La peine de mort

mis en ligne le 1 février 1977
À la faveur de l'actualité, la peine de mort est à l'ordre du jour.
Cela donne l'occasion de se manifester à ces organes qui semblent n'avoir pas d’autres fonctions que de hurler à la mort au pied des échafauds et de réveiller chez l'homme ses instincts les plus bas et son goût du sang et de la violence.
C'est ainsi que le Parisien libéré (libéré de quoi ?) s’indigne que la grâce présidentielle ait soustrait deux meurtriers à la guillotine, deux gitans de surcroît et, de plus, auteurs d'un crime crapuleux.
Pas de circonstances atténuantes, comme le proclament d'honnêtes citoyens, confortablement calés dans leurs fauteuils et délibérant de la vie ou de la mort d'un homme.
Cependant, le susdit Parisien libéré est beaucoup moins tapageur au sujet d'un autre meurtre, celui du député de Broglie.
Ici il n'y a pas de blagues à faire ; de gros bonnets y sont mêlés, et jusqu'à quel échelon ?
Quand, parmi les criminels, il y a des richissimes, des politiciens et des policiers, alors – mais alors seulement – il y a circonstances atténuantes.
L'important surtout, c'est que le public ne soit pas avisé. Les assassinats du grand monde, ça ne le regarde pas.
Il a assez à faire, sur l'injonction des Parisien libéré et consorts, à réclamer la décapitation de Patrick Henry.
Pendant qu'il gueulera « À mort ! », on pourra classer les affaires gênantes, trafiquer des armes qui causeront le massacre de combien de petits Philippe, au sujet desquels nul ne demandera de comptes.
Combien de fois faudra-t-il reprendre le problème à la base ? Combien de fois faudra-t-il proclamer cette évidence que, si la société compte des criminels, c'est qu'elle les engendre, c'est qu'elle porte en elle le crime ?
Certes, il est facile d'émouvoir l'opinion, de remémorer le meurtre et le geste odieux de celui qui n'a été désarmé ni par son innocence. ni par sa faiblesse, ni par son sourire.
Encore une fois, ceux qui cherchent à faire vibrer la corde sensible ont beau jeu, à ceci près que leur pitié et leur indignation sont à sens unique et recouvrent pudiquement des plis d’un drapeau tous les autres crimes qui sont commis de par le monde, non moins excusables et non moins crapuleux.
Et c'est là que le bât blesse: ces hommes qui vont juger (qui a le droit de juger ?) et qui vont se prononcer pour l'exécution d'un de leurs semblables (qui a le droit de tuer ?) peuvent-ils eux-mêmes plaider non coupables ?
Ne sont-ils pas eux-mêmes, les complices, les SEMBLABLES du meurtrier lorsqu’ils décrètent sa mort ?
Ils veulent stigmatiser le crime, disent-ils, mais en y ajoutant un autre crime, ils analysent s'il y a eu ou non-préméditation, mais eux-mêmes en sont coupables.
Devant cette évidence, les assoiffés de la peine de mort ont des répliques toutes prêtes.
En premier lieu, la valeur d'exemplarité que peut avoir pour les autres l'exécution capitale.
Argument sans fondement et démenti par les statistiques, auquel se raccrochent les pourvoyeurs d'échafauds pour se justifier et dissimuler des sentiments de vengeance moins avouables.
Ou encore, parmi l'arsenal de toutes les niaiseries émises à ce sujet, celle illustrée par la phrase d'Alphonse Karr : « Si l'on veut abolir la peine de mort, en ce cas que Messieurs les assassins commencent. »
Malheureuse parole : où sont les assassins qui ont tâche de commencer ?
Où sont-ils sinon parmi ceux qui feignent de s'indigner ?
Où sont-ils sinon parmi les chefs d’État qui signent les guerres, les généraux qui en font métier et les polices, parallèles ou non, qui ont mission de sauvegarder un ordre pareil !
Où sont-ils sinon parmi ceux qui ont enlevé Ben Barka ou parmi les suspects de l'affaira Markovitch, au rang desquels se comptait un futur président de la République !
Une autre forme de polémique, aussi peu honnête, est l'accusation qui nous est faite de couvrir et d'approuver le geste commis par un accusé.
En réalité nous distinguons le crime du criminel.
Comment pourrions-nous approuver le meurtre d'un être humain ? Nous le condamnons sans réserve, qu'il soit consommé à titre individuel, moral, religieux ou patriotique.
Mais quelle gribouillerie d'ajouter un attentat à un attentat et un bourreau à un criminel !
Condamner un homme à la peine irréversible, c'est refuser de remettre en cause tous les mobiles qui l'ont poussé à ce geste odieux. C'est soustraire à la justice tous les individus, les systèmes et les institutions qui ont été ses complices et ses inspirateurs.
Il est plus facile de trancher la question avec la tête d’un homme et de s'assurer bonne conscience à ce prix.
La peine de mort est inique, elle est également stupide et injuste. Elle s'exerce aveuglément, innocentant celui-ci pour condamner tel autre, se déterminant sous les pressions politiques, se décrétant selon l’ameutement de l’opinion et les clameurs des « mass media ».
En bref, l’accusé joue sa tête comme on joue vingt francs à la roulette.
Il est à la merci d’un manque de répartie de son avocat, des cris de la foule, des menaces des fanatiques ou de la proximité d’une élection.
Et c’est ce qu’on appelle la justice !
Et c’est pour justifier une pareille parodie que des centaines de milliers de malheureux hurleront « À mort ! », le cri le plus pauvre et le plus étranger à notre condition d’homme.