Du bois de rose à Belledoche : prostitution bellevilloise

mis en ligne le 3 novembre 2011
1649FemmesDepuis quelques années, avec une intensification apparente depuis 2008, des femmes chinoises victimes de trafic humain se prostituent quotidiennement à Paris, sur le boulevard de Belleville et dans les rues adjacentes de ce quartier populaire dominé par les commerçants et restaurants chinois. De même, il faut signaler, dans les ruelles mitoyennes, les nombreux salons de massage, de beauté, de coiffure, dont les hôtesses sont apparemment toutes chinoises… Pour la plupart sans visa de séjour, elles sont originaires du Nord-Est de la Chine ou Dongbei (« Nord-Est » en mandarin) qui regroupe les provinces du Liaoning, du Heilongjiang et du Jilin, c’est-à-dire la Mandchourie. La population mandchoue, parce qu’influencée par les voisins japonais et coréens, est considérée par la majorité han comme étrangère et non chinoise. La région compte aussi la plus forte concentration de Russes en Chine, une des nombreuses minorités reconnues par le gouvernement. Au temps de la splendeur communiste, la Mandchourie était l’un des fleurons industriels de la Chine. Elle est aujourd’hui économiquement sinistrée. La fin de la sidérurgie a laissé sur le carreau de nombreuses familles ouvrières, particulièrement des femmes d’un certain âge qui ne peuvent se reconvertir et ont, pour la plupart, un enfant à charge. Il faut rappeler la politique chinoise de limitation des naissances – un unique enfant par foyer –, très respectée au risque de représailles administratives, et la préférence culturelle accordée à l’enfant mâle sur la fille. Ces femmes en quête d’emploi, avec famille à charge, constituent un gibier facile pour les trafiquants. Selon les travailleurs sociaux du Lotus Bus de Médecins du monde, nombre de ces femmes sont arrivées en France attirées par la promesse d’un emploi bien rémunéré. Elles se sont endettées afin de s’expatrier via des réseaux mafieux, payant une somme forfaitaire (entre 7 000 et 15 000 euros), parfois munies d’un visa de tourisme ou d’affaires, dans l’espoir d’assurer à leur enfant resté au pays les repas quotidiens et le règlement des frais de scolarité puis d’études supérieures. Une fois en France, le fameux « emploi correct » que les trafiquants lui ont fait miroiter se révèle tout autre. Confrontées à l’amère réalité, ces femmes ne trouvent, au mieux, que des emplois mal rémunérés de garde d’enfants ou de couturière asservie dans un atelier de confection clandestin. Elles ne peuvent non plus vendre leur sang comme en Chine – en France, le sang ne peut être que donné. Elles sont donc souvent amenées à se prostituer, au bénéfice de leurs commanditaires. Ces prostituées d’un genre nouveau vont par deux, reconnaissables à leur âge avancé – en moyenne plus d’une quarantaine d’années –, et à ce qu’elles portent chacune un sac de plastique utilisé dans les supermarchés contenant quelques préservatifs. Selon Médecins du monde, plus de 80 % d’entre elles vivent seules, près de la moitié sont divorcées, et 90 % ont au moins un enfant en Chine âgé de moins de vingt-cinq ans 1.
En septembre 2011, déambulant simplement dans le quartier chinois de Belleville, j’ai pu en repérer plus d’une quarantaine en quelques minutes. Pour la plupart, âgées d’une cinquantaine d’années, elles étaient debout, par deux, au milieu du boulevard de Belleville, sur les trottoirs latéraux, et dans les rues adjacentes, habillées normalement, le sac plastique à la main. Chaque couple espacé de l’autre d’une vingtaine de mètres. Leur activité semble débuter dès onze heures du matin ; moment peu propice à la prostitution. Leurs tarifs étant les plus bas de Paris, leur clientèle va de pair. Ce quartier, encore très populaire, est cosmopolite. Ne disposant pas d’une infrastructure hôtelière, ces femmes suivent généralement leurs clients à leur domicile, ce qui augmente le risque de violences physiques : refus de payer, viol, coups et blessures, agressions par de petits délinquants ou d’autres prostituées défendant leur supposé territoire et les accusant de « casser » les prix en proposant des prestations trop basses. Ces Chinoises ne parlent pas bien, ou pas du tout, le français, n’ont pas d’informations sur leurs droits ni sur les risques de contagion au Sida, à l’hépatite B ou autres maladies vénériennes, alors que 70 % des femmes visitées par Médecins du monde avouent avoir été déjà confrontées à une rupture de préservatif. En situation illégale, elles n’ont pas le réflexe de se réfugier au commissariat ou d’y porter plainte contre leurs agresseurs. Pourtant, cette prostitution très visible se pratique sous les yeux de la police : lors de mon passage, un véhicule de service avec deux agents à l’intérieur était stationné sur le carrefour à la sortie du métro, au beau milieu du système. Apparemment, c’est une habitude. Ils attendaient peut-être, pour intervenir, l’arrivée d’un interprète, étant donné leur manque de connaissance du chinois, que personne ne leur reprochera. D’où, sans doute, leur immobilisation un peu vaine au milieu du carrefour…

Pierre Le Roux




1. Médecins du monde, Lotus Bus. Enquête auprès des femmes chinoises se prostituant à Paris, 2009.