Halte à la mendicité

mis en ligne le 1 mai 1958
La mendicité est interdite. Formellement interdite.
C’est une loi !
Mais pas pour tous. Si elle est prohibée pour quelques déshérités bancals et aveugles ; proscrite à quelques débrouillards à la sauvette ; elle n’en est pas pour cela exclue de la sociologie de ceux qui l’interdisent.
La pourriture étatique, ostensiblement, ostentatoirement presque, chaque jour, tolère, encourage, patronne, tel émetteur de radio, tel comité ou syndicat, tel organisme philanthropique, tel quotidien, à quêter, à mettre en loterie, à souscrire, en un mot à mendier au profit d’appareils chirurgicaux, de l’enfance malheureuse, de nouveaux sanatoria, de maisons de retraite, de repos ou de rééducation… Et c’est pour des petits lits aux teintes douces, et c’est… pour des cœurs ouverts, et c’est pour des enfants bleus, le cancer, la lèpre, les sinistrés du Queyras, de la mine et des océans ; et on souscrit par-ci, et nous donnons par-là !
C’est effarant, effarant !
… Et ça n’a pas de fin, tout comme l’injustice humaine… Oh ! je ne m’élève pas contre les sentiments charitables de certains ni même ne m’insurge contre les appétits publicitaires d’autres… Non ! Puisque l’action même d’essayer, par quelque moyen que ce soit, de soulager la misère sui generis d’un peuple qui se veut de ne pas se reconnaître sous-développé est louable et méritoire.
Oui ! mais notre cher Etat, lui, notre IVe Merdier, nos oligarchiques représentants à la petite semaine, que font-ils pour endiguer ces maladies congénitales de la sueur, du sang et de la terre ?
Rien !
Trois fois rien !
Zéro !
Eux, les grassement payés (ils auraient tort d’en faire autrement puisqu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même), ils se contentent de jouer les grands prestidigitateurs sur les tréteaux du Palais-Bourbon !
« Voyez cette caisse, messieurs, dames !
et que je la remplis…
un coup de baguette…
Coucou ! plus rien, rien que du vide… »
Et on recommence, dix fois, mille fois… et envoyez encore, citoyens, de vos bons francs de Français moyens.
Magiciens de foire ? Peut-être… mais le peuple n’est jamais las, toujours il applaudit. Car sous les tréteaux, il y a le gouffre noir qui puise, épuise, mais qui, pour un temps encore, permet de faire tourner la machine ;
Le budget de l’Armement.
Gigantesque sangsue boursouflée de sang et de larmes qui se gonfle, se gonflera jusqu’au jour où dans une exhalaison de soufre et d’encens pourris, dans des apocalypses en courts-métrages, elle nous emportera tous… Eux, nous, tondeurs et tondus, à tous les feux du diable.
Mais nous, les peuples, les hommes, êtres de toutes religions, de toutes conceptions, ne comprendrons-nous jamais où nous mènent tous ces fous du Pouvoir et de la Guerre ?
N’en est-il pas assez de ces aumônes barbares faites aux « économiquement faibles » ?
De ces retraites dérisoires ?
De ces rentes ridicules ?
N’en est-il pas assez de pouilleries, de maisons craquelantes, de foyers de faim, d’hôpitaux sans bloc-opératoire, de bloc-opératoires sans budget ?
N’en est-il pas assez d’enfants à la mort, de vieillards déjetés, pour que bêtement continuent à flotter des bannières aux ventx des prestiges de clairons ?
Par pitié ! rangeons nos gris-gris.
Messieurs nos Dirigeants, Ô vous, qui tant parlez de cette France si belle, de cette France berceau de la Liberté, havre de la charité, faites donc qu’ « Elle » soit le premier pays du monde à pourfendre la « Sangsue »…, même si notre pays doit être le seul, seul comme l’était Zarathoustra s’avançant face aux hommes des Cités…
Pour une fois, une seule petite fois, légiférez que ce budget devienne celui de la « Condition humaine ». Intrinsèque. Sans hypocrisie.
Et, si parfois quelques chômeurs du drapeau en mal de batailles, quelques marchands de trucs à désintégrer le bonhomme, à vous, viennent se plaindre… Soyez bons et généreux ! Donnez-leur la Radio, la Presse, les produits détersifs, les tombolas, et, pour leur complaire ajoutez-y troncs et sébiles, et… qu’ils aillent ! qu’ils courent, de porte en porte, à leur tour, quémander, prier, supplier, un petit bombardier par-ci, un petit bataillon par-là…
Qu’ils aillent…
Le cœur humain, le grand cœur humain de la France, des masses d’hommes, en cet instant-là, j’en suis certain, ne pourra que leur donner… un grand coup de pied au cul…

Jean Emery