Coluche raconte…

mis en ligne le 22 janvier 1981
Coluche — « Fédération Anarchiste »… Je croyais qu'anarchiste et groupes, c'était plutôt incompatible ! J'avais compris ça, moi. M'enfin, tu sais, j'avais cru aussi que liberté, c'était absolu, alors… J'ai peur des mots qui transportent une idée aussi définie ; on m'a souvent demandé si j'étais anarchiste et j'ai toujours répondu que non, parce que j'ai l'impresseion que c'est un nom de groupe, justement. Je côtoie des gens qui sont dans le même cas que moi, et c'est comme ça qu'on fait des groupes, des petits groupes d'amis, comme ça ; c'est une espèce de petite société au milieu d'une grande… Quant à être anarchiste « de métier », si je puis dire, c'est-à-dire par vocation, je ne sais pas ce que ça veut dire. Alors, qu'est-ce qui vous intéresse ?

Le Monde libertaire — Nous sommes abstentionnistes par définition…

Coluche — … Oui, moi aussi. Ben, c'est une bonne idée de se compter, quant même, ou du moins de participer à ce que l'aura des hommes politiques tombe par terre, je crois que c'est notre fonction.

ML — … et traditionnelement notre position est celle du boycottage.

Coluche — C'est comme si je picolais, et que je ne me compte pas parmi les alcooliques. Le jour où il y aura une loi contre les alcooliques, j'ai beau ne pas être justiciable à cause de ce que je bois, je me mettrai quand même en action avec eux pour les défendre, par affinité !

ML — Le problème est de savoir si, de l'intérieur, on peut mieux démystifier le suffrage universel et l'électoralisme ?

Coluche — Pour l'instant, on ne peut faire mieux que ce que je fais ! J'ai simplement pensé que si je me présentais, avec la position que j'avais dans la société française en tant que rigolard extrêmement grossier, on allait sûrement ramasser un paquet de voix ! Je m'étais pas gourré là-dessus. Il y a longtemps que j'y pensais, de me présentaer pour leur foutre au cul, je savais que c'était possible ; je crois qu'il faut essayer de le faire. Maintenant, moi je me pose la question que vous vous posez, parce que moi, je suis un individu tout seul et je considère que les autres sont dans le même cas que moi. À travers un canard, vous parlez à des gens, si vous décidez de les mobiliser pour voter pour moi, j'approuve pas qu'ils vont le faire et, individuellement, si vous leur dites le contraire, peut-être ils vont le faire quand même… Je vois pas bien où va la discussion. Mais comme on a rien d'autre actuellement sous la main pour démystifier la politique – et puis la politique, on en consomme énormément, en dehors de toute idée générale d'anarchie ou pas anarchie ! On est consommateur de politique, et ça, on en est sûr ; et plus on est marginal et plus on est consommateur, car, à partir du moment où on s'écarte soi-même du centre, c'est-à-dire des combines, on a d'autant plus les inconvénients du consommateur. Aujourd'hui, je suis le candidat du Syndicat de la magistrature, des homosexuels, des petits commerçants du Cidunati (donc qui sont d'une autre tendance intellectuelle que les autres), je suis le candidat de... je ne sais pas quoi, moi, de la Défense de la bicyclette, des objecteurs de conscience, des soldats appelés... Qu' est-ce que vous voulez que je fasse ? je peux pas vous dire que je vais prendre les anarchistes et enlever le Cidunati, par exemple !

ML — C'est justement parce que les anarchistes ne veulent pas être représentés par un individu simplement...

Coluche - De toute façon, moi je ne les représenterai pas !

ML — ... qu'ils remettent en cause le suffrage universel,

Coluche — Ouais, mais ça c'est des idées politiques utopistes, hein... je m'excuse, mais je n'ai pas l'impression qu'à l'époque où on vit... Tu vois, ça me fait penser aux mecs qu'ont des idées sur le cul ; on a des pratiques de cul qui sont à ras-de-terre, on a des idées qui sont au-dessus de notre tête, et justement notre cul, il est entre les deux. Tu vois... Alors, à mon avis, tant qu'on aura pas les idées là où on a le cul, eh bon on fera pas un pas sur le cul. Alors, c'est bien que l'anarchie ça soit au-dessus de notre tête, mais nous, on a les pieds par terre donc il y a une contradiction, si tu veux, dans leur vie, qui les aident à vivre et c'est bien mignon, mais c'est tout... Moi, je prétends rien faire, j'ai pas de programme, j'ai pas d'intentions, j'ai pas l'intention d'avoir quoi que ce soit comme poste dans le gouvernement à venir ou n'importe quoi, tu vois, je le fais vraiment pour rien, donc, à partir de ça, celui qui est d'accord avec moi, ça tombe bien, tant mieux, celui qui n'est pas d'accord, tant mieux... Moi, tu sais...

ML — Est-ce que tu appellerais à voter contre Giscard, par exemple ? Aucune consigne, dans un sens ou dans l'autre ?

Coluche — Non, jamais, non... (s'adresse à son secrétaire qui lui présente la presse du jour et, ravi de ne pas figurer dans le sondage du Figaro :) y'a pas le mien ? C'est ça qui est formidable ! Ils font des sondages sérieux, et j'y suis pas. « Giscard 46 et Mitterrand 54 », c'est ça qu'ils voulaient mettre. II y a des mecs qu'ont 0,5, et moi j'y suis pas. C’est super, c'est ça que je préfère. Tu vois, c'est pas compliqué, la politique, t'as qu'à laisser faire les adversaires. Tu te présentes, et puis c'est ceux qui ont le pouvoir qui font des conneries, tu vois ? Pour l'instant, j'ai rien fait, à part répondre aux mecs qui viennent me voir et qu'ont un journal, et qui me demandent ce que j'en pense et à qui je réponds que j'en pense rien, que je m'en fous. Voilà tout ce que je fais. (À son secrétaire :) Coluche, en page 2, c'est qui ? (Nom du journaliste), encore ? Je l'ai bien gaulé, lui, hein ? J'ai été me le faire, (nom du même journaliste) ! « … 16,1 % des Français ont très envie de lui donner leur voix... » . Enfin, qu'est-ce que tu veux, ça les distrait, ça fait vendre le canard ! Ça, c'est une pub. Sondage... Coluche... Page 4... Alors, il faut regarder la fin, tu vois, c'est ça qui compte. Il faut savoir où le mec a peur ! Alors, où il est cet article ? Ah ! c'est très bien ! Ah ! il y en a d'autres, là. Moi je dois dire que rien que pour avoir foutu la trouille aux hommes politiques de métier, je considère que j'ai pas perdu mon temps à parler aux journalistes à qui, en fait, je n'avais rien à dire. Moi je pensais que j'avais 2 %. Je m’étais dit : bon, des mecs qui vont en avoir plein le cul, tout ça, moi je te dis, ça va faire 2 %. Je sais pas à combien on en est. Il y a deux intérêts : il y a les petits journaux, comme ça, qui ont intérêt à mettre un sondage élevé pour faire du bruit, et il y a les journaux de gouvernement qui ont intérêt à faire le contraire.

ML — Est-ce que dans tes chiffres il n'y a que des gens qui remettent le système en cause ou des gens qui, ponctuellement, sont lassés ?

Coluche — Mais pourquoi voudrais-tu qu'ils remettent le système en cause ? C'est pas leur métier ! C'est pas leur boulot ! Les mecs, ils savent même pas ! Moi, quand on me demande ce qu'il faudrait qui change, je te réponds que j'en sais rien !

M.L — Les gens qui n'ont jamais voté, au moins par désintéressement, vont, cette fois, voter pour toi ?

Coluche - Mais bien sûr ! Moi, je le ferais, moi ! Si tu te présentais en disant « J'encule tout le monde », je voterais pour toi ! Et pourtant, j'ai jamais voté ! Un truc plus compliqué : on me dirait « Le jour des élections, allez à la pêche, achetez une gaule, retrouvez-vous au bord de la Marne, on va faire une manif de pêcheurs, le jour des élections ! », j'irais, moi !

ML — C'est intéressant, ça, parce qu'on a l'intention de faire, le jour des élections, une grande fête abstentionniste !

Coluche — Il faut faire une fête abstentionniste où on va d'abord voter pour Coluche et où, après, on se bourre la gueule ! Oui mon vieux, c'est ça qui est bien. Voter Coluche et être abstentionniste, c'est pareil. Ta fête abstentionniste, elle va passer pour un con, avec mon vote, parce que, évidemment, il va y avoir plein de gens, ils veulent voter pour moi, c'est sûr. Alors, t'auras l'air futé ! Si tu fais une fête abstentionniste, t'auras l'air de vouloir me retirer des voix et de faire le jeu de la droite !

ML — On peut te retourner le compliment !

Coluche — Tu peux toujours retourner le compliment, sauf que j'ai plus d'électeurs que toi, déjà !

ML — Il y a plus d'électeurs de Coluche que d'abstentionnistes ?

Coluche — Vous pariez ? Tu prendras le poucentage d'abstentionnistes et le pourcentage des mecs qui ont voté pour moi, tu verras que t'as perdu. Si le pourcentage d'abstentionnistes est en augmentation de 12 % ces derniers mois, c'est pas de ta faute, c'est de la mienne. Faut pas déconner, non plus. Les gens qui ne vont pas voter en ont rien à foutre, parce que d'habitude il y a rien qui les amuse, mais là, c'est pas le cas ! Tu te rends pas compte ! Francis Blanche se serait présenté il y a quinze ans, t'aurais voté pour lui ! Ou... Zavatta ! T'aurais dit « Ben oui, je suis abstentionniste, mais j'y vais parce qu'il faut montrer qu'on est beaucoup. » C'est sûr, ça. Moi, je l'aurais fait en tout cas, et pourtant, je suis abstentionniste. Tu sais, pour me faire lever le cul pour aller à la mairie, faut se lever tôt ! Oui, moi je trouve que c'est rigolo. On m'aurait présenté un singe, par exemple, tu vois, j'y serais allé...

ML — Zo d'Axa, en 1898, proposait un âne…

Coluche — Ouais... le problème, c'est de savoir le bruit que ça fait, quoi. Si ça fait marrer dans ton quartier et que c'est toi qui a une histoire à raconter à tes enfants, c'est bien, mais si ça fait du bruit comme ma candidature, c'est pas mal non plus. Moi, je crois qu'il faut saisir l'occasion du fait que ça fait du bruit. Moi, je parle pas, c'est les autres qui parlent. Celui qui veut, celui qui soutient ma candidature, il le dit et il l'écrit dans un canard, et puis voilà...

ML — De « puissants analystes » prédisent que c'est une main de maître qui récupérera le truc...

Coluche — De toute façon, c'est une main de maître qui va récupérer le tout. Le problème, c'est que même si ma candidature ne sert qu'à prouver que la gauche est inefficace et qu'elle a besoin d'organisation...

ML — Tu crois que ça restait à prouver ?

Coluche — Pour l'instant, ils ne faisaient rien pour que ça change. Nous on le savait, mais pas eux ! C'est ça, le truc. C'est comme le requin est l'ami de l'homme : le requin n'attaque pas l'homme ; l'homme le sait, mais pas le requin.

ML — Où l'on s'aperçoit que le seul candidat anti-sérieux, c'est finalement le plus ambitieux ?

Coluche — Ben non, moi je n'ai pas d'ambitions, il se trouve que c'est comme ça. Moi, je te le dis, les ambitions que j'avais, c'était 2 % à la fin de la campagne, je me retrouve avec 16 % après un mois et demi. Je dis que même si ça servait qu'à ça et que même si on pouvait dire, à la fin du compte, c'est négatif, même si c'était négatif, mon action, je trouve que ça serait bien. C'est ça qui compte. Moi je fais rien. Si à la fin du compte ça ne faisait chier que les gentils et que ça arrangeait les méchants, je m'en foutrais. C'est un peu en cela que je suis anar, si tu veux.

ML — « Les gentils » ?…

Coluche — Enfin, ceux qui voudraient arranger le coup. On est bien obligé de dire que la droite et la gauche sont pas du tout de même... ont pas les mêmes intentions, quoi.

ML — Ah ?

Coluche — C'est ce qu'ils disent ! Tu peux pas dire que t'es contre ce qu'ils disent, puisqu'ils ne l'ont jamais fait. (Feuilletant un magazine...) « Ne croyez plus au Père Noël, il risquerait d'être candidat ! » Tu vois, là... « Coluche... ». Moi je ne ferai rien, surtout. Je suis sûrement le seul candidat que mes 7 % de sondages n'intéressent pas. Tous les autres, ça leur fait quelque chose, à moi, ça ne me fait rien ! J'en ai rien à foutre. Moi, je pensais 2 %, depuis un moment je me dis que ça va peut-être marcher mieux. De toute façon, côté faire chier, oui ! Moi, ça m'amuse. Je vais vous dire un truc : le journal que vous représentez, là, moi ça ne me viendra pas à l'idée de vous demander d'être pour, mais à mon avis, si vous le faites pas, vous aurez l'air con. Si jamais vous ne prenez pas parti pour le train qui est en route, si vous ne montez pas dans le train, les mecs qui lisent votre canard, ils diront ils sont bien gentils, mais quand même ils avaient pas pensé à faire ça et c'était quand même la plus belle plaisanterie. Je vais te dire, si tu ne joues pas avec cette plaisanterie-là, t'en auras pas d'autres !

ML — On te rappelle qui on est, on n'a pas de mots d'ordre de ce genre à lancer,…

Coluche — Non, mais je t'explique ! Toi, personnellement, dans ton canard, si tu dis que t'es pas pour, t'auras l'air con ! T'as beau te dire « Moi j'ai des idées différentes et j'emmerde tout le monde, j'ai le droit à la cohérence et tout », c'est pas vrai ! C'est pas vrai ! C'est cohérent, ce que tu fais, ça existe en tant que tel, et quand à la fin du compte on dira moi j'étais pas dans ce coup-là, eh bon on te dira t'as eu tort, et puis c'est tout !

ML — Dans un ML, quelqu'un t'écrit que ce n'est pas de l'intérieur qu'on bouffe le système parlementaire, mais de l'extérieur, « au mortier ».

Coluche — Ben, ça fait combien de temps qu'il fait ça ?...

ML — Oh lui, dans les cinquante années...

Coluche — Ben oui, ben les communistes aussi, ça fait cinquante ans qu'ils essaient de faire quelque chose, eux... et puis ils sont arrivés à rien. Debré, ça fait trente-deux ans qu'il fait de la politique, il a 6,5 %, moi j'en ai 16 ! Et puis moi, ça fait un mois et demi que je fais de la politique. Alors le mec, je te dis, qui prend pas ce train-là aujourd'hui, il a beau s'appuyer sur une idée qui est plus ancienne, vis-à-vis de ses lecteurs il aura l'air… il sera délogé ! Pas de problème, voilà c'est tout. C'est le problème de comprendre ce qu'il se passe là. Celui qui ne veut pas jouer à ça, à mon avis il a tort, si tu veux. On dira les anars ont bien voté Coluche, mais le journal était pas d'accord. Il aura pas l'air nul !


Propos recueillis le 15 décembre 1980 par le Comité de rédaction.