À propos d’indignation en terre espagnole

mis en ligne le 22 décembre 2011
HS43EspagneLe mouvement des indignés, né le 15 mai 2011 à Madrid, a fait des émules dans le monde entier. Lui-même se revendiquait, dès ses débuts, du « printemps arabe » et, effectivement, on peut constater des points communs entre tous ces mouvements, tant en ce qui concerne leurs causes que leur fonctionnement. Par exemple, par rapport à la situation sociale en Tunisie, on pouvait voir également en Espagne un nombre très élevé de jeunes diplômés sans emploi ni perspectives à brève échéance, de précaires ou de travailleurs et retraités aux revenus modestes. La méthode pour exprimer leur mécontentement a été la même, c’est-à-dire des rassemblements et des campements à caractère pacifique sur des places ou dans des lieux symboliques : place Tarhir au Caire, ou Puerta del Sol à Madrid.
Le développement du mouvement en Espagne a ensuite emprunté une voie qui sera imitée un peu partout en Europe et ailleurs. Les indignés sont d’accord sur un certain nombre de points, à savoir un rejet des grands partis politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, ainsi que des organisations syndicales institutionnelles. La peur d’être récupérés par qui que ce soit est d’ailleurs une véritable obsession chez les indignés, même si on peut quand même affirmer qu’ils sont majoritairement de sensibilité « de gauche/écolo/libertaire » pour faire rapide. En conséquence de quoi, on constate, dans leur fonctionnement, une absence – voulue et revendiquée – de leader charismatique (ce qui perturbe les médias toujours friands de ce genre de personnages), une recherche inlassable du consensus, une tendance naturelle à l’auto-organisation pour tous les problèmes pratiques. Sur tous les campements, on a vu se créer immédiatement des commissions : action, activités, quartiers, informations, nationale, internationale, etc., ainsi que des groupes de travail : culture, éducation, politique, économie, environnement, féminisme, immigrés, social, etc.
Ce mouvement des indignés espagnols (ou mouvement du 15M) n’est pas surgi sans raison : comme dans d’autres pays, la fameuse crise provoquée par les puissances financières a fait des ravages, notamment dans le secteur immobilier qui était le pilier de l’économie espagnole. Pour mesurer l’ampleur du phénomène, il suffit de comparer les différences entre états-Unis et Espagne. Aux états-Unis, l’augmentation vertigineuse des taux d’intérêt a mis à la rue des centaines de milliers de propriétaires dont les habitations hypothéquées ont été récupérées par les banques, qui ont ainsi soldé l’emprunt des particuliers. En Espagne, c’est pire : l’emprunteur dans l’impossibilité de payer les traites de son appartement se retrouve aussi à la rue, la banque récupère aussi le logement hypothéqué, mais la dette de l’emprunteur n’est pas effacée : il reste redevable de la moitié de son emprunt (plus les intérêts évidemment !). Quand on sait que 85 % des emprunts immobiliers en Espagne sont à taux variables (20 % en France), on imagine aisément le nombre de personnes touchées par l’explosion de la bulle immobilière, et on comprend pourquoi 3 millions et demi de logements sont actuellement vides là-bas. Pour se faire une idée de la dérive immobilière il faut savoir que jusqu’en 2007 on construisait 700 000 logements par an : plus que la France, l’Allemagne et l’Italie réunies !
Ceci ajouté au taux de chômage élevé : 21 % (45 % chez les moins de 35 ans), et vous obtenez une situation dramatique dans un pays dont on vantait il y a peu le « miracle économique ». Mais comme toujours, comme partout, les miracles économiques concernent surtout une minorité : comme au loto, pour qu’il y ait quelques gros gagnants il faut une majorité de perdants. Le système capitaliste n’est pas autre chose.
Donc l’apparition du mouvement du 15M à Madrid aurait dû être prévisible. Ce qui l’était moins c’était sa proximité avec les élections municipales et régionales (une semaine après), avec comme mot d’ordre (entre autres) « Ne vote pas pour eux », c’est-à-dire ni pour le Parti socialiste ouvrier espagnol (au pouvoir à ce moment-là), ni pour le Parti populaire (opposition de droite). L’exemple des indignés de la Puerta del Sol a été immédiatement été suivi dans une centaine de villes à travers toute l’Espagne, employant pour cela les mêmes moyens que les manifestants des pays arabes (même si l’Espagne actuelle n’est pas une dictature), à savoir les réseaux sociaux sur internet (Facebook, Twitter, etc.). Le mouvement a donc été relativement spontané, décentralisé et s’est propagé rapidement. Les revendications étaient partout les mêmes :
- Pour en finir avec les privilèges politiques
- Pour le droit au logement
- Contre le chômage
- Pour une amélioration des services publics
- Pour le contrôle des banques
- Pour une réforme de la fiscalité
- Pour les libertés citoyennes
- Pour une réforme de l’éducation
- Pour la réduction des dépenses militaires
- Pour la fermeture des centrales nucléaires
- Pour la défense des immigrés
- Contre la corruption
- Pour la récupération des entreprises publiques ayant été privatisées
- Pour la récupération de la mémoire historique (guerre civile 1936-1939)
La liste est évidemment incomplète, mais a été établie en réaction aux mesures impopulaires mises en application depuis deux ans par le gouvernement socialiste de Zapatero ; notamment les coupes budgétaires et les suppressions d’emplois dans la fonction publique. Quant à l’avenir proche, il est bien sombre puisque sont annoncés le gel des retraites, la réduction des salaires des fonctionnaires de 5 %, la suppression du chèque-bébé (2 500 euros par naissance). Et en bonne nation européenne, la fameuse « règle d’or » doit être inscrite dans la Constitution espagnole et sera valable dans les dix-sept communautés autonomes.
Les indignés ont donc concocté leurs revendications souvent résumées par des formules du genre « Démocratie réelle maintenant » et des slogans (déjà entendus ailleurs et en d’autres temps) tels que « Nous voulons tout et nous le voulons maintenant ». Ils veulent « une société nouvelle qui donne la priorité à la vie plutôt qu’aux intérêts économiques et politiques », et quand ils évoquent une démocratie réelle, c’est par opposition à celle existante où la participation des citoyens est nulle et où les politiciens sont inféodés au pouvoir financier. Ils sont de plus en plus nombreux à voir que l’on n’a pas besoin d’un nouveau gouvernement, mais bien plutôt d’un modèle totalement nouveau.

Apolitiques ?
Dans un souci constant de ne pas se diviser, les indignés refusent tous les drapeaux et revendiquent leur apolitisme. Encore faut-il s’entendre sur ce terme. Ils rejettent effectivement les partis politiques, mais ont une vision politique de la société. Si certains d’entre eux, paraît-il, viennent de la droite (personnellement je n’en ai pas rencontré), un simple regard sur leur programme et sur les affiches manuscrites apposées partout au mois de mai les situent à gauche de la gauche. Certes, beaucoup n’ont pas de culture politique, mais la réalité les a rattrapés ; et la réalité c’est qu’ils n’ont pas de travail, ou alors qu’il ne correspond pas aux diplômes obtenus au cours de leurs études, et qu’avec de la chance ils toucheront 600 euros par mois, ce qui évidemment leur ôte toute possibilité de se trouver un logement. La crise immobilière s’ajoutant par-dessus cela, comme nous l’avons dit plus haut, on observe déjà une inflation : celle des squats qui sont considérés comme des actes illégaux mais légitimes. Les indignés s’investissent – souvent avec des libertaires – dans les groupes de résistance contre les expulsions de familles surendettées. Ils se retrouvent tous dans les groupes « okupas » dont nous avons déjà parlé dans Le Monde libertaire, et dans les PAH (plateformes des victimes des hypothèques) très efficaces pour empêcher ou retarder les expulsions (150 000 familles sont menacées d’expulsion). Cette lutte et ces squats ont d’ailleurs un mérite : celui de faire se rejoindre et s’apprécier de jeunes « réfractaires, rebelles ou révolutionnaires » avec des adultes et anciens que l’on pouvait cataloguer jusqu’à présent dans la « majorité silencieuse », et qui désormais s’indignent aussi. On pouvait les retrouver dans des lieux comme cet ancien hôtel Best Western au centre de Madrid, rebaptisé Hôtel des indignés. Jusqu’à ce que la police les en déloge le 5 décembre (après les promesses et les élections… la répression), il hébergeait aussi bien des sans-abri que des groupes de réflexion. Eux aussi disent : « Unis, nous dirons d’une seule voix aux politiques et aux puissances financières qu’ils servent que dorénavant c’est nous, les gens du peuple, qui déciderons de notre avenir. » L’autre mérite de ce type de luttes est d’ancrer les indignés dans le quotidien : à Barcelone, ils n’occupent plus la place de Catalogne, mais ils se sont disséminés dans vingt-trois assemblées de quartier.
On le voit donc, le mouvement des indignés n’est pas si apolitique que cela, mais il se veut indépendant des partis et des syndicats institutionnels.
Leur fonctionnement est résolument horizontal et ils ont un don certain pour l’auto-organisation. Que ce soit sur les places occupées ou dans les squats, le premier poste mis en place est celui de l’approvisionnement et de la restauration. La population des quartiers est tellement solidaire qu’il y a toujours eu surabondance de nourriture, ce qui a attiré également tous les laissés-pour-compte de la société qui viennent pour bénéficier des repas gratuits.
Pas de partis, pas de syndicats… mais le mouvement des indignés, s’il les rejette, sait parfaitement qu’il est lui-même fondamentalement politique au sens du « Tout est politique » de mai 1968. L’immense majorité des manifestants, tout en refusant les organisations politiques institutionnelles, se définissent comme progressistes (pour éviter de se dire à gauche ou plus…). Mais leur volonté de changer radicalement la société est réelle. Comment ? Là, le consensus devient difficile à obtenir.

Vers où ?
L’opposition réforme/révolution réapparaît. Cette opposition a soigneusement été gommée dès le début, par souci d’éviter tout éclatement du mouvement : par exemple les références à la guerre civile de 1936 étaient souvent évitées, ne serait-ce que pour ne pas diviser partisans du maintien de la monarchie d’avec ceux favorables à une république (on a pourtant pu voir réapparaître dans certains défilés le drapeau républicain). Les partisans d’un changement radical ne sont pas déconnectés de la réalité quotidienne et n’hésitent pas à s’investir dans les luttes quotidiennes pour résister aux injustices les plus criantes, même si ces luttes peuvent être cataloguées de « réformistes ». Toutefois, les interminables débats permettent à chacun de pouvoir s’exprimer et l’on peut voir évidemment que si certains veulent changer radicalement et définitivement la société, d’autres s’accommoderaient d’une simple amélioration de leur situation personnelle en s’imaginant que le système actuel peut évoluer favorablement. Ceci explique peut-être qu’aux élections législatives du 20 novembre, un petit parti comme IU (Gauche unie – communistes et écologistes) a recueilli 11 % des voix (alors qu’en 2008 il n’en avait que 3,8 %), et que l’abstention n’a été que de 30 %. Certaines illusions sont tenaces, toutefois les mesures d’austérité annoncées – et surtout celles qui ne le sont pas encore – vont amener de plus en plus de gens à tourner le dos à toute organisation ne remettant pas en cause fondamentalement le système capitaliste. Et à développer des structures en marge d’un État qui ne les représente pas. Si les campements sur les places ont presque tous disparu, ceux qui les composaient sont toujours là, dans les associations de voisins, les assemblées de quartiers, et aussi – il faut le dire – dans les organisations de travailleurs ouvertement révolutionnaires. C’est ainsi que l’auto-organisation de la classe ouvrière est encore à l’ordre du jour, pour résoudre les problèmes de chacun de manière collective afin de ne pas tomber dans les pièges individualistes du système capitaliste, et au contraire agir de façon solidaire car la force des travailleurs réside dans leur union au-delà des croyances et des votes. Dans cette perspective, des organisations comme la CNT et la CGT espagnole rappellent inlassablement que la base de l’économie continue d’être malgré tout le travail, et qu’on ne pourra changer la société qu’en changeant radicalement le travail et la façon de travailler, en s’organisant à l’usine, aux champs, au cœur de l’entreprise, où que ce soit. Pour les sans-emploi, dans les quartiers, bref partout dans la société, dans les athénées et les associations libres de toutes sortes.
C’est ainsi que grandira l’idée d’une société autogestionnaire. De cette forme d’organisation naîtront les structures d’une nouvelle société, une autre économie, une autre éducation, une autre consommation, un rapport différent à l’environnement, bref une autre vie.
La route semble longue et ardue, mais on voit bien la convergence des intérêts de classe. Les indignés investissent l’espace public via les assemblées de quartiers, ils rejoignent ainsi ceux qui y luttaient depuis déjà longtemps et se retrouvent sur le même terrain des luttes quotidiennes, pas toujours légales, mais tellement légitimes qu’elles conquièrent la sympathie générale. Parallèlement à cela, le combat anticapitaliste se poursuit dans les entreprises via les syndicats anarcho-syndicalistes. Qu’ils se disent révolutionnaires ou indignés, ils semblent décidés à ne plus subir, ni accepter de payer une dette qui n’est pas la leur… mais plutôt à se passer de tous les parasites au pouvoir et à s’autogouverner. Les Espagnols sont en train de basculer dans une autre époque (il n’y a pas qu’eux d’ailleurs), l’indignation et la révolte grondent, et le chapitre de la transition démocratique est en train de s’achever. Il aura duré trente-six ans comme… la dictature de Franco.