises de décisions.
En outre, ce mouvement ne saurait avoir d’avenir s’il ne cherche pas à établir des liens solides avec le mouvement social et ses organisations de lutte, les syndicats. Il semble n’y avoir, à l’heure qu’il est, aucune dimension classiste dans cet élan de protestation qui se revendique avant tout « citoyen » et « éthique ». Au contraire, dès le départ, les manifestes déclaraient vouloir bâtir un mouvement large à l’aide d’une plate-forme de revendications vagues, réformistes, susceptibles de séduire autant les « progressistes » que les « conservateurs » 7. Et cette ambition de ratisser large et un peu partout – à partir de réclamations imprécises – implique nécessairement l’absence de volonté de construire quelque chose de nouveau, en rupture avec les logiques mêmes du système capitaliste et de la démocratie parlementaire. Bien que je ne sache pas vraiment qui se cachent derrière les « conservateurs » mentionnés dans le manifeste, il me paraît en effet impossible de mettre en place de vrais changements en avançant main dans la main avec ces gens-là.
Enfin, bien que plutôt massif, ce mouvement ne semble pas, du moins pour l’instant,
offensif, ni même vraiment résistant. La plupart de ses faits d’armes ne relèvent que de logiques spectaculaires, sans aucune portée et impact réels sur le cours des événements. S’ils ne sont évidemment pas condamnables, l’on peut tout de même regretter qu’ils semblent vouloir se suffire à eux-mêmes.

L’auto-organisation en route ?
Pour autant, je pense qu’il y a aussi du bon dans ce mouvement, et que les anarchistes n’ont pas à le délaisser en prenant comme prétextes les critiques que j’ai avancées ci-dessus. En effet, ce mouvement traduit tout de même, fondamentalement, une crise du modèle des systèmes démocratiques européens : de plus en plus de gens semblent ne plus avoir aucune confiance dans le jeu des élections. Même si le parlementarisme n’est pas dénoncé par ce mouvement, il n’en reste pas moins que ces personnes mobilisées aspirent à vouloir participer aux prises de décisions qui les concernent, à vouloir prendre davantage en main leur existence. Et cette volonté semble se traduire par des actes au sein des campements. Je ne suis pas en Espagne à l’heure où je rédige ces quelques lignes, mais il semblerait en effet qu’une véritable démocratie directe se soit instaurée dans les campements autour d’assemblées générales souveraines. Si tel est le cas, il est intéressant – et agréablement surprenant – de voir que des revendications molles et réformistes accouchent, dans la pratique de la lutte, à la mise en place d’un système radicalement différent de ce qui est revendiqué dans les manifestes. Et il ne fait aucun doute que s’il y a, dans ce mouvement, de l’espoir, c’est bien dans ces campements où s’épanouit une telle expérience d’auto-organisation, loin des récupérations des partis politiques.
Ne serait-ce qu’en cela, ce mouvement est encourageant et porteur d’espoir, et notamment pour les idées et les pratiques libertaires qui sont, entre autre, basées sur ces aspirations. Et c’est pourquoi, à mon sens, les anarchistes ont toute leur place dans ce mouvement. Les gens ne seront peut-être jamais autant ouverts à la discussion autour de ces problématiques que maintenant. Et, dans cette histoire, nous, les anarchistes avons plus d’une bille à apporter.



1. Manifeste « Democracia real, ya ! ».
2. Idem.
3. Idem.
4. Manifeste « No les votes ».
5. Le Post, 21 mai 2011.
6. « La French revolution qui vient d’Espagne », sur Rue89, édition du 21 mai 2011.
7. Manifeste « Democracia real, ya ! ».