Les chiens de garde

mis en ligne le 10 juin 1982
Rappelez-vous, ce n'est pas si vieux, de 1978 au 10 mai 1981, les communistes ne manquaient pas une occasion de dénoncer et d'invectiver le traître socialiste. Virage à droite, futur gestionnaire de la crise, ambition effrénée, volonté hégémonique... les critiques succédaient aux insultes et les insultes aux critiques. Un véritable pilonnage. L'attaque en règle d'un ex-allié devenu par trop menaçant dans la course aux suffrages du « peuple de gauche ». La guerre, donc.
Et puis, brusquement, au soir du 10 mai, changement de tactique, retournement complet de stratégie. Les communistes rangeaient les critiques au placard et humblement, imploraient l'adversaire de la veille pour participer avec lui et sur la base de sa politique au gouvernement du pays. Bref, dans le genre virage à 180 degrés, il était difficile de faire mieux ! Bien évidemment, pour justifier ce changement de ligne, les communistes avançaient un certain nombre d'arguments. Tout d'abord, ils s'affirmaient respectueux du choix du suffrage universel en faveur du Parti Socialiste. Dans ces conditions, il leur semblait tout naturel de soutenir le programme de Mitterrand. Ensuite, ils faisaient ressortir qu'ils avaient participé de manière décisive à la victoire en appelant à voter Mitterrand au deuxième tour des présidentielles et pour le candidat de gauche le mieux placé au deuxième tour des législatives. Enfin, ils expliquaient à qui voulaient les entendre que la présence des ministres communistes au gouvernement constituait l'assurance d'une mise en œuvre effective du changement. Les ministres communistes, disaient-ils, seront sérieux, travailleurs, loyaux, solidaires et ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour que les réformes aillent le plus loin possible.
On s'en doute, les véritables raisons du retournement de veste opéré par le PCF étaient ailleurs. Trois années de sectarisme à tous vents avaient conduit à l'échec de Marchais aux présidentielles et à un recul en forme de déroute aux législatives. Poursuivre dans cette voie eût donc été suicidaire. L'électorat de gauche aurait à la première occasion refusé de manière encore plus criante ses suffrages au PCF.
Dans ces conditions, le Parti communiste n'avait guère le choix. Il lui fallait coller au plus près aux aspirations « unitaires » de l'électorat et donc accrocher les wagons de sa survie politique à la locomotive rose. Là est l'explication du virage. Et puis, participer un temps au gouvernement, ce n'était pas seulement redorer un blason unitaire passablement terni par trois ans de comportement sectaire. C'était aussi l'occasion d'accéder à une certaine crédibilité. Des ministres communistes loyaux, sérieux, travailleurs, et chevauchant à perdre haleine le fier et noble alezan du soutien critique, ça ne pouvait que se révéler payant pour l'avenir. Unitaires mais critiques, cela permettait de se démarquer des socialistes embourbés dans la gestion de la crise. C'était tout à la fois profiter au maximum du présent et poser des jalons pour le futur. Un futur en forme de rupture, bien entendu. Un futur à l'odeur forte d'un rééquilibrage de la gauche au profit du PCF. Et, en attendant, il n'était pas interdit d'investir au maximum, en catimini, bien sûr, les espaces du pouvoir. Noyautons, noyautons, se disent depuis des lustres les docteurs ès dialectique du PCF, il en restera bien quelque chose.
Aujourd'hui, un an après ce virage stratégique, un an après que les socialistes aient consenti à ce que les communistes participent au gouvernement, qu'en est-il exactement de cette loyauté critique, de l'image de marque que l'on se proposait d'imposer et des jalons qui devaient être posés pour l'avenir ? En d'autres termes, depuis un an, le PCF et les ministres communistes ont-ils ou non réussi à tirer leur épingle du jeu réformiste ?
Pour ce qui concerne la loyauté, nul ne le conteste, les communistes et surtout leurs quatre ministres, ont été parfaits. Pendant un an, ils n'ont pas arrêté d'avaler des couleuvres grosses comme des boas, et ce sans broncher. Simple affaire d'éducation, diront les mauvaises langues ! Après tout, être communiste, n'est-ce pas avant tout être apte à ce genre d'exercice ?
Quoi qu'il en soit, pour ce qui est d'avoir pesé sur le changement, sa profondeur et sa vitesse, les communistes sont passés complètement à côté de la plaque. La seule fois où ils ont fait preuve d'un peu de fermeté, c'est quand ils se sont abstenus lors du vote au Parlement sur la réforme de l'audiovisuel. Et il faut voir sur quelle base !
Bref, ils ont soutenu, soutenu et soutenu encore, et de ce fait le soutien critique qu'ils s'étaient proposés de mettre en œuvre s'est trouvé réduit à une simple caution de la politique socialiste du changement dans la continuité. L'échec, donc !
L'échec également pour ce qui est de se refaire une virginité dans l'opinion publique. Certes, les ministres communistes sont unanimement salués (sauf par ceux qui pensaient naïvement que la victoire de la gauche allait se traduire par un changement réel), comme des gens sérieux, travailleurs, compétents, capables de prendre des mesures impopulaires... mais il n'empêche que la méfiance demeure. Un ministre communiste pour l'homme de la rue, même si c'est gentil, bien élevé, mesuré, pas un mot plus haut que l'autre, bonjour madame, mais bien sûr monsieur le Président, camarades il faut comprendre les difficultés du gouvernement et du patronat... c'est toujours du genre trop poli pour être honnête. C'est ainsi, des décennies de présence communiste dans les mairies ou les conseils généraux ont appris au Français moyen à se méfier de leur « manie » de noyautage tous azimuts.
L'échec, enfin, dans le noyautage des différents ministères, administrations et secteurs d'activités dominés par les communistes ! Certes s'il y a eu échec en la matière, ce ne fut pas par manque d'efforts et de manœuvres en tous genres. Le « camarade » Fiterman, par exemple, notre ministre des Transports qui a rang de ministre d'État, s'est notamment entouré d'un cabinet composé exclusivement de communistes. Et il s'est adjoint une trentaine de collaborateurs officieux également tous communistes, certains venant d'autres ministères et étant rémunérés par leurs corps d'origine, d'autres venant directement de la place du Colonel-Fabien et étant payés sur les fonds secrets du ministère. C'est également la nomination de Pierre Perrod à la direction des transports terrestres, ce dernier recrutant lui-même ses collaborateurs sur la base de leur appartenance au PCF. Et c'est la nomination de Claude Ouin comme président directeur général de la RATP. Ce sont les rapports « fraternels » avec la seule CGT et les coups de griffes aux autres syndicats. C'est tout un tas de pratiques du même ordre ! Et pourtant, toutes ces magouilles ne se sont pas révélées très payantes. Chaque mouvement de personnel dans les ministères tenus par les communistes est scruté à la loupe à Matignon et à l'Élysée. Le directeur de la SNCF, par exemple, André Chadeau, a été imposé par Matignon. A la RATP, Claude Ouin a été flanqué d'un directeur général socialisant, et Pierre Perrod mis à part, tous les autres directeurs du ministère ne sont pas communistes (soit 14 sur 15). La commission Kahn chargée de préparer le projet de loi d'orientation des transports a été soigneusement truffée de socialistes. Bref, la méfiance des socialistes est systématique et réduit le noyautage à peu de choses.
Au bout du compte, on le voit, la participation des communistes au gouvernement n'aura pas été très payante. Ils n'ont pas réussi à peser sur le changement. Ils n'ont pas réussi à passer pour des gestionnaires loyaux et dépourvus d'arrière-pensées. Ils n'ont pas réussi à noyauter les espaces de pouvoir qui leur étaient impartis. Les électeurs continuent à les bouder (cf. les résultats des dernières cantonales) et les militants un peu saignants leur reprochent leur inefficacité. En d'autres termes, l'opération cheval de Troie aura été un échec complet. Les seuls à avoir profité de la présence communiste au gouvernement auront donc été les socialistes. Sans pratiquement de contreparties, ils ont exploité à fond le filon du soutien. Ils ont fait jouer aux communistes et à tous ceux qui sont dans leur sphère d'influence (CGT...) le rôle de chiens de garde de la paix sociale et nul doute que ce n'est qu'un début.
Les communistes, en effet, sont complètement coincés dans le cadre de la stratégie qu'ils ont adoptée. S'ils veulent limiter la casse de leur perte d'influence au niveau électoral (les municipales approchent et chacun sait que le PCF a construit en grande partie son empire sur les municipalités qu'il contrôle et qu'il est vital pour lui de s'y maintenir), ils sont condamnés à continuer à jouer le jeu du soutien. Un soutien quasi inconditionnel. Un soutien qui, dans la mesure où il a complètement évacué la critique, les coupe d'une base militante qui ne cesse de renâcler. Un soutien qui n'est nullement payant dans la mesure où il ne contrebalance ni l'attirance de l'électeur pour un PS dominateur ni les effets « dévastateurs » du soutien communiste à la dictature politico-militaire polonaise. Dur !
Les communistes vont donc continuer quelque temps encore à jouer les chiens de garde du capital. Ils en ont l'habitude. À la Libération, le camarade Thorez disait déjà que « la grève était l'arme des trusts ». La seule différence avec le passé, c'est qu'aujourd'hui ils font ce sale boulot pour quelques os et qu'ils n'en retirent et n'en retireront aucun profit. C'est une différence de taille et nous n'aurons de cesse qu'elle s'amplifie car il faut le savoir, pour que nous puissions un jour matérialiser l'espoir dont nous sommes porteurs, il nous faudra passer sur le cadavre du capital et de l'État et sur celui du PS et du PCF. Dans ces conditions, plus les canines du chien de garde seront émoussées, plus la tâche sera aisée.

Hervé-Claude Lapidaire